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Full text of "La Science sociale : suivant la méthode d'observation"

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ÉCOLE 
DES  HAUTES  ÉTUDES 
r  COAAAAERCIALES 
I   DE  MONTRÉAL 


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BIBLIOTHEQUE 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.arcliive.org/details/lasciencesociale49soci 


JANVIER  1910 


65«  LIVRAISON. 


BULLETIN 


BlhUoTHKin 


DE  LA  SOCIÉTÉ  INTERNAfflONjUDE  9  19C5 

DE  SCIENCE  SOClKï^f  *»  4^,,.»  ti 


SOMMAIRE  :  Liste  générale  des  membres.  —  Nouveaux  membres.  —  Les  missions  d' 

—  Les  cours  de  .science  sociale. —  Le  cours  de  science  religieuse.  —  Les  réunions  mensuelles. 

—  École  libre  d'assistance  privée.  —  Bibliographie.  — Livres  reçus. 


LISTE  GÉNÉRALE  DES  MEMBRES 


Les  abonnés  de  la  Science  sociale,  qui  ne  sont  pas  membres  de  la  Société,  ne  figurent  pas  sur 
cette  liste. 


PARIS 

D.  Alf.  Agache,  rue  Eug.-Flachat,  11. 
Alfred  Agache,  rue  Weber,  14. 

Dr  E.  A.VIEUX,  Faub.  St-Honoré,  2Lj. 

M.  AuBRY,  rue  de  Hambourg,  14. 

.J.  AvENOL,  rue  Jasmin,  9. 

P.  Babonneau,  rue  des  Volontaires,  24. 

L.  Bâcle,  ingénieur,  .square  Maubeuge,  3. 

M.  Baelen",  rue  de  Rennes,  1 14. 

.Jean  Paul  Belin,  rue  de  Yaugirard,  52. 

E.  Benoit,  industriel,  rue  Oberkampt',  84. 
Charles  Bessand,  rue  La  Boëtie,  UG. 
Paul  Bes-sand,  rue  du  Pont-Neuf,  2  bis. 
.Jean  Bessand,  rue  du  Pont-Neuf,  2  bis. 

G.  Blanchon  (Michel-Mérj's),  rédacteur  au 
.Journal  des  Débats,  rue  de  Condé,  20. 

.Jules  BocQuiN,  ingénieur  des  Arts  et  Manufac- 
tures, avenue  de  Wagram,  157. 

.Jean  Borderel,  rue  de  Clignancourt,  135. 

BoucHiÉ  DE  Belle,  avenue  Marignj-,  29. 

Paul  Blreau,  professeur  de  droit,  rue  du 
Cherche-Jlidi,  83. 

E.  Castan,  chaussée  de  la  Muette,  2. 

Calsse,  rue  du  Val-de-Gràce,  9. 

Charles  Chatillon,  rue  Cortambert,  18. 

M.  Chopard,  rue  Cail,  16. 

Emile  Coppeaux,  rue  du  Général-Foy,  6. 

J.-A.  CoRTEGGL\Ni,  rue  de  Rennes,  87. 

.Jules  Cousin,  boul.  Poi.ssonnière,  10. 

Paul  Descamps,  secrétaire  de  la  Rédaction  de 
la  Science  sociale,  rue  .Jacob,  56. 

Le  Directeur  du  Musée  social,  rue  Las-Cases,  5. 

Eugène  Dlbern,  rue  de  l'Université,  8S. 

Ainédée  Dufaure,  av.  des  Champs-EIvsées, 
UG  bis. 


Augustin  Dufresne,  rue  du  Helder,  9. 
Auguste  Ferrand,   rue  Lalo,  18. 
Georges  Ferrand  fils,  rue  Lalo,  18. 
Filleul-Brohy,  industriel,  rue  de  \'ienne,  21 
Alfred  Firmin-Didot,  ancien  éditeur,  rue  de  Va 

renne,  61. 
Maurice    Firmin-Didot,  éditeur,  boul.   St-Ger- 

main,  272. 
Fougère,  r.  de  la  Chaise,  22. 
Charles-Félix  Fournier,    rue    de  l'Université, 

119. 
Henry  de  France,  rue  de  Lille,  55. 
L'abbé  Francis,  boul.  Pereire,  204. 
G.  Gauthier,  rue  Racine,  1. 
Gauthier-Villars,  rue  de  Bourgogne,  21. 
G.  Giraud-.Jordan,  rue  de  l'Université,  106. 
M.  Godard,  av.  de  la  République,  1. 
L.  GoDEviLLE,  rue  de  Ponthieu,  2. 
Paul  GoDEviLLE,  rue  de  Rivoli,  158. 
M"°  Grapin,  rue  Soufflot,  22. 
Comte  Pierre  d'Harcourt,  rue  Vaneau,  11. 
M.  Haudricourt,  rue  de  Lubeck,  25. 
Labbé  H.  Hemmer,  rue  Jlozart,  61  bis. 
Gustave  Huard,  avocat  à  la  Cour  d'appel,  rue 

d'Amsterdam,  52. 
M.     Isambert,    boul.     de    Latour-Maubourg, 

88  bis. 
L'abbé  .Jouin,  curé  de  St-Augustin,    av.  Por- 
tails, 8. 
C"  Lad.  Karoli.ii,  quai  d'Orsaj',  41. 
^L  deLanzac  deLaborie,  rue  de  Bourgogne,  19. 
M'"'  la  V^"'^  de  la  Panouse,  rue  St-Dominique, 

33. 
M.  L.\udet,  boul.  Malesherbes,  27. 
Georges  Laurent,  rue  Mizon,  4  bis. 
Robert  Lebaudy,  rue  de  Lubeck,  12. 


BULLETIN   DE   LA   SOCIETE    INTERNATIONALE 


Uobert  Le  Bret.  avocat,  av.  Jlarceau,  J. 

Robert  Legav,  rue  Cazotte,  2. 

Paul  Lemonnier,  rue  Taitbout,  80,   Pavillon  G. 

Marquise  de  Lisle,  r.  Dupliot.  13. 

Tommy  IMartin,  rue  Frédéric-Bastiat,  3. 

M.  MoLLARD,  rue  J.-J. -Rousseau,  39. 

Louis  MoNNiER,  Banquier,  rue  de  Monceau,  33. 

L.  DE  MoNTi  DE  RÉzÉ,  ruc  de  Lille,  25. 

A.  NozAL,  artiste-peintre,  quai  de  Passy,  7. 

Armand  Parent,  rue  de  l'Université,  37. 

L'abbé  Picard,  rue  de  la  Sorbonne,  2. 

Emile  Pierret,  rue  de  Courcelles,  115. 

Robert  Pinot,  av.  Henri-:\Lartin,  109. 

Piolet,  rue  Miromesnil,  13. 

R.  DE  Planhol,  rue  Jacob,  13. 

Plocque,  r.  d'Hauteville,  I. 

Is.  PoLAKO,  avenue  du  Trocadéro,  40. 

jjrae  Provot,  boul.  de  Courcelles,  82. 

L'abbé  L.  Rai  fin,  rue  Joubert,  28. 

(t.  Raverat,  industriel,  rue  Legendre,  L 

Paul  Raynaud,  rue  Agrippa-d'Aubigné,  3. 

A.  DE  RicQLÈs,  rue  Gustave-Flaubert,  9. 

31.  RooLF,  rue  de  l'Entrepôt,  13. 

Paul  de  Rousiers,  président  de  la  Société  In- 
ternationale de  Science  sociale,  rue  de 
Monceau,  9. 

D'  Sabouraud.  rue  Miromesnil,  62. 

M.  DE  Sainte-Croix,  rue  des  Saints-Pères,   11. 

Saint-Paul  de  Sincey,  rue  Riclier,  19. 

SuLEAU,  rue  Croix-des-Petits-Champs,  11. 

J.  Tachon-Labrèche,  rue  St-Dominique,  110. 

M.  Thiéry,  rue  Pestalozzi,  0. 

Ed.  Thomine,  ingénieur,  rue  du  Faubourg-du- 
Temple,  18-20. 

\y  Henri  Triboulet,  médecin  des  hôpitaux,  av. 
d'Aiitin,  25. 

D"'  .Iules  Tripet,  rue  de  Compiègne,  2. 

M.  TuRPAUD,  rue  Lecourbe,  3. 

U.  Henri  Tlrquet,  av.  Yictor-Hugo,  95. 

Paul  Vanuxem,  boul.  de  la  Villette,  74. 

Philippe  de  Vilmorin,  quai  d'Orsay,  23. 

V.  DE  Vulitch,  rue  Crevaux,  5. 


FRANCE  :  DÉPARTEMENTS 

Ain 

QuiNSON  (Jean),  à  Tenay. 
Richard,  industriel,  à  Jujurieux. 

Aisne 

Caillet  (N.),  abbé,  curé  de  Manicamp,  par  Blé- 

rancourt. 
Creveaux  (Eugène),  constructeur,   à  Ver\ins. 
(Guillemot,  ingénicu l'-agronome, S"-Geneviève, 

par  Soissons. 
Tkétaigne  (B""  de),  château  de  Festieux,  à  Fes- 

tieux. 

Allier 

Buffault,  Faubourg  Ste-Catherine,  à  Moulins. 
Mesuré  (Charles),    ingénieur-conseil  de  la  C" 
de  Chàtillon,  à  Montlueon. 


Alpes-Maritimes 

Daui'rat  (E.),  4,  rue  de  la  Paix.  ;ï  Mci'. 

Ardèche 

Jacquot  (Raoul),  avoué,  à  Largentière. 
Lafarge  (Albert  de),  directeur  de  l'Usine   de 
Lafarge,  à  Viviers. 

Aude 

Mittou,  abbé,  professeur  au  Petit  Séminaire, 
à  Carcassonne. 

Belfort  (Territoire) 

Garreau  (L.),  directeur  de  banque,  23,  rue  de 
Vauban,  à  Belfort. 

Bouches-du-Rhône 

AzAMBu.iA  (G.  d"),  20,  Traverse  de  l'Eperon,  à 
Marseille. 

De\'alois  (Henri;,  restaurant  Vérande,  32, 
place  d'Aix,  à  Marseille. 

IIlbert(M.),  ingénieur,  200,  avenue  du  Prado, 
à  Marseille. 

Lachesnais  (E.  de),  château  du  Roucas-Blanc, 
Corniche,  401,  à  Marseille. 

Mistral  fils  (B.),  à    St-Rémy. 

jMontaudoin  (de),  57,  cours  Pierre-Puget,  à  Mar- 
seille. 

Pascal  père  et  fils,  fabr.  d'huiles,  à  Salon. 

PiiiLippoN  (Georges),  château  de  Mazargues, 
à  Mazargues. 

pRAT  (Louis),  167,  rue   Paradis,  à  Marseille. 

ToRNi'y.v  (A.),  à   St-Louis. 

Calvados 

Allainguillaume  (Louis),  quai  de  la  Londe,  à 

Caen. 
AsTOLL,  41,  rue  Haldot,  Caen. 
Mosciios  (D'),  à  Trévières. 

Charente 

BoiTEAu  (A.-L.),  àAngoulême. 

JIiMAUD  (Jules),  7,  rue  du  Palais,  à  Ruffec. 

Préville  (A.  de),  château  de  Bonethères,  par 

Chabanais, 
Sazerac  de  Forge,  à  Angoulême. 

Charente-Inférieure 

Bouygues  (Joseph),  17,  Chaussée  du  Calvaire, 
à  St-Jean-d'Angely. 

Bures  (Jlaurice),  avocat,  à  Saintes, 

Canaud  (Lucien),  32,  rue  Villeneuve,  à  La  Ro- 
chelle. 

Dahl  (Oscar),  a  La  Rochelle. 

Magmer  (Paul),  La  Champagne-Salignac,  par 
Mirambeau. 

M'""  Orbigny  (Alcide  d'),  2,  rue  St-Côme,  à  La 
RocheUe. 


DE    SCIENCE   SOCIALE. 


INi.NciN,  pi-opi'ir'taii'c,  à  Hrisaïubouri:. 
I'hibali.t,  notaire,  ;'i  La  Koch(>lli'. 

Cher 

ÇouBiN  HE  Mangoux,  à  Vorly,  i)ar  Lcvot. 
.Ian.nin  (Georges),  Société  de  Distillerie  à  G(m-- 

laisiuy-Bourges. 
I.A  Vkvre  {Henri  de),  château  de  La  Vèvre,  par 

lUin-s.-Auron. 
'rovTor(IL  de),  château  de  Bar, par  Nérondos. 

Côte-d'Or 

Hektschy  (F.),  31,  avenue  Victor-IIugo.    â  Hi- 
jou. 

Dordogne 

Lm'Evre  (Fernand),  à  La  Roche-Chalais. 
MoNTCHELiL  (PauI  de),  château  de  Montcheuil, 

par  Nontron. 
l'oTHiEfi,  Capitaine  en  retraite,  La  Brande,  par 

Vergt. 
Saint-Martin  (André),  •2-2,  place  Francheville, 

à  Périgueux. 

Doubs 

•I  vi'V-BoiGEOL  (A.),  à  Audincourt. 

Drôme 

Matras  (L.),  directeur  de  La  Mutuelle,  à  Va- 
lence. 

Eure 

AiiACHE  (Auguste),  à  Biz}--Vernon. 

Bertier  (Georges),    Directeur  de   l'École    des 

Roches,  par  Verneuil. 
Carcopino  (D"'),  à  Verneuil. 
Ci.ermont-Tonnerre  (M'"  de),  château  de  Gli- 

solles,  par  La  Bonnevihe. 
CoL'LTHARD  (R.    C),  profcsseur  à  l'Ecole  des 

Roches,  par  Verneuil. 
Demolins   (M'"''),  à  La  Guichardière  par  Ver- 
neuil.   • 
Desmonts  (Abbé),  curé  de  Glisolles,  par  La  Bou- 
neville. 
Fleury  (E.j,  professeur  à  l'École  des  Roches, 

par  Verneuil. 
Gamble  (Abbé),  aumônier  â  l'École  des  Roches, 

par  Verneuil. 
Hkrvey,  à  Notre-Dame-du-Vaudreuil. 
Jenart  (Paul),  ingénieur-agronome,  â  l'Ecole 

lies  Roches,  par  Verneuil. 
Loisy(.J.  de),  27,  rue  .Joséphine,  à  Evreux. 
Maistre  (C"    de),  château    de  Tourville.  par 

Pont-Audemer. 
-Malherbe,  Grande-Rue,  Pont-Audemer. 
.M\kty,  professeur  à  l'Ecole  des  Roches,   i»ar 

Verneuil. 
Mlntré,  professeur  à  l'École  des  Roches,  par 

Verneuil. 
SroREz  (Maurice),  30,    rue  des  Tanneries,  à 

Verneuil. 
Tourville    (M"'"   de),  château    de    Tourville, 

par  Pont-Audemer. 


Eure-et-Loir 

FiRMiN-DiDOT  (M"'),  au    chàleau   d'Escorpain, 

par  Laons. 
Mareuil   (Baron    de),    lieutenant-colonel    au 

l"  Chasseurs,  â  Châteaudun. 
\VADDiNr.TON(Cli.),  château  de  Vert-en-Drouais, 

par  Dreux. 

Finistère 

Vincelles  (Comte  de),  château  de  Penaurun, 
])ar  Concarneau. 

Gard 

Gasparin  (C'°  de),  24,  quai  de  la  Fontaine,  à 
Nîmes. 

Garonne  (Haute-) 

Encausse  de  Labattlt  (B.  d'),  4,  allée  St- 
Étienne,  à  Toulouse. 

Godard,  ingénieur  delà  C'"  des  Ch.  de  fer  du 
Midi,  à  Toulouse. 

Lavalette  (R.  de),  château  de  Cessales,  par 
Viliefranche-de-Lauragais. 

Laye  (Abbé),  aumônier,  6,  rue  de  la  Fonderie, 
à  Toulouse. 

IMertz  (Abbé),  curt'  de  Marquefave,  par  Car- 
bonne. 

Saint-Raymond  (Edmond),  5,  rue  Merlane,  â 
Toulouse. 

Sales  (Danielj,  1,  rue  Begué-David,  àToulouse. 

Gers 

Cassaii;neau  (M.  D'^),  à  Montréal-du-Gers. 

Gironde 

Feuillade  de  Chauvin  (A.),  104,  cours   du  Jar 

din-public,  à  Bordeaux. 
Labrouste    (P.),     146,  chemin     d'Ej-sines,     à 

Caudéran. 
Maurel  (Marc),  48,  rue  du   Chapeau-Rouge,  à 

Bordeaux. 
ViALOLLE  (D'),  Carbon-Blanc. 

Hérault 

Vernazobres  (Henri),  â  lîaboulet,  par  Capes- 
tang. 

Ille-et- Vilaine 

La  Lande  de  Calan  (Ch.  de),  à  Saint-Grégoire, 

par  Rennes. 
Marotte  (L.),  Le  Mont  Hymette,  Redon. 
Villarmois  (C'°  de  la),  château  de  Trans,  par 

Pleine-Fougères. 

Indre-et-Loire 

Dauprat  (A.),  Le  Breuil-St-Michel,  par  Chedi 

gny. 
Lecointre    (C'    p.),  château    de    Grillemont, 

par  Ligueil. 


BULLETIN   DE    LA    SOCIETE   INTERNATIONALE 


Lemesle  (M°'«  a.),  château  de  Planclioury, 
par  St-Michel-s. -Loire. 

Loir-et-Cher 

SiLVESTKE,  4,  place  du  Château,  à  Bhos. 

Loire 

Neyret,  Bel-Air,  à  St-Étienne. 
Vincent   (André),    17,    rue    d'Arcole,    à     St- 
Étienne. 

Loiret 

Brun  (Henri),    avocat,  château    de   la   Barre, 

Ouzouer-s.-Trezée. 
Chami'.^ult  (Ph.),  à  Chàtillon-s.-Loire. 
CouDERC  (Henri),  rue  Prudhonune,  Pithiviei'S. 
Del.^foy  (C),  à  ]Mainvillier.s,  pai- Maleshei'Vios. 
FouGERON  (Emile),  rue  de  la  Bretonnerie,  71, 

à  Orléans. 

Lot 

Marqlès  (Georges),  avocat,  à  Castelnau-de- 
Montratier. 

Lot-et-Garonne 

Garas  (.J.),  à  Mézin. 

Maine-et-Loire 

Ballu  (Louis),  à  Parnay,  par  Moiitso- 
reau. 

L'Estoile  (Jean  de),  53.  rue  Toussaint,  à  An- 
gers. 

Nonneville  (V"  de),  24,  rue  du  Bel-Air,  à  Angers. 

Reichard  (M"'*  la  Générale),  cliàteau  de  la 
Gaudinièrc,  par  Allonnes. 

Manche 

Postée,  19,  rue  Amiral-Courbet,  à  Cherbourg. 

Marne 

Butte  (H.),  capitaine,  4,  rue  Léger-Bertin,  à 
Epernay. 

Marne  (Haute-) 

Genevoix  (M""),  place  de  rilùtel-de-Ville,  à 
Langres. 

Mayenne 

Robien  (C'°  de),  château  de  l\Iontgirou\,  par 
Alexain. 

Meurthe-et-Moselle 

Coanet,  2,  rue  Lafayette,  à  Nancy. 

Garnier  (Paul),  8,    rue  de  la  Source,  à  Nancy. 

Melin  (Ci.),    39,  rue  de  Boudonville,  à  Nancy. 

Meuse 

Delattre  (Georges),  Auzéville,  par  Clermont- 
en-Argonne. 


Morbihan 

Charier  (Abbé  IL),  â  Arradon. 
Jan  (Abbé),  à  Rochel'ort-en-Terre. 
Prieur   (F.),    chef  de    bataillon    en   retraite. 
10,  l'ue  Jeanne-d'Arc,  à  Vannes. 

Nièvre 

Basse  (Abbé  J.),    curé  à  l'ougues-les-Eaux. 

Nord 

Allaert  (P.),  avocat,  IG  1er,  rue  des  Foulons, 

à  Douai. 
Bigo-Danel,  95,  boul.  de  la  Liberté,    à    Lille. 
Clerc,   capitaine  à  l'état-major  du    1"  corps 

d'armée,  à  Lille. 
CoQUELLE  (Félix),  à  Rosendael. 
Pilate  (Henri),  22,  rue  Négrier,  à  Lille. 
Reboux  (A.),  directeur  du  Journal  de  Roubaix. 

à  Roubaix. 
Scrive-Loyer  (Jules),    294,    rue  Gambetta,  à 

Lille. 
Valdelièvre  fils  (G.),  6,  rue  des  Fossés-Neufs. 

a  Lille. 

Oise 

Buron,  rue  Valentin-Legrand,  à  Saint-Just 
en-Chaussée. 

Jacquot  (D"),  à  Creil. 

Leplat  (D'),  directeur  de  l'École  de  Tlle- 
de-France,  Liancourt. 

Olivier  (Benoist),  propriétaire-agriculteur  à 
Plailly. 

RoujoL  (A.),  professeur  à  l'École  de  l'Ile-de- 
France,  Liancourt. 

Pas-de-Calais 

Agniel  (G.),  ingénieur  de  la  C"  des  Mines  de 
Vicoigne  et  de  Nœux,  à  Verquin,  par 
Béthune. 

Carrez  (Victor),   ingénieur,  à  Aire-sur-la-Lys. 

Pelori  (Paul),  agriculteur,  à  Bois-en-Ardres, 
par  Ardres. 

Furne  (Constant),  â  St-Léonard,  par  Pont-de- 
Briques. 

Laroche  (Joseph),  château  de  Bouvignv,  par 
Bully. 

Ledoux  (Abbé  A.),  curé  à  Guenips,  par  Au- 
druick. 

PiBDFORT,  abbé,  directeur  de  l'Institut  Indus- 
triel, 34,  rue  du  Cosmorama,  à  Calais. 

Rivenet  (Victor),  fabricant  de  chicorée,  à 
Vieille-Église. 

Puy-de-Dôme 

PiNGUssoN,  négociant,  43,  rue  Blatin,  à  Clei- 

mont-Ferrand. 
Roux  (Ferdinand),  château  de  Javode,  par  Is- 

soire. 
Roux   (Paul),  château  de  Javode,  par  Issoire. 
Tai.lon  (Ch.),  19,  rue  du  Collège,  Riom. 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


Pyrénées  (Basses  ) 

lu  11:1.  (  Fcrnaïul),  11,  rue  Marca,  à  l'an. 
Camy,   li(Mit(Mi;uit   de  riiilanterie  colonialo  à 
()loi'on-St  ('-Mario. 

Pyrénées  l'Hautes-) 

(iASTi!:iiOis(I.ouisin:),  villa  'Mario-Albei-t.  à  Loiii'- 

dos. 
.Idianolou    (aiibô),    11,    rue    Moscliii,  Tarijcs 

Pyrénées-Orientales 

Santanach  (Paul),  3,  place  de  la  R(''voIution 
à  Perpignan. 

Rhône 

Bridieu (Marquis  de),  1,  rue  de  Créqui,  à  Lyon. 
Cadot  (.Jean),  9,  quai  de  la  Guiilotière,  à  Lyon. 
Cadot    (Pétrus),  9,  quai  de  la   Guiilotière,  à 

Lyon. 
Clément   (abbé),  directeur  de  VÉtoile,  2,  quai 

de  la  Pêcherie,  à  Lyon. 
Constantin,    capitaine,   65,     cours    Lafayette 

prolongé,  à  Lyon-Villeurbanne. 
GuiNET  tîl.s  (A.),  13,  rue  du  Griffon,  à  Lyon. 
KoszuL,  26,  quai  des  Brotteaux,  à  Lyon. 
.Martin  (Camille),  22,  rue  Centrale,  à  Lyon. 
Paquet  (Jean),  46,  rue  de  la  Charité,  à  Lyon. 
Pey  (Joanny),  1,  rue  Bàt-d'Argent,  à  Lyon. 
Ragey  (abbé),   chez  M.   Sibelle,  2(),  rue  Vau- 

becour,  à  Lyon. 
Roux  (abbé  .Jo.?eph),  Belleville-s. -Saône. 
Villard,  6,  quai  d'Occident,  à  Lyon. 

Saône  (Haute-) 

Gasser  (A.),  Directeur  de  la  Revue  d'Alsace, 
à  Mantoche. 

Saône-et-Loire 

.Jeannin-Naltet,  Chalon-s. -Saône. 

Savoie 

Forestier  (11.  D"),  à  Aix-les-Bains. 

Seine. 

Boulanger  (H.),  à  Choisy-le-Roi. 

Boutter  (abbé),  65,  av,  des  BatignoUes,  à  Saint- 
Ouen. 

Charonnat  (A.),  meunier,  10,  quai  National, 
à  Puteaux. 

Dubois  (L.),  51,  rue  Sadi-Carnot,  à  Puteaux. 

DuRiEu,  rue  Louis-Dupont,  à  Clamart. 

Géual  (Henri),  33,  rue  du  Val-d'Osne,  à  St- 
Maurice. 

IIouDARD  (Ad.),  21,  rue  Thomas-Lemaitre,  à 
Nanterre. 

Lecamp  JI"»,  98,  chaussée  de  l'Etang,  Saint- 
Mandé. 

Tanquerey,  École  supérieure  libre  de  théolo- 
gie, 59  bix,  rue  Ernest-Renan,  à  Issy-les- 
Moulineaux. 


Seine-Inférieure 

A.MRLARn  (Emile),  ingénieur,  2,  rue  'l'ouslain, 
Dieppe. 

Baillaiu)  (abbé),  professeur  d'histoire  à  l'Ins- 
titution .loiii-Lanibert,  à  Rouen. 

Bellevu.i.e,  50,  rue  Arinand-Carrel,  à  Roiuni. 

Chevallier  (abbé),  curé  «le  Baromesnil,  parSt- 
Rémy-Boscrocourt. 

DuFRESNE  (Rol)ert).  Manoir  de  Calniont,  par 
Dieppe. 

Evrard  Pierre,  rue  du  ]"aiiiiourg-de-la-Barre. 
à  Dieppe. 

Favé  (P.),  14,  rue  de  l'Écureuil,  à  Rouen. 

Lefkvre  (Frédéric),  1,  rue  du  Champ-des-Oi- 
seaux,  à  Rouen. 

Lenglet,  21,  place  Tliiers,  à  Fécamp. 

Lion  (Camille),  26   bis,  rue  Lenôtre,  à  Rouen. 

Maurec  (abbé),  curé,  à  Esteville,  par  Cailly. 

Seine-et-Marne 

Gelin,  rue  Malakoff.  à  Coulommiers. 
GÉRARD  (aljbé),  curé  à  Esbly. 
TissiER  (Paul),    à  Saint-Mard. 

Seine-et-Oise 

Bailiiache(D'),  à  Dourdan. 

Bouts  (Maurice).  20,  rue  Dusétel,  à  Versailles. 

Dezorry,  lObis,  rue  Grétry,  Montmorency. 

Hallouin  (L.),  39,  avenue  de  Paris,  à  Ver- 
sailles. 

•loNCARD,  Maison  de  retraite,  à  Pontchar- 
train. 

Klein  (F.)  (abbé),  à  Bellevue. 

Legi;ain.  au  Val-Biron,  par  Dourdan. 

Legrelle  (.lacques),  39,  rue  Berthier,  à  Ver- 
sailles. 

Maubec  (Louis),  La  Clairière,  Meudon. 

NivARD  (Paul),  11,  parc  de  Montretout,  à 
St-Cloud. 

Olphe-Galliard  (G.),  57,  rue  des  Galons,  à 
Meudon. 

Raffestin  (Ferd.),  receveur  de  l'Enregistre- 
ment, à  Palaiseau. 

R0GIE  (M-"»),  1,  boul.  du  Roi,  à  Versailles. 

Soulard   (abbé  \V.),  curé  à  Chamarande. 

Thibault  (Eugène),  rue  de  Chartres,  à  Dour- 
dan. 

Velten  (Gaston),  17,  rue  Maurepas,  à  Ver- 
sailles. 

Vidal,  12,  rue  Albert-Joly.  à  Versailles. 

Sèvres  (Deux) 

Frev  (D'),  à  Airvault. 

Somme 

Bréart  de  Boisanger  (L.),  chef  d'escadron  au 

3"  chasseurs,  à  Abbeville. 
Dessaint,  publiciste,  à  Amiens. 
GouRDET,  1,  rue  lie  Noyon,  à  Anii(>ns. 


BULLETIN    DE   LA    SOCIÉTÉ  INTERNATIONALE 


Tarn 

Carbonmkres  (Caries  de),  4,  rue  du  Consulat, 

à  Castres. 
TouRNiER (Henri),  à  Aiguefonde,  parMazamet. 

Tarn-et-Garonne 

Bo  UR.iADE  (Steplien),  8,  avenue  de  Pomponne, 
à  Montauban. 

CouiLLARD,  55,  avenue  St-Michel,  à  Montau- 
ban. 

KiMiîAUD  (J.),  5,  rue  Ste-Catherine,  à  Moissac. 

Var 

Bilans  (dej,  capitaine  de  vaisseau,  1,  avenue 
de  Yauban,  à  Toulon. 

Vaucluse 

Verdet  (Aug.),  73,  rue  Joseph-Vernet,  à  Avi- 
gnon. 

Vendée 

David  (Aristide),  St-Michel-en-riIerm. 
JoFFRioN  (D")  ,  à  Bénet. 

Vienne 

Lebouteux  (M™'~),  à   Verneuil,  par   Jligné. 

Haute-Vienne 

David  (Gaston),  Les  Biards,  par  Glandon. 
Soury-Lavergne  (H.),  à  Rochecliouart. 

Vosges 

Decosse  (Paul),  avocat,  à  Neufchàteau. 
Peters  (Louis),  avenue  Gambetta,  à  Épinal. 
Peters   (Paul),  industriel,  rue   de  Provence 

à  Épinal. 
Peters  (Victor),  industriel,  rue  de  Provence, 

à  Épinal. 
Rasqiin,  instituteur,  à  Chababois,  par  Gi'an- 

ges. 

Yonne 

Saifroy  (Louis),  notaire,  Brienon-sur-Arnian- 
çon. 

Alsace-Lorraine 

Doyen   (abbé),    professeur   au   SiMiiinaire    de 

Beauregard,  par  Thionville. 
Frey  (Léon-.I.),  l'ue  de  la  Sinne.  Mulhouse. 


ETRANGER 

Europe.  —  Allemagne.  —  P. -F.  Dujahdin,  in- 
génieur,  Breitestrasse,  71,  Dusseldorf. 

Alfred  Marlier,  Maxtorgraben,  45,  à  Nurem- 
berg. 


Angleterre.  — F.  Bertholon,  négociant,  Christ- 

churcli   Road,   8,   Streatham    llill,  London 

S.  W. 
Frédéric  Boudin,  Alexandra  Ilùtel,  Lincoln. 
Charles  Gilbertson,   C.  o.   Mrs.   de  Carteret, 

Rosslyn,    Mulgrave  Road,  Sutton,    Surrey. 
Maurice  Honoré,  Shandon,  Dyke  Road,  Brigh- 

ton. 

C.  S.  Loch,  professeur  à  Christ  Collège,  Dry- 
law  Hatch,  Oxshott,  Surrey. 

Jean  Périer,    the  Grove    Boitons,    25,    South 

Kensington,  Londres  S.  W. 
Baronde  YoMÉcouRT,  33,  Cromwell  Road,  Hove. 

Brighton. 

Autriche-Hongrie.  —  Marcel  Luc,  ingénieur, 
Libiaz  (Galicie). 

D"'  Hugo    Marki,   IV  Kaplony  u.  7,  Budapest. 

Menyhent  Szanto,  V  Jlaria  Valeria-u.  12,  Bu- 
dapest. 

Baron  Félix  von  Oppenheimer,  I  Karnthner- 
strasse,  51,  Vienne. 

Belgique.  —  Emile  de  Becker,  juge  d'instruc- 
tion, rue  de  l'Aigle,  2,  Louvain. 
L.  de  Buggenoms,  avocat,  place  de  Bronckart, 

19,  Liège. 
Léon    Collin,    lieutenant    d'artillerie,    route 

Provinciale,  La  Hulpe  (Brabant). 
Charles  Dejace,  professeur  à  l'Université  de 

Liège,  boul.  d'Avray,  280,  Liège. 
Martin   Derihon,  industriel,  Lonçin-lez-Liége. 
Ernest    Desenfons,  avocat,   rue   du   Mont-de- 

Piété,  11,  Mons. 
Pascal  LoHEST,  avocat,  6G,  quai  de  l'Abattoir, 

Liège. 
Victor  MuUer,  chargé  de  Cours  à  l'Université 

de  Liège,  rue  Sainte-Véronique,  20,  Liège. 
A.  PocHET,  rue  du  Parc,  49,  Liège. 
Charles  Sépulciire-Dor,  industriel,  rue  Charles- 

Morren,  31,  Liège. 
François  Sépulchre,   industriel,  place  Saint- 

.lacques,  Liège. 
Louis  Sépulchre,  Herstal. 
D'  Edg.  Snyers,  l'ue  Saint-Denis,  10,  Li(''ge. 

Espagne.  —  Don  Manuel  Anton,  .Jefe  del  Mu- 
seo  Antropologico,  calle  de  Alfonso  XII, 
Madrid. 

Andrcs  de  Arzadun,  calle Maj'or,  80,  Pamplona. 

Manuel  Bertrand,  industriel,  Trafalgar,  50, 
Barcelone. 

D.  Higinio  g.  Caso,  Trinidad,  7,  Gijon. 
Marquis  de  Castelar,  Magdalena,   12,  Jladrid. 
R.  P.  Fr.  Albino  Gonzalez,  Meson  de  J'aredes, 

30,  Madi'id. 

D.  Diego  Angulo  Laguna,  Valverde  del  Ca- 
mino  (Huelva). 

Pedro  G.  Jlaristany,  Rambla  de  Catalunya, 
83  pral.  Barcelone. 

Oriol  Marti,  Puerta  Ferrisa,  17,  1°,  Barcelone. 

Trinitat  IMonegal,  avocat,  Claris  99,  1",  Bar- 
celone. 

José  Monegal  y  Noguès,  calle  de  Moncada,  19, 
Barcelone. 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


Alojantli'o  Navajas,  Sondoja.  7.  Bilbao. 
Martin  Roi'.ku,  l'alaiiios  (Calalo.iincl. 
lldiM'oiiso  Sln(ii.,   ni(>  Siiuou-Ollcr,    1,    Harce- 
lons. 
Alltert  TiiiKUAi  T,  Villamicva,  11,  Madrid, 
.loan  Vkki;i;s  l'.Aïuiis,  à  Palafrugell,  Catalogne 

Italie.  —  Marquis  d'AvAi.A  Vai.va,  Hioue  Si- 
rignano,  x*.  Naplcs. 

Nobilo  Girolanio  Calvi,  via  Clerici,  I,  Milan. 

C"  François  Cavazza,  via  Farini,  3,  Bologne. 

L'ablié  Giovanni  Crovato,  professeur  au  Sé- 
minaire de  St-Angelo  de  Brescia. 

0'  Giuseppe  Gallavresi,  via  Manin,  13,  ^Milan. 

M.  Grandmont,  à  Taormina  (Sicile). 

(îiuseppe  Masala,  à  Sassari. 

Comte  Ranuzzi  Seuxi,  via  S.  Stefano,  114,  Bo- 
logne. 

Pippo  RuscoM,  San  Domenico  di  Firence. 

Norvège.  —  Louis  Arqué,  Bygdo-Allee,  -28, 
Christiania. 

PoRïroAL.  —  D.  José  d'Almeida,  R.  C.  Mat- 
toso  A.  Coimbra. 

Conego  J.  Dias  d'Andrade,  professeur  au 
Séminaire,  Coimbra. 

Anselme  Braamcamp  Freire,  pair  du  royaume, 
rua  do  Salitre,  314,  Lisbonne. 

José  de  Mattos  Braamcamp,  rua  dos  Doura- 
dores,  179-183,  Lisbonne. 

A.  RoDKiGUEs  Braga,  médccin  de  marine,  rua 
da  Esperança,  175-1",  Lisbonne. 

Jacinto   Carneiro  e  Silva,  Abrantes. 

D"'  C.  CnAMPALiMAND,  Roccio,  30,  la,    Lisbonne. 

J.  A.  da  Clnha  Peixoto,  Santo  Amaro  d'Ai- 
raes. 

G.  Frlctcoso  da  Costa,  professeur  au  Sémi- 
naire, Vizeu. 

Visconte  de  Guilhomil,  Cadouços,  Foz  de 
Douro,  Porto. 

Joaquim  L.  Lobo,  général  de  brigade  en  re- 
traite, Aleobaça. 

D"  S.  Maia  de  Loureiro,  Praça  Duque  daSal- 
danha,  1,  Lisbonne. 

D'  Marnoco  e  Souza,  rua  de  S.'Tliereza,  13, 
Coimbra. 

Mendes  Oi.iva,  Villa  Nova  de  Tazeni. 

D'  Mendes  dos  Remedios,  bibliothécaire  <le 
l'Université,  Coimbra. 

Alberto  de  IMonsaras,  Rua  dos  Militares,  Coim- 
bra. 

Joaquim  Nunes  Mexia,  Alemtejo,  Mora. 

D'  Joào  PiNTO  DOS  Santos,  Bairro  Canioéns, 
Lisbonne. 

Joâo  Perestrello,  rua  de  S.  Domingos  à  Lapa, 
38,  Lisbonne. 

L.  Pla,  Carcavellos. 

1>'  Santos  Proema,  secrétaire  général  du  gou- 
vernement civil.  Vizeu. 

Frederico  Ramirer,  Villa  Real  Santo-Antonio, 
iVlgarve. 

I.e  conseiller  Ressano  Garcia,  Lisbonne. 

IV  Serras  e  Silva,  professeur  à  la  Faculté  de 
Médecine,  Coimbra. 

José  Slce.na,  Coimbra. 


RoiMANu:.  —  C.  A.  Br.HiMiEi,  Strada  Precii- 
j)etii  Wocci,  I'Mjù,  Bucarest. 

<;.  GiuRGEA,  Strada  Lueger,  10,  Bucarest. 

Iv.  Gruei-e,  rue  Bi'ezoianu,   11,  Bucarest. 

Valeriu  IIllurei,  avocat  et  professeur  de  idii- 
losophie  au  Lycée  national,  rue  Ilotin,  2, 
Ja'ssj'. 

IV  St  G.  Mangilrea,  médecin  en  chef  de  l'hô- 
pital T.  Severin. 

Le  capitaine  Stambulescu,  Str.  13  Septembre, 
28,  Bucarest. 

N.  Zanné,  professeur  à  l'École  des  Ponts  et 
Chaussées,  Strada  Negustori,  I,  Bucarest. 

Russie.  —  E.  A.  Belgard,  propriété  KrougliUi 
Efremoff  (Gouv.  de  Toula). 

G.  Ferrand,  administrateur  de  la  Parfume- 
rie Brocard  et  C",  JMoscou. 

Paul  GiKAUD,  industriel  à  Moscou. 

E.  de  Loisv,  direct,  de  la  Société  Générale  des 
Hauts  Fourneaux  à  Makievka,  Territoire  des 
cosaques  du  Don. 

S.  PoLACHKowsKY,Vassili  ostrov  seconde  ligne, 
11,  Saint-Pétersbourg. 

Jean  Szwaxski,  rue  Naberezna,  4,  ap.  12,  Vilna. 

René  Weiller,  vice-consul-chancelier,  consu- 
lat de  France,  Moscou. 

Joseph  WiLBOis,  Petite  Loubianka,  14,  .Moscou. 

Alexandre  Zweguintzeff,  membre  de  la  Dou- 
ma, Palais  de  Tauride,  Saint-Pétersbourg. 

Suisse.  —  L'abbé  E.  Carry,  rue  des  Granges. 

13,  Genève. 
Alfred  GEiiiV.  Fossé  Saint-Léonard,  à  Bàle. 
Léon  Poinsard,  Daxelhoferstrasse,   17,  Berne. 

Turquie.  —  S.  A.  1.  le  Prince  Sabaheddine, 
Ivouroutchechmé,  Constantinople. 

Asie.  —  Chine.  —  D"'  Chabaneix,  professeur  à 
l'École  impériale  de  médecine,  Tien-tsin. 

IL  Dangu,  p.  0,  Box,  183,  Hongkong. 

Ch.  Jasson,  receveur  des  Postes  françaises, 
à  Han-kéou. 

Saint-Pierre,  l)anque  do  l'Indo-Chine,  Pékin. 

Afrique.  —  Algérie  et  Tunisie. 

M'"  Adler,  villa  Armand,  à  Bousaréa  (Alger). 

M.  l'abbé  Botrel,  à  Essemane  près  Béjà  (Tun.). 

M.  René  Bourgoin,  ingénieur-agronome.  Do- 
maine d'Amourah,  prov.  d'Alger. 

D'  A.  GuÉNOD,  rue  Zarkoum,  I,  Tunis. 

Jules  Kravenbuhl,  Colon-Agriculteur,  Aïn-el- 
Asker  (Tunisie). 

Jacques  Lelong,  Passage  Ribet,  1,  à  Tunis. 

Écypte.  —  Ahmed  Fathy  Zagloul  Pacha,  sous- 
secrétaire  d'État  au  Ministère  de  la  Justice, 
Le  Caire. 

.\frique  occidentale.  —  PliilippeGADEN,  Maison 
DevèsChaumet  et  C",  Saint-Louis  (Sénégal). 

E.  Reyxes,  lieutenant  d'Infanterie  coloniale, 
bataillon  de  Zinder,  Niamey,  via  Dahomey. 

L.  Tauxier,  à  Ouagadougou,  Haut  Sénégal,  Ni- 
ger. 


H 


BULLETIN    DE   LA   SOCIETE    INTERNATIONALE 


Amérique."  —    Canada.   —   L.-O.    Bourmval. 

médecin-pharmacien,  Saint-Barnabe,  Comté 

St-Maurice,  P.  Q. 
K.-P.  Phil.  BouRNivAL,  Saint-Boniface  (Mani- 

toba). 
Thomas  Carox,  avocat, rue  Sussex,  559,  Ottawa. 
Philippe  DLR0CHER,rue  St-Denis,525,  Montréal. 
Léon  Gérin,  Coaticooke,  prov.  de  Québec. 
B.  Soury-Lavergxe,  Ferme  Chute,  par  Pasqua 

Sas  Katchevaw. 

P.RÉsiL.  —  D''  Ariowaldo  A.  do  Amaral,  rua  Au- 

rora  52,  Sào-Paulo. 
D'  José  AuGUSTo,  Natal  (Rio  Grande  do  Norte). 
A.  S.  Azevedo  Junior,  rua  do  Rosario,  4,  Santos. 
D''  Coreolano  Burgos,  Amparo,  Sào-Paulo. 
D'  Vicente  de  Carvalho,  Juiz  da  3"  V,  Crimi- 

nal  Sào-Paulo. 
1)'  Arnaldo   Y.   de  Carvalho,  rua    Ipyranga, 

8,  Sào-Panlo. 
[y  José   Gonçalves  de  Castro  Cincuha,  Largo 

■Z  de  Julho,  45,  Bahia. 
Le  Comte  D'  Aifonso   Celso,  avocat,  villa  Pe- 
tiote, Petropolis  (Rio-de-Janeiro). 
D"^Silveira  Cintra,  rua  do  Bom-Retiro,  23,  Sào- 
Paulo. 
Arthur  Ferreira  Maciiado  Guimaraès,  rue  '^  So- 

tombro.  113,  1°,  Rio. 
!)'■  F.   FuRTADO  FiLHO,  Alamcda  do  Trium  pho, 

42,  Sao-Paulo. 
D  Joâo  GuiAO,  Ribeirâo  Preto,  Sâo-Paulo. 
Jacob   GuYER,    rua  Santo-Antonio,  15,   Caixa 

Postal,  64,  Santos. 
D'  Domingos  J.*glaribe,  director  do  Instituto 

Psicho-Phisiologico,  Sâo-Paulo. 
C'  A.   DE  Lacerda   Franco,    rua    Conselheiro 

Nebias,  75,  Sào-Paulo. 
D'  Bernardo  de  3L\galuaes,  rua  dos  Guaya- 

nazes,  131,  Sào-Paulo. 
D'  Joaquim  :\Iiguel,  rua  Frei  Gaspar,3,  Santos. 
D'  Alfredo  Patricio,  Amparo,  Sâo-Paulo. 
D'  Calos  Reis,  Rua  da  Boa  Morte,  47,  Sào-Paulo. 
D'  Raul  de  Rezende  Carvalho,  Santos. 
D^  J.  M.  RoDRiGUES  Alves,  rua  Maranhâo,  21, 

Sào-Paulo. 
D'  Sylvio  Romero,    rua  7  Setembro,  113,  1°, 

Rio-de-Janeiro. 
D'"  V.  DA  SiLVA  Freire,  Caixa  18,  Sào-Paulo. 
D'  L.-G.  da  Silva  Leme,  rua  da  Liberdade,  45, 

Sâo-Paulo. 
(Gabriel  A.  da  Silva  Oliveira,  Sào-Joào  da  Boa 

Vista,  Sào-Paulo. 
José  da  Silveira  Campos,  planteur  de  café,  Ri- 

beiraô  Preto,  Sâo-Paulo. 
D    José  Maria  Whitaker,  Caixa  264,  Santos. 

Colombie.  —  Patrocinio  Figueroa,  Tuquerres 

(Narino). 

Martinique.  —  llip.   Ernoult,  Fort-de-France 

[Mexique.  —  Gonzalo  Camara,  callc  57,  n°  512, 

Merida,   Yucatan. 
D'    J.-E.    îIONJARAs,    2'    de    Yturbide,    n°    1, 

Mexico,  D.  F. 


République  Argentine.  —  Antonio  Freixas, 
calle  Cangallo  1448,  Buenos-Aires. 

D.  Gonzalez  Gowland,  Pozos,  77,  Buenos-Aires. 
Casimiro  Olmos,  Parana. 

Haïti.  —  M^'  Conan,  archevêque  de  Port-au- 
Prince. 

Fleury-Féquière,  député,  Port-au-Prince. 

Auguste  jMagloire,  publiciste,  Port-au-Prince. 

Clément  Magloire,  directeur  du  Malin,  45, 
rue  Roux,  Port-au-Prince. 

Ms'  PiCHON,  évéque,  Port-au-Prince. 

Eugène  Roy,  syndic  des  agents  de  change, 
Port-au-Prince. 

E.  Sepe,  42,  rue  des  Fronds-Forts,  Port-au- 
Prince. 

Uruguay.  —  M""  Carrau,  Piedras,  352,  Monte- 
video 

François  M.  Carrau.  Apartado,  138,  Monte- 
video. 

Louis  J.  Supervielle,  banquier,  Calle  25  de 
Blayo,  234,  Montevideo. 

Océanie.  —  Miss  Bessie  Hancock,  Girton 
collège,  Bendigo  (Yictoria). 

AVIS  IMPORTANT 

Nous  rappelons  aux  membres  de 
notre  Société  qu'ils  doivent  envoyer 
leur  cotisation  par  mandat-poste  ou 
en  un  chèque  à  vue  sur  Paris  avant 
le  31  janvier,  s'ils  veulent  éviter  les 
frais  de   recouvrement. 

NOUVEAUX  MEMBRES 

M"''  MoNK,  228,  rue  Lagauchetière  E. 
Montréal  (Canada),  présentée  par  M.  Paul 
de  Rousiers. 

D'' Miguel Fonseca,  àBarcellos  (Portugal), 
présenté  par  le  même. 

Etienne  Baron,  San  Martin  150,  Buenos- 
Aires  (République  Argentine),  présenté 
par  le  même. 

LES  MISSIONS  D'ÉTUDE 

Cette  année,  notre  secrétaire  de  rédac- 
tion, M.  Paul  Descamps,  fera  un  voyage 
d'observations  sociales  en  Angleterre.  Au 
nom  de  la  Société  Internationale  de  Science 
sociale  et  de  tous  ceux  qui  s'intéressent 
à  nos  études,  nous  remercions  S.  A.  le 
Prince  Sabaheddine,  qui  veut  bien  se  char- 
ger .spontanément  des  frais  de  la  mission. 

LES  COURS  DE  SCIENCE  SOCIALE 

Le  cours  de  M.  G.  Melin  a  lieu  totis  les 
vendredis  à  5  h.  1/2  dans  le  grand  am- 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


phithéâtre  de  la  Faculté  des  Lettres  de 
Nancy.  Le  sujet  traité  cette  année  a  pour 
objet  :  La  famille;  les  diverses  méthodes 
communément  employées  pour  arriver  à  la 
ronnaissance  du  sujet  (méthodes  évolu- 
tionistes,  philosophiques,  socialistes); swpe- 
rioriléde  la  mét/todf  de  la  Science  Sociale; 
son  emploi;  étude  des  principaux  Ii/jjcs 
familiaux. 

Le  cours  de  M.  J.  Durieu,  qui  commen- 
cera le  25  janvier  à  5  h.  1/2,  aura  lieu 
tous  les  mardis  à  5  h.  I  /2  au  Collège  libre 
des  Sciences  sociales,  28,  rue  Serpente,  à 
Paris. 

M.  Durieu  traitera  cette  année  de  l'ap- 
plication de  la  méthode  d'observation  à 
l'étude  des  populations  de  V Ile-de-France 
et  particulièrement  des  points  suivants  : 
Détermination  de  Tinfluence  d'un  grand 
centre  urbain  sur  les  types  sociaux  de  la 
région  où  il  est  situé.  —  Conformément  à 
la  méthode  tourvillienne,  étude  successive 
des  métiers  de  simple  récolte,  d'extrac- 
tion, de  fabrication,  de  transport  et  de 
commerce.  —  Types  des  métiers  d'extrac- 
tion :  Le  bûcheron  des  forêts  de  Tlle-de- 
France.  Stabilité  et  paix  sociale  de  ce  mé- 
tier sous  le  régime  de  l'appropriation  des 
forêts  par  la  famille  stable  ou  la  province  ; 
instabilité  et  conflit  sous  le  régime  de 
l'appropriation  par  la  famille  instable,  la 
commune  ou  l'Etat.  —  Plàtrières  et  car- 
rières de  la  banlieue.  Evolution  différente 
des  plàtrières  vers  la  propriété  et  la  con- 
centration industrielle,  et  des  carrières 
vers  la  déchéance  et  l'abandon.  La  grande 
ancienneté  des  carrières  explique  qu'elles 
soient  soumises  à  un  régime  de  propriété 
ditlerent  de  celui  des  mines.  —  La  Fa- 
brication dans  rile-de-France  :  Le  déve- 
loppement moderne  du  grand  atelier  de 
fabrication  ne  provient  pas  du  machi- 
nisme, qui  n'est  lui-même  qu'un  effet 
secondaire,  mais  bien  de  l'avènement, 
dans  l'humanité,  du  travail  manuel  libre, 
résultant  du  plus  grand  événement  social 
que  l'histoire  ait  enregistré  :  l'apparition 
des  sociétés  particularistes  ;  vérification 
de  cette  hypothèse  par  l'étude  méthodique 
de  la  fabrication  dans  l'Ile-de-France. 


COURS  DE  SCIENCE  RELIGIEUSE 

Notre  K'evue  a  plusieurs  fois  signalé  et 
recommandé,  à  cause  de  sa  conception  et 
de  sa  portée  toutes  spéciales,  le  cours  de 
M.  l'abbé  Picard,  ami  et  membre  de  notre 
Société. 

Ce  cours  de  science  religieuse  selon  la 
méthode  d'observation  scientifique  est  dû 
à  la  puissante  et  féconde  initiative  de 
H.  de  Tourville.  Il  était  très  apprécié  et 
encouragé  par  E.  Demolins  (Cf.  sa  lettre 
au  conférencier  du  mois  d'octobre  1906, 
publiée  dans  notre  Bulletin,  43^  fascicule, 
janvier  1908,  p.  350). 

Il  est  gratuit. 

Il  a  lieu  rue  Furstenberg,  6,  près  de 
Saint-Germain-des-Prés,  le  dimanche  ma- 
tin, à  9  h.  45,  pour  finir  toujours  avant 
11  heures. 

Les  résumés  des  leçons,  très  explicatifs, 
avec  de  nombreuses  indications  documen- 
taires, sont  mis  à  la  disposition  des  au- 
diteurs. 

Pour  avoir  des  cartes  d'entrée,  on  est 
prié  de  s'adresser  à  M.  l'abbé  Picard,  à 
son  domicile,  2,  rue  de  la  Sorbonne. 


LES  REUNIONS  MENSUELLES 

La  prochaine  réunion. 

Ainsi  que  nous  l'avons  déjà  annoncé,  la 
prochaine  réunion  mensuelle  aura  lieu  le 
vendredi  28  janvier,  à  8  heures  3/4  du 
soir,  à  r Hôtel  des  Sociétés  savantes,  28,  rue 
Serpente  (près  la  place  Saint-Michel). 
M.  Paul  Descamps  y  parlera  sur  le  sujet 
suivant  :  Comment  on  fait  l'analyse  sociale 
cVune  œuvre  littéraire,  en  prenant  des 
exemples  dans  les  fameux  contes  arabes 
des  Mille  et  une  Nuits. 

Compte  rendu  de   la  séance 
de  novembre. 

M.  Paul  Bureau  rappelle  d'abord  les 
caractères  essentiels  de  la  constitution 
politique  des  États-Unis  :  d'une  part,  le 
gouvernement  fédéral  qui  no  s'occupe  que 


10 


BULLETIN    DE    LA    SOCIÉTÉ   INTERNATIONALE 


des  rapports  avec  l'étranger  et  des  inté- 
rêts les  plus  généraux  de  la  nation  (poids 
et  mesures,  brevets  d'invention,  postes, 
etc.);  d'autre  part,  les  gouvernements 
particuliers  de  chaque  Etat  qui  légifèrent 
souverainement  sur  toutes  les  matières  de 
droit  civil,  pénal  et  administratif.  Nous 
qui  parlons  si  souvent  de  décentralisation 
en  France,  s'imagine-t-on  exactement  ce 
que  cette  formule  signiiîe?  Sur  les  écoles 
comme  sur  la  famille  et  le  divorce,  sur  la 
faillite  et  sur  les  peines,  chaque  parlement 
local  légifère  librement. 

Sur  cette  répartition  des  tâches  légis- 
latives entre  le  parlement  de  Washington 
et  les  parlements  locaux  il  y  aurait  beau- 
coup à  dire.  Il  est  bon  seulement  de  re- 
marquer deux  choses  :  la  première, 
qu'elle  suppose  une  conception  de  la  li- 
berté et  de  l'ordre  public  bien  différente 
de  celle  que  nous  avons  en  France.  Ima- 
gine-t-on  chez  nous,  par  exemple,  que  le 
divorce  fût  soumis  à  des  conditions  par- 
ticulières à  Marseille,  et  à  d'autres  à 
Nancy,  et  à  d'autres  encore  à  Bordeaux  : 
tous  les  partis  politiques  s'accorderaient  à 
crier  au  scandale.  Et  cependant  les  Amé- 
ricains vivent  sous  ce  régime.  11  faut  noter 
en  second  lieu  que  cette  attitude  contri- 
bue singulièrement  à  diminuer  l'acuité 
des  querelles  politiques.  Que  de  luttes 
seraient  évitées  chez  nous,  si  la  France 
avait  été  répartie  en  cinq  ou  six  régions, 
ayant  chacune  le  droit  de  promulguer  sa 
législation  particulière.  A  supposer  que  le 
fait  ait  été  possible ,  ce  qui  est  peu  pro- 
bable, en  mesure-t-on  les  conséquences? 

M.  Bureau  prend  comme  exemple  de  la 
vie  législative  d'un  Etat  américain ,  celle 
de  l'État  de  New-York.  Chose  curieuse,  le 
Parlement  de  cet  État  siège  non  pas  à 
New-York,  mais  à  Albany,  petite  ville  sans 
importance;  il  ne  siège  guère  plus  de 
six  mois  chaque  année,  mais  dans  ce  laps 
de  temps,  il  promulgue  ou  revise  en 
moyenne,  700  à  900  lois,  et  encore  bon 
nombre  de  ces  lois  sont  extrêmement  lon- 
gues. 

Cette  fécondité  tient  à  plusieurs  causes. 
D'abord  aux  États-Unis,  les  Parlements 
locaux  doivent  s'occuper,  non  seulement 
d'élaborer  les  lois,  mais   de  réglementer 


tous  les  détails  de  leur  application.  En 
France,  les  Chambres  ne  votent  que  les 
textes  généraux  pour  laisser  la  réglemen- 
tation des  détails  à  des  décrets  adminis- 
tratifs, et  toutes  nos  grandes  lois  sont 
accompagnées  d'un  ou  plusieurs  décrets 
réglementaires.  Aux  Etats-Unis,  le  Parle- 
ment édicté  lui-même  le  règlement  d'ap- 
plication, dans  la  loi  même.  Voici,  par 
exemple,  une  loi  de  l'Etat  de  New-York 
sur  les  assurances  sur  la  vie  :  elle  ne 
comprend  pas  moins  de  23  pages,  parce 
qu'elle  contient  jusqu'au  texte  des  for- 
mules à  employer  dans  chaque  espèce  de 
contrat  d'assurance.  Chez  nous,  nous  con- 
fions au  pouvoir  exécutif  des  fonctions 
très  étendues,  nous  bornant  à  un  contrôle 
par  voie  de  questions  ou  d'interpellations. 
Les  Américains  qui  pratiquent  le  régime 
représentatif,  mais  ne  connaissent  pas  le 
régime  parlementaire  suivent  une  autre 
méthode  :  ils  associent  directement  le 
parlement  aux  actes  plus  importants  du 
pouvoir  exécutif  :  ainsi  les  hauts  fonc- 
tionnaires ne  peuvent  être  nommés  qu'avec 
l'agrément  du  Sénat. 

L'abondance  des  lois  a  aussi  une  autre 
cause  :  un  grand  nombre  de  textes  visent 
exclusivement  une  ville  ou  une  corporation 
spéciale.  Notamment  chaque  ville  a  sa 
charte  particulière,  qui  détermine  jusque 
dans  les  plus  menus  détails  l'organisation 
de  son  régime  municipal  :  il  en  est  de 
même  pour  un  grand  nombre  d'associa- 
tions religieuses  ou  de  bienfaisance.  Or,  il 
arrive  très  vite  que  tel  ou  tel  texte  de  la 
charte  rend  impossible  une  mesure  né- 
cessaire d'administration  ou  une  modi- 
fication dans  les  rouages  administratifs  : 
aussi  on  est  forcé  de  demander  au  Parle- 
ment une  revision  du  texte.  Cliaque  année, 
plusieurs  centaines  de  lois  sont  consacrées 
à  ces  re visions  et  modifications.  On  voit 
par  là  combien  ces  lois  d'intérêt  parti- 
culier diffèrent  des  nôtres.  Chez  nous 
aussi,  il  arrive  souvent  qu'une  loi  concerne 
une  ville  ou  un  département  ;  mais,  dans 
ce  cas,  la  loi  se  propose  d'exercer  ce  que 
nous  appelons  la  tutelle  administrative  : 
elle  sanctionne  un  vote  de  l'assemblée 
communale  ou  départementale.  Les  Amé- 
ricains ignorent  cette  tutelle. 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


11 


EiiHu  une  deniirre  caractéristique  des 
législations  américaines,  c'est  la  har- 
diesse avec  laquelle  les  pi'oblèmes  posés 
par  la  vie  sociale  sont  abordés  et  résolus. 
Les  lois  de  l'Etat  de  New- York  pour  l'an- 
née 1907  en  fournissent  un  très  intéres- 
sant exemple.  On  voit  qu'aux  Etats-Unis, 
nombre  de  services  publics  sont  exploi- 
tés par  des  sociétés  privées,  exemptes  de 
tout  contrôle  particulier  des  pouvoirs  ad- 
ministratifs, et  cette  autonomie,  dans  des 
industries  soustraites  à  la  concurrence, 
autorise  de  nombreux  abus.  Il  en  est  ainsi 
notamment  pour  les  tramways,  l'éclairage 
public,  les  chemins  de  fer,  etc.  Pour  com- 
battre ces  abus,  le  parlement  de  l'Etat  de 
New- York  vient  de  promulguer  une  loi 
très  audacieuse,  instituant  un  contrôle 
des  sociétés  chargées  des  services  publics. 
Deux  commissions  de  5  membres  chacune 
sont  nommées,  l'une  pour  la  cité  de  New- 
York,  l'autre  pour  le  reste  du  territoire. 
Chacun  des  membres  recevra  une  indem- 
nité de  75.000  francs  par  an,  et  les  commis- 
sions auront  le  droit  d'enquête  le  plus 
étendu;  ils  pourront  scruter  à  loisir  la 
comptabilité,  rechercher  le  coût  de  pro- 
duction, le  comparer  au  prix  de  vente,  et 
au  besoin  abaisser  les  prix.  Les  ristournes 
et  les  inégalités  de  tarifs ,  notamment 
pour  le  transport  des  marchandises  sont 
strictement  prohibés.  Il  ne  faut  pas  avoir 
trop  de  confiance  dans  l'efficacité  de  cette 
loi,  mais  du  moins  elle  aborde  franche- 
ment un  grave  problème.  Elle  atteste 
aussi  que  les  Américains  ont  une  autre 
idée  que  nous  des  «  droits  acquis  »,  ils 
savent  que  la  vie  nouvelle,  la  vie  ({ui  s'or- 
ganise, a  aussi  des  droits,  et  sans  doute  ils 
n'ont  pas  tort. 

M.  FouRNiÈRE  pense  que  l'on  peut  établir 
une  certaine  analogie  entre  la  Suisse  et 
les  Etats-Unis  au  point  de  vue  politique. 
C'est  sans  doute  à  cause  de  la  petitesse  du 
pays  que  la  Suisse  a  pu  arriver  plus  tôt  à 
l'unification  du  Code  civil  et  du  Code  pénal. 

M.  DE  RousiERs  croit  qu'il  y  a  des  diffé- 
rences plus  essentielles  entre  la  Suisse  et 
les  Etats-Unis.  Dans  ce  dernier  pays,  on 
voit  quelquefois  des  lois  générales  devenir 
locales,  comme  par  exemple  celles  qui  ont 
trait  à  la  faillite. 


M.Olimie-C.mj.iard  se  demande  pourquoi 
les  Américains  n'ont  pas  donné  le  pouvoir 
complet  au  gouvernement  contrai  on  ma- 
tière de  relations  extérieures. 

M.  Bure.au  répond  que  c'est  là  une 
question  plus  complexe' qu'elle  n'apparaît 
au  premier  abord.  Au  surplus,  il  faut  tenir 
compte  de  la  mentalité  américaine  qui  se 
méfie  de  l'intervention  centrale.  En  outre, 
depuis  1787,  les  Etats-Unis  ne  forment  plus 
une  confédération  d'États,  mais  un  État 
fédéral. 

Répondant  à  une  question  de  M.  Dubern, 
M.  Bureau  dit  que  ce  sont  les  tribunaux 
locaux  qui  assurent  la  répression  juridi- 
que, à  moins  qu'il  ne  s'agisse  d'affaires 
entre  citoyens  d'États  différents  ou  avec 
des  étrangers. 

M.  DE  RousiERS,  répondant  à  une  autre 
question  de  M.  Dubern,  dit  que  ce  qui  s'op- 
pose à  la  création  d'une  banque  centrale, 
ce  sont  les  privilèges  que  l'on  a  été  forcé 
d'octroyer  aux  banques  qui  ont  bien  voulu 
avancer  des  fonds  au  moment  de  la  guerre 
de  Sécession. 

M.  Blanchon  pense  qu'en  France,  la 
décentralisation  serait  plus  dangereuse,  à 
cause  des  dialectes  provinciaux  différents. 

M.  DE  RousiERS  croit  que  la  centralisa- 
tion ne  s'est  pas  imposée  aux  Etats-Unis  à 
cause  de  la  sécurité  politique  extérieure. 
11  se  demande  si  le  fait  que  les  États 
américains  légifèrent  sur  des  intérêts 
particuliers  n'explique  pas  la  corruption 
administrative  qui  sévit  dans  ce  pays. 

M.  Olphe-Galliard  attire  l'attention  sur 
l'analogie  qu'il  y  a  entre  les  rapports  qui 
existent  entre  le  gouvernement  de  "Was- 
hington  et  ceux  des  États  particuliers  amé- 
ricains, et  ceux  qui  existent  entre  la 
Grande-Bretagne  et  ses  colonies. 


ÉCOLE    LIBRE  D'ASSISTANCE  PRIVEE 


On  nous  prie  d'annoncer  l'ouverture  des 
cours  suivants  organisés  par  l'Ecole  libre 
d'assistance  privée,  et  qui  auront  lieu  au 
siège  de  la  Société  internationale  pour  /'c'- 
tude  des  questions  d'' assistance,  49,  rue  de 
Miromesnil,  à  Paris  : 


12 


BULLETIN    DE    LA   SOCIETE    INTERNATIONALE 


Tous  les  jeudis,  à  4  heures,  l'abbé  Viollet 
y  traitera  des  Mœurs  et  de  la  Psycho- 
logie des  classes  pauvres  ;  ioxin  les  jeudis,  à 
5  h.  1/2,  M.  Maurice  Beaufreton  parlera 
sur  les  Rapports  de  l'assistance  publique 
et  de  la  bienfaisance  privée  en  France  an 
commencement  du  XX^  siècle. 

Ces  cours  sont  publics  et  gratuits. 


BIBLIOGRAPHIE 

Les  grands  ports  de  France:  leur  rôle 
économique,  par  Paul  de  Rousiers,  1 
vol.  in-18,  3  fr.  50  (A.  Colin,  édit.  Paris). 

Les  lecteurs  de  la  Science  sociale  con- 
naissent les  grandes  modifications  surve- 
nues dans  tous  les  domaines  de  l'activité 
humaine  à  la  suite  du  perfectionnement 
inouï  des  moyens  de  transport  ;  mais  s'ils 
connaissent  les  répercussions  causées  par 
l'amélioration  des  transports,  il  leur  a  été 
peu  donné,  jusqu'à  ce  jour,  d'avoir  des  ren- 
seignements précis  sur  les  transports  eux- 
mêmes,  par  suite  du  manque  d'analyses 
faites  sur  ce  genre  de  travail  conformé- 
ment à  la  méthode  de  la  Science  sociale. 

Une  si  vaste  lacune  ne  peut  être  com- 
blée en  un  jour,  mais  je  pense  que  tout  le 
monde  sera  d'accord  pour  souhaiter  qu'elle 
le  soit  le  plus  tôt  possible.  Quoi  qu'il  en  soit, 
le  premier  coup  de  hache  vient  d'être 
donné  dans  cette  forêt  touffue,  et  nul  n'é- 
tait mieux  qualifié  que  M.  de  Rousiers 
pour  tracer  la  voie  dans  cette  direction. 
Grâce  à  sa  compétence  spéciale  des  choses 
maritimes,  placé  au  centre  même  des  do- 
cumentations concernant  la  matière,  il 
était,  parmi  ceux  qui  ont  l'expérience  de 
la  méthode,  celui  qui  devait  fatalement  le 
faire,  et  l'on  ne  peut  que  se  réjouir  qu'il 
se  soit  décidé  à  la  commencer,  car  sans 
doute,  cette  étude  n'est-elle  qu'un  com- 
mencement. 

Ce  commencement  a  pour  objets  les 
ports  de  commerce  et  comprend  les  mo- 
nographies des  sept  ports  français  les 
plus  importants.  Les  ports  sont  des  orga- 
nismes sociaux  qui  se  classent  aux  trans- 
ports et  par  conséquent  au  Travail.  Ils 
peuvent  donc  être  analysés    comme  tout 


groupement  de  travail,  en  examinant  suc- 
cessivement l'objet,  l'outillage,  l'atelier,  le 
personnel  et  l'opération.  Sans  négliger  les 
autres  éléments  —  puisqu'on  nous  parle 
des  dockers  de  Dunkerque,  de  l'outillage 
du  port  de  La  Pallice,  etc.,  —  l'objet,  ou 
la  fonction,  a  été  pris  comme  l'élément 
central,  le  pivot  autour  duquel  tourne 
toute  l'étude. 

Comme  tout  organisme,  le  Port  a  une 
fonction,  et  cette  fonction  peut  revêtir  des 
formes  multiples  qui  permettent  de  clas- 
ser lesvariétés.  C'est  ainsi  que  M.  de  Rou- 
siers est  parvenu  à  déterminer  trois  mo- 
dalités dans  la  fonction  du  Port,  selon  que 
prédomine  le  rôle  régional,  industriel  ou 
commercial.  Bien  entendu,  ces  divers 
rôles  se  trouvent  parfois  entremêlés  et  com- 
binés dans  un  même  port.  Ainsi  les  fonc- 
tions industrielles  et  régionales  du  Havre 
ne  doivent  pas  être  négligées,  quoiqu'il 
soit  surtout  un  port  commercial.  Demême 
Rouen,  qui  est  surtout  un  port  régional, 
remplit  cependant  une  fonction  indus- 
trielle, qui  a  son  importance.  Au  contraire, 
Dunkerque  est  presque  exclusivement  un 
port  régional,  Nantes  un  port  industriel,  et 
La  Rochelle-La  Pallice,  un  port  d'escale. 

Parfois,  le  rôle  d'un  port  varie  suivant 
les  époques,  par  suite  des  changements 
qui  surviennent  dans  les  conditions  éco- 
nomiques générales. 

C'est  ainsi  que  Marseille  a  vu  une  fonc- 
tion industrielle  se  substituer  à  son  an- 
cienne fonction  commerciale,  etc. 

En  résumé,  ce  livre,  par  son  objet  et 
par  le  point  de  vue  particulier  auquel  s'est 
placé  l'auteur,  prend  tout  naturellement 
place  dans  la  Bibliothèque  de  la  Science 
sociale,  à  côté  des  autres  livres  qu'il  nous 
a  déjà  donnés  et  que  tous  nos  lecteurs 
connaissent. 

P.  Descamps. 

Le  Mirage  oriental,  par  Louis  Bertrand, 
1  vol.  3fr.  50  (Librairie  académique  Per- 
rin  etC''=,  Paris). 

Ce  livre  est  la  reproduction  d'une  série 
d'articles  qui  ont  paru  dans  la  Bévue  des 
Deux-Mondes,  en  1908-1909,  et  dans  les- 
quels M.  Louis  Bertrand  relatait  les  im- 
pressions recueillies  par  lui  au  cours  d'un 


DE    SCIENCE   SOCIALE. 


13 


séjour  d'uno  année  (lu'il  lit  en  Orient,  par- 
ticulièrement  en  Turquie  et  en   Egypte. 

De  gramls  événements  se  sont  produits 
on  Tuniuie,  depuis  lors,  et  leur  marche 
a  été  tellement  foudroyante,  qu'il  semble, 
au  premier  abord,  que  les  récits  de 
M.  r.ertrand  n'ont  plus  qu'un  intérêt  ré- 
trospectif —  ce  qui  déjà  serait  loin  d'être 
négligeable,  car,  quoi  que  l'on  fasse,  le  Pré- 
sent sort  du  Passé.  Mais  nos  lecteurs  con- 
naissent la  juste  place  qui  revient  aux 
transformations  politiques,  quelque  fan- 
tasmagoriques qu'elles  nous  paraissent. 
Aussi,  sans  nier  qu'une  évolution  ne  soit 
en  train  de  se  produire  en  Turquie,  nous 
pensons  que  des  transformations  pro- 
fondes n'ont  pas  encore  pu  se  produire, 
et  ne  se  produiront  que  lentement, 
et  en  surmontant  de  nombreuses  diffi- 
cultés. 

Nous  ne  disons  pas  cela  pour  décourager 
ceux  qui  se  sont  voués  à  une  rude  tâche 
qui  ne  peut  qu'avoir  toute  notre  sympa- 
thie; mais,  entretenir  des  illusions  ne 
ferait  que  retarder  une  œuvre  dont  la 
réussite  exige  nécessairement  une  vue 
consciente  de  la  réalité  des  choses.  Or, 
comme  le  dit  justement  M.  Bertrand,  «  la 
liberté  ne  s'improvise  pas  du  jour  au  len- 
demain ».  Quand  un  parti  s'empare  du 
Pouvoir,  il  ne  peut  s'y  maintenir  qu'en 
employant,  au  moins  en  partie,  les  pro- 
cédés de  domination  du  parti  qu'il  a  ren- 
versé et  qui  continue  à  lutter  contre  lui. 
On  ne  l'a  que  trop  constaté  en  France,  et 
la  Turquie  ne  peut  échapper  aux  lois 
sociales.  La  véritable  révolution  est  celle 
qui  se  fait  lentement  et  qui  opère  sur  les 
forces  de  la  vie  privée. 

Mais  revenons  aux  impressions  que 
M.  Bertrand  aeues  de  l'Orient.  Elles  sem- 
blent bouleverser  toutes  nos  idées  classi- 
ques. 

On  dirait  presque  une  gageure.  Que 
deviennent  les  vertus  que  l'on  attribuait 
bénévolement  aux  Orientaux?  Nous  qui 
pensions  que  la  plèbe  au  moins  y  était 
moins  malheureuse  que  dans  nos  sociétés 
occidentales,  on  nous  dit  maintenant  qu'elle 
est  à  un  degré  plus  bas  :  Pour  toute  nour- 
riture, «  un  pain,  ou  une  galette,  fabri- 
<iués  avec  des  farines  inférieures  ou  adul- 


térées de  farine  de  fèves  et  de  haricots  ',  » 
avec  en  plus,  en  été,  des  pastèques  et 
des  tomates.  Pour  logement  un  taudis 
jamais  entretenu  et  dont  la  femme  se  dé- 
sintéresse complètement  ;  en  effet,  «  on  vit 
dehors  beaucouji  plus  qucjchez  nous...,  les 
enfants  grouillent  dans  la  rue,  les  femmes 
vont  aux  provisions  ou  bavardent  autour 
des  fontaines,  on  ne  rentre  au  logis  que 
pour  dormir  et  pas  toujours  pour  man- 
ger 2  ».  Nous  voilà  loin  de  la  famille  pa- 
triarcale et  du  culte  au  foyer  :  «  En  ce 
qui  concerne  la  plèbe,  la  famille  nous  y 
apparaît  peut-être  encore  plus  instable  que 
chez  nos  prolétaires  occidentaux  3  > . 

Par  contre,  d'après  l'auteur,  on  aurait 
beaucoup  exagéré  l'inertie  et  la  paresse 
des  ouvriers  :  «  ...  l'ouvrier  des  villes 
s'efforce  d'améliorer  sa  technique  au  con- 
tact de  l'ouvrier  européen,  il  essaie  de  le 
concurrencer  et  souvent  il  y  réussit  *  » . 

Malheureusement,  M.  Bertrand  nous  dit 
peu  de  choses  de  la  classe  aisée,  ni  non 
plus  des  paysans.  Sans  doute,  là,  il  aurait 
trouvé  des  familles  mieux  constituées  et 
ayant  conservé  des  mœurs  plus  patriar- 
cales. 

Ce  qu'il  y  a  de  curieux  à  constater,  c'est 
que  la  plupart  des  ouvriers  manuels  sont 
des  indigènes,  tandis  que  la  classe  com 
merçante  est  essentiellement  cosmopolite, 
mais  d'un  cosmopolitisme  im  peu  spé- 
cial en  ce  que  les  différentes  races  ne 
se  mélangent  pas  et  conservent  chacune 
leurs  traditions,  leur  langage,  leur  reli- 
gion et  leurs  coutumes.  C'est  pourquoi 
l'on  rencontre  dans  toutes  les  grandes 
villes  des  communautés  de  Grecs,  de 
Coptes,  d'Arméniens,  de  Juifs,  etc. 

Dans  les  derniers  chapitres,  on  trouvera 
une  foule  de  détails  sur  les  écoles  en 
Orient,  et  l'état  de  l'instruction. 

Que  valent  les  impressions  dont  l'au- 
teur nous  fait  part?  En  l'absence  d'études 
monographiques  sérieuses,  il  est  bien  dif- 
ficile de  se  prononcer.  Tout  ce  que  l'on 
peut  dire,  c'est  qu'elles  sont  sincères,  et 
qu'à  ce  titre  elles  ne  doivent  pas  être  igno- 


1.  p.  l2iJ. 

-2.  P.  111. 

3.  P.  1-29. 

i.  P.  vm. 


14 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE    INTERNATIONALE 


rées  de  ceux  qui  s'intéressent  aux  choses 

de  l'Orient. 

P.  Descamps. 

Le    Brésil  au  XX^   siècle,  par   Pierre 

Denis,  1   vol.  3  fr.   50  [A.  Colin.,  édit., 

Paris). 

Dans  ce  livre,  l'auteur  nous  donne,  d'une 
façon  méthodique,  les  résultats  de  ses  obser- 
vations personnelles  faites  au  cours  d"un 
voyage  au  Brésil.  Dans  les  premiers  cha- 
pitres, il  nous  donne  quelques  généralités 
sur  ce  vaste  pays,  qui,  de  jour  en  jour,  prend 
une  importance  de  plus  en  plus  grande. 
Nous  signalons  particulièrement  le  cha- 
pitre dans  lequel  l'auteur  analyse  les  effets 
du  change,  qui  joue  un  rôle  de  première 
importance  quant  aux  relations  commer- 
ciales extérieures.  M.  Denis  étudie  ensuite 
les  caractères  particuliers  que  présentent 
les  principaux  États  composant  la  Fédéra- 
tion brésilienne.  Ici  nous  nous  permettrons 
une  petite  critique  :  peut-être  eùt-il  mieux 
valu  rejeter  les  délimitations  politiques 
toujours  plus  ou  moins  artificielles,  etpren- 
dre  pour  base  celles  tracées  par  la  nature. 

Voici  quelques-unes  d'es  régions  que  l'on 
y  trouve,  et  que  l'étude  de  M.  Denis  per- 
met de  caractériser  comme  suit  : 

P'  Le  littoral,  région  dans  lacjuelle  le 
lieu  (chaleur  et  humidité)  et  les  transports 
maritimes  faciles  ont  amené  le  déve- 
loppement de  la  culture  des  produits  tro- 
picaux en  vue  de  l'exportation,  princi- 
palement la  canne  à  sucre. 

Or,  la  canne  à  sucre,  quoique  se  cultivant 
entièrement  à  la  main,  exige  la  grande  cul- 
ture, parce  que  chaque  domaine  doit  ali- 
menter une  raffinerie.  Les  nègres  fournis- 
sent la  main-d'œuvre  nécessaire  et  vivent 
en  familles  instables.  Affranchis,  depuis 
1888,  ils  sont  aujourd'hui  ouvriers  jour- 
naliers ou  colons  partiaires,  mais  ils  ne 
fournissent  qu'une  main-d'œuvre  à  la  fois 
indolente  et  irrégulière,  parce  qu'ils  trou- 
vent des  moyens  d'existence  faciles,  grâce 
à  la  pêche  et  à  la  culture  du  manguier  et 
de  l'arbre  à  pain  :  seul  l'appât  de  Peau-de- 
vie  les  poussent  à  venir  travailler  chez  les 
grands  propriétaires. 

2"  La  serra,  montagnes  boisées  paral- 
lèles à  la  côte,  encore  peu  défrichées,  si  ce 


n'est  dans  les  régions  tempérées  du  Rio 
Grande  do  Sul,  colonisées  d'abord  pardes 
Allemands,  puis  par  des  Italiens.  Ce  qui 
domine  ici,  c'est  la  culture  en  petites  pro- 
priétés, d'une  trentaine  d'hectares  environ. 
Chaque  famille  vit  directement  des  pro- 
duits du  domaine  :  seigle,  pommes  de  terre, 
manioc,  haricots,  porcs  (nourris  de  maïs)  ; 
vin,  etc. 

Le  travail  se  fait  entièrement  à  la  main, 
à  Paide  de  méthodes  primitives.  L'orga- 
nisation de  la  famille  est  quasi  patriarcale 
ou  particulariste,  car  on  y  trouve  com- 
munément la  pratique  de  la  transmission 
intégrale  du  domaine. 

3'^  Le  plateau  intérieur  composé  surtout 
de  savanes,  où  domine  l'art  pastoral. en 
vue  de  l'alimentation  des  villes  et  de  la  ré 
gion  du  littoral.  Ici,  Part  pastoral  n'a  pas 
développé  la  famille  patriarcale,  car  on 
ne  vit  pas  directement  des  produits  du 
troupeau  comme  dans  l'Asie  Centrale  ;  les 
animaux  sont  vendus  dans  les  foires,  ou 
bien  abattus  et  transformés  en  viande  bou- 
canée. De  là,  la  nécessité  de  capitaux,  et 
par  conséquent  de  la  grande  propriété.  Au 
surplus,  Part  pastoral  n'y  est  pas  pratiqué 
à  l'état  nomade,  ni  même  tran.shumant. 
mais  à  l'état  sédentaire,  et  ceci  nécessite 
le  forage  de  puits  pendant  la  saison  sèche  : 
le  sol  subit  donc  un  commencement  de 
transformation.  Selon  les  régions,  la  main- 
d'œuvre  se  compose  de  gauchos  portugais 
et  espagnols  ou  d'Indiens.  Le  régime  do- 
minant est  celui  du  clan  :  les  clients  et  les 
patrons  sont  unis  par  des  liens  permanents 
et  héréditaires,  et  les  derniers  détiennent 
â  la  fois  la  direction  du  travail  et  des  fonc- 
tions publiques,  et  se  considèrent  comme 
les  protecteurs  naturels  des  premiers,  à 
qui  ils  concèdent  gratuitement  la  jouis- 
sance des  parcelles  de  terrain  nécessaires 
à  l'alimentation.  Sur  ces  parcelles,  chaque 
famille  cultive,  à  la  main,  et  par  le  pro- 
cédé de  Pécobuage,  le  manioc  et  le  maïs 
dont  elle  se  nourrit. 

4"  La  région  du  café,  anciennes  forêts 
défrichées  au  xix''  siècle  dans  les  États 
de  Sâo  Paulo,  de  Minas  et  d'Espirito- 
Santo.  Là  domine  la  culture  commerciale 
en  grandes  propriétés  [Fatendas)  et  avec 
le  patronage  de  l'État.  Celui-ci  favorise  en 


DR    SCIENCE    SOCIALE. 


15 


effet  riiiiuiigTatiou  eumpéciint'  ^Italiens, 
etc.),  aclu'te  et  emmagasine  le  café  pro- 
duit par  les  fazeudaires  afin  de  couibattrc 
la  baisse  des  prix  due  à  la  surproduction. 
établit  une  caisse  pour  régulariser  le 
change,  etc.  La  culture  est  faite  entière- 
ment à  la  main,  mais  chaque  fazenda  élève 
des  bœufs  pour  les  transports.  Depuis 
Pabolition  de  l'esclavage,  le  régime  domi- 
nant est  :  ou  bien  celui  du  salariat,  là  où 
les  travailleurs  sont  nègres,  comme  dans 
le  Minas;  ou  bien  celui  du  métayage,  là 
où  l'on  emploie  surtout  la  main-d'œuvre 
européenne,  comme  dans  le  Sào-Paulo. 
Chose  curieuse,  tandis'que  les  colons  blancs 
vivent  en  villages  à  banlieue  morcelée, 
les  noirs,  par  réaction  confre  les  casernes 
du  temps  de  l'esclavage,  vivent  en  cases 
isolées,  mais  se  réunissent  pour  travailler 
en  bandes. 

11  faudrait  ajouter  à  ces  régions  celles 
où  le  travail  dominant  est  la  cueillette 
commercialisée  : 

L' Amazonie  ou  sylve  équatoriale  où  l'on 
récolte  le  caoutchouc; 

Le  Paranaoii  l'on  récolte  le  maté. 

En  résumé,  l'étude  de  M.  Denis  nous 
fournit  une  ample  moisson  de  faits  sociaux 
sur  un  pays  que  la  science  .sociale  n'a  pas 
encore  étudié. 

P.  Descami's. 

La  Hollande  politique,  in  parti  catho- 
lique en  pays  protestant,  par  Paul  Vers- 
chave    1.   vol.    in-16.    Librairie   acadé- 
mique Perrin.  — Paris,  1910.    - 
M.  Verschave  s'est  proposé  dans  cet  ou- 
vrage de  faire  défiler  sous  les  yeux  du  lec- 
teur les  divers  partis  politiques  hollandais 
en  retraçant  l'origine,   les    programmes 
et  l'évolution  de  chacun  d'eux,  et  en  fai- 
sant connaître  les  chefs  de  ces  divers  par- 
tis, leurs  principes,  leur  tactique  et  leurs 
moyens  d'action.  Le  lecteur  une  fois  mis 
au  courant,  il  raconte  par  le  menu  quelles 
luttes  ces  divers  partis  se  sont  livrés  pour 
le  triomphe  de  leurs  doctrines  et  la   pos- 
session du  pouvoir. 

Et  ce  livre,  extrêmement  documenté,  est 
aussi  un  livre  intéressant,  d'un  intérêt 
actuel,  parce  que  la  lutte  entre  les  partis 
qui  se  disputent  la  Hollande  s'est,  depuis 


soixante  ans,  déroulée  principalement  sur 
le  terrain  religieux  et  social,  et  parce  que 
la  question  scolaire,  qui,  en  France  au- 
jourd'hui, tend  à  prendre  une  si  grande 
importance,  a  joué  dans  la  politique  des 
Pays-Bas  un  rôle  prépondérant. 

Nous  avons  lu  cet  ouvrage  avec  un  in- 
térêt d'autant  plus  vif  que  les  études  sur 
la  Hollande  sont  peu  fréquentes  chez  nous. 
Le  grand  empire  voisin  fait  tort  dans  nos 
préoccupations  d'esprit  au  petit  pays  vi- 
vant à  ses  côtés,  et  cela  est  dommage. 
M.  Verschave  nous  montre  que  la  vie  poli- 
tique et  sociale  hollandaise  mérite  d'être 
observée;  aussi,  croyons-nous,  son  livre 
attirera  l'attention  et  saura  la  retenir. 

J.B. 


LIVRES  REÇUS 

L'apprentissage  et  l'enseignement  techni- 
que, par  Ferdinand  Dubief,  1  vol.  6  fr. 
(V.  Giard   E.  Brière,  édit.). 

JJn  an  de  Journalisme  à  Lourdes,  par 
Edouard  de  Perrodil,  1  vol.  in-18,  340  pa- 
ges, 3  fr.  50  (P.  Lethielleux,  édit.). 

Vers  la  pair,  par  Alberto  Terres  (Etu- 
des sur  l'établissement  de  la  paix  générale 
et  sur  l'organisation  de  l'ordre  internatio- 
nale), 1  vol.  (Imprensa  Nacional,  Rio-de- 
Janeiro.) 

Projet  de  transformation  du  collège  et 
création  de  cours  secondaires  de  jeunes 
filles  (Conférence  pédagogique  faite  à 
Condé-sur-Escaut),parTh.  Gautier,  1  bro- 
chure (Imprimerie  Edmond  Wattelez, 
22,  rue  de  l'Escaut,  Condé). 

Qu'y  a-t-il  dans  les  livres  condamnés  par 
;es£'i'é9'Mes,l  brochure  (Imprimerie  E.  Pail- 
lard, Abbeville). 

Dorotchim  ou  la  gloire  de  Sodome,  par 
Kamidel,  1  brochure  0  fr.  'yO  (Imprimerie 
Louis  Bertrand,  Nancy). 

La  répartition  des  fortunes  en  France, 
par  J.  Séailles,  1  vol.  grand  in-8",  111, 
144  pages,  .')  fr.  (Félix  Alcan,  édit.). 

La  liberté  d'enseignement  d'après  trois 
hommes  d'État  italiens  {Mughetti,  Boreghi, 
Mamiani),  par  Aug.  Pouget,  1  vol.  lfr.50, 
en  vente  chez  l'auteur,  à  Chaillevette 
(Charente-Inférieure). 


16 


BULLETIN   DE   LA    SOCIETE    INTERNATIONALE   DE    SCIENCE    SOCIALE. 


De  la  tradition  considérée  comme  source 
du  droit  musidman,  par  Riad  Ghali,  doc- 
teur en  droit  à  la  Cour  d'appel  au  Caire, 
1  vol.  (Arthur  Rousseau,  édit.). 

Manuel  d'instruction  civique,  par  G.  de 
la  Guillonnière,  1  vol.  in-iô  jésus,  broché 
1  fr.  25,  cartonné  1  fr.50  (P.  Lethielleux, 
édit.). 

Ce  qu'ils  enseignent:^  Est-ce  vrai:''  par 
Paul  Lorris,  1  vol.  in-12,  0  fr.  50  (P.  Le- 
thielleux, édit.). 

Le  réformisme  (la  question  sociale  ou- 
vrière), 1  brochure  0  fr.  25  (Bibliothèque 
de  l'Association,  31,  rue  Lecourbe,  Paris). 


Il problema  agrario  siciliano  è  la  nazio- 
nalizziazione  délia  terra,  par  S.  Camma- 
reri  Scurti  (Uffici  délia  critica  sociale,  23, 
portici  Galleria.  Milan). 

Le  revers  de  la  Révolution  (l'insurrec- 
tion en  Russie,  armée  aux  frais  du  Japon), 
1  brochure  (édition  du  journal  Golos 
Pravdy,  Saint-Pétersbourg;  Monskaïa  13). 

Les  conséquences  économiques  et  sociales 
de  la  prochaine  guerre,  d'après  les  ensei- 
gnements des  campagnes  de  1870-71  et  de 
1904-5,  par  Bernard  Serrigny,  avec  une 
préface  de  Frédéric  Passy,  1  vol.  10  fr. 
(V.  Giard  et  Brière,  édit.  Paris.) 


'^1fjM^<-'--^'^'^\ 


BIBLIOTIIKQUK   DE   LA  SCIENCE  SOCIALE 

FONDATKUK 

EDMOND    DEMOLINS 


QUESTIONS  DU  JOUR 

OUVRIERS  ET  PATRONS  TULLISTES 
DE    CALAIS 

A  PROPOS  D'UN  CONFLIT  RÉGENT 

PAR 

PAUL    VANUXEM 


L'ORGANISATION  DE  LA  VIE  PRIVEE 

L'ORIENTATION  PARTICULARISTE 

SA  NÉCESSITÉ  ET  SA  RÉALISATION  PRATIQUE 

PAR  l" — „.     _^ 

GABRIEL    MEHN         i'^^^^'lOTïïfSr 


NOV  9   1936 

/   'i-'ïii  Kl  mu  in 

PARIS  ^ ^^"'« 


BUREAUX   DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

56,     RUE    JACOB,     56 
Janvier  1910 


SOMMAIRE 


A.  -    PATRONS  ET  OUVRIERS    TULLISTES  DE    CALMAIS,  pai  Paul 
ranuxem. 

B.  -  L'ORIENTATION  PARTICULARISTE  DE  LA  VIE,  par  (;.  Melin. 
Etat  général  de  trouljle  et  de  malaise,  mieux  supporté  par  les  peujiles  à  for- 
mation particulariste  que  par  les  peuples  à  formation  communautaire.  — 
Ce  que  c'est  que  le  particularisme.  —  Pourquoi  l'orientation  vers  le  par- 
ticularisme  s'impose  à  notre  époque  et  à  notre  pa3'S.  P.  25. 

1.  —  Cette  orientation  est-elle  possible?  —  Objections.  —  Répouse  affirma- 
tive :  l'exemple  de  l'Allemagne.  P.  -29. 
H.  —  Comment  se  fait  cette  orientation  en  Allemagne.  P.  36. 
m.  —  Premiers  symptômes  d'une  orientation  semblable  en  France.  P.  41. 

IV.  —  Comment,  pratiquement,  peut  et  doit  se  taire  notre  orientation?  — 
Par  la  famille.  —  Point  de  départ  :  l'installation.' P.  55. 

V.  —  Organisation  de  la  vie  :  A.  Aspect  négatif  :  défendre  son  indépendance 
contre  les  envahissements  (presse,  œuvres,  monde,  etc.).  P.  65. 

VI.  —  Organisation  de  la  vie  (suite).  B.  Aspect  positif  :  acquérir  les  qualités  du 
particulariste.  P.  76. 

VII.  —  Applications  pratiques  {\ïe  phj'sique,  intellectuelle,  morale  et  leligieuse, 
professionnelle,  familiale,  sociale).  P.  88. 

VIII.  —  Écueils  à  éviter.  P.  113. 

l-\.  -^  Conclusion  :  Accoi'd  avec  la  V('rité  sociale  et  la  vérité  philosophique. 

P.  u;. 


QUESTIONS  DU  JOUR 


OUVRIERS  ET  PATRONS  TULLISTES 

DE   CALAIS 

A  PROPOS  D'UN  CONFLIT  RÉCENT 


Dans  les  premiers  jours  de  septembre,  la  presse  s'est  inté- 
l'essée  aux  événements  de  Calais.  VAssociation  syndicale  des 
fabricants  de  tulles  et  dentelles  mécaniques,  dénonçant  le  tarif 
cju'elle  avait  élaboré  en  1890,  avec  V Union  française  des  ou- 
vriers tullistes  et  similaires,  prétendait  faire  appliquer,  à  partir 
du  13  septembre,  de  nouvelles  bases  de  salaire.  L'Union,  de  son 
côté,  avait  ordonné  à  ses  membres  de  cesser  le  travail  dans  tous 
les  ateliers  où  serait  tentée  la  réforme.  Une  grève  générale 
était  à  redouter,  et  les  journaux  s'accordaient  pour  la  prévoir 
désastreuse,  car  la  fabrique  commençait  à  peine  à  se  relever 
d'une  crise  de  dix-lmit  mois.  Le  jour  critique  venu,  les  patrons 
cédèrent,  à  l'exception  d'une  maison  dont  les  treize  ouvriers 
se  mirent  en  grève  :  il  n'y  avait  plus  là  de  quoi  alimenter 
les  colonnes  des  quotidiens;  le  silence  se  fit  sur  Calais. 

La  question  cependant  reste  entière  :  si  le  tarif  ne  convient 
réellement  plus  aux  besoins  de  l'industrie  calaisienne,  il  sera 
quelque  jour  modifié;  mais  peut-être  par  voie  d'entente  entre 
les  parties,  et  sans  que  les  journaux  s'occupent  à  nouveau  des 
tullistes.  Quoi  cju'il  arrive,  nous  nous  proposons  d'exposer  aux 


QUESTIONS    DU    JOUR. 


lecteurs  de  la  Science  sociale^  au  cours  d'un  aperçu  de  la  con- 
dition des  ouvriers  tullistes,  quelques-unes  des  données  de  ce 
problème  qu'un  avenir  tout  proche  aura  probablement  à  ré- 
soudre. 


I,   —   SAIXT-PIERRE-LES-CALAIS. 

Si  l'on  met  à  part  les  corps  d'état  qui  se  rattachent  au  port 
de  commerce  et  les  marins  pêcheurs  du  Courgain,  tout  le  reste 
des  66.000  habitants  de  Calais  vit  de  l'industrie  tuUière.  A  Calais- 
Nord,  l'ancienne  ville  fortifiée,  sont  les  banques,  les  maisons 
d'achat  et  de  commission,  les  demeures  des  grands  fabri- 
cants et  des  riches  bourgeois.  Calais-Sud,  qui  est  l'aggloméra- 
tion la  plus  nombreuse,  formait  avant  1885  la  commune  indé- 
pendante de  Saiiit-Pie?Te  :  c'est  la  ruche  industrieuse  où  la 
dentelle  s'élabore,  dans  le  fracas  des  métiers.  Trente-six  «  usîjies 
collectives  >•>  et  k^O  ateliers  indépendants  abritent  plus  de  2.600  mé- 
tiers —  pour  569  fabricants.  Presque  aussi  nombreux  que  les 
cabarets  —  qui  pourtant  ne  font  pas  défaut  —  sont  les  bureaux 
de  vente  et  d'échantillonnement,  signalés  au  passant  par 
l'éclatante  plaque  de  cuivre  :  N...,  Tulles  et  Dentelles. 

La  fabrication  occupe  tous  les  hommes  ;  la  population  fémi- 
nine ne  suffit  pas  au  finissage,  puisqu'on  envoie  du  travail 
jusque  dans  les  villages  les  plus  reculés  de  la  Flandre  fran- 
çaise. 

Saint-Pierre  liéisàt  qu'une  bourgade  de  3. 500  habitants  quand 
r Anglais  Webster,  bravant  les  lois  de  son  pays  \  y  monta  ■ —  en 
1816  —  une  mécanique  au  tulle  qu'il  avait  fait  venir,  pièce 
par  pièce,  de  Nottingham.  C'était  pour  l'audacieux  la  fortune 
assurée,  car  les  tulles  anglais,  bien  supérieurs  à  ceux  que 
pouvaient  fabriquer  à  la  même  époque  les  métiers  de  Lyon  et 
de  Nîmes,  étaient  prohibés  en  France  depuis  1809 .  Il  eut  bientôt 
de  nombreux  imitateurs,  auxquels  s'associèrent  les  habitants  du 

1.  Les  lois  anglaises  punissaient  avec  une  extrême  rigueur  quiconque  tentail  de 
transporter  à  l'étranger  les  secrets  de  l'industrie  nationale. 


(UVIUKUS    I:T    l'ATKONS    Tlf.LIST':»    lU:    CALAIS.  5 

pays.  Des  coustriicfours  s'établirent,  et  les  métiers  se  multipliè- 
rent dans  tout  le  Calaisis.  Un  commerce  actif  s'organisa,  pour 
la  conlrehande  des  cotons  filés,  qu'il  fallait  faire  venir  d'An- 
gleterre malgré  la  prohibition  :  la  filature  française  n'était 
pas  encore  eu  état  de  fournir  les  fils  excessivement  ténus 
qu'emploie  l'industrie  du  tulle. 

Protégée  eflicacement,  pour  le  marché  intérieur,  contre  la 
concurrence  de  Xottingham,  bien  située,  d'autre  part,  pour  élu- 
der commodément  la  prohibition  des  matières  premières,  la 
place  de  Calais  prit  rapidement  de  l'importance.  Mais  l'abon- 
dance des  produits  amena  la  baisse  des  cours,  et  la  fabrique 
connut  les  crises. 

Voiilillage  se  perfectionna  lentement.  Au  début,  les  métiers 
ne  donnaient  qu'un  tulle  uni,  formé  de  mailles  uniformes  et 
fabriqué  «  en  plein  »  sur  toute  la  largeur  du  métier.  On  ap- 
prit à  faire  ce  tulle  en  bandes  de  diverses  largeurs,  et  on  s'ef- 
força de  reproduire,  les  uns  après  les  autres,  tous  les  réseaux 
de  la  vraie  dentelle.  Dans  ces  réseaux  on  interposa  des  tissus 
mats  formant  dessin,  avec  des  effets  variés  de  mouches,  de 
grillés,  de  jours,  etc..  Enfin,  l'application  du  Jacquard  permit 
d'entourer  mécaniquement  d'un  gros  fil  brodeur  les  motifs 
brochés  sur  le  tulle,  et  le  tissu  obtenu,  fabriqué  par  bandes 
étroites,  avec  lisière  et  picot,  constitua  une  fidèle  reproduction 
de  la  dentelle  aux  fuseaux  (Cf.  H.  Hénon,  loc.  cit.). 

En  1850,  les  <(  blondes  »  de  soie  furent  à  la  mode  :  Calais 
présenta  des  imitations  si  parfaites  que  Paris  les  accepta  ;  les 
dentelles  mécaniques  se  répandirent  aussitôt  dans  le  monde 
entier.  Et,  depuis  cette  époque,  la  fabrique  augmente  d'année 
en  année  le  nombre  et  la  puissance  de  ses  métiers.  La  courbe 
de  la  population  de  Saint-Pierre  accompagne  sensiblement 
celle  de  la  valeur  du  matériel.  Elle  s'élève  rapidement  dans 
les  temps  prospères,  mais  présente  des  paliers,  qui  marquent 
les  crises  périodiques  de  l'industrie. 

Calais  ne  suit  que  de  loin  cet  essor  :  les  ateliers  l'ont  déserté 
après  l'arrêté  de  1832  qui  interdisait  le  travail  de  nuit,  accusé 
de  troubler  le  repos  des  paisibles  bourgeois.  Et  lorsqu'en  1885, 


0  QUESTIONS   DU    JOUR. 

les  deux  villes  sœurs  se  fondent  en  une  seule  commune,  Saint- 
Pierre  compte  deux  fois  plus  d'habitants  que  Calais. 

II.    LE  MÉTIER. 

Entrons   dans  un  atelier,  pour  examiner  cette  machine,   à 
laquelle  Saint-Pierre  doit  sa  fortune  !  Son  étude   domine  toute 


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Jw.       :  t^^,<.  ,  01-*-  5*-  -w^eo-^/coiyt  C«^  ùu.i.aj  -  ycLOT-fii 

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1  M^  tXc'^JC  oS,  - 


Coupe  schématique  du  métier  Leavers. 

l'analyse  du^ travail,  et  si  nous  n'en  connaissions  au  moins 
le  principe,  le  tarif  aujourd'hui  contesté  demeurerait  pour 
nous  une  énigme. 

Le  métier  Leavers  et  les  Jacquards  qui  le  conduisent  forment 
une  mécanique  d'imposant  aspect.  Tout  en  haut  du  robuste  bâti, 


01  VniEHS    KT    l'ATltONS    TILLISTES    ItK    CALAIS.  7 

S'enroule  sur  un  cylindre  le  tissu  lentement  fabriqué  :  un 
peigne,  fonctionnant  comme  les  épingles  de  la  dentellière  aux 
fuseaux,  retient  les  torsions  acquises.  Dans  chaque  «  gâte  », 
intervalle  de  deux  pointes  du  peigne,  aboutissent  un  fil  de 
trame,  et  tout  un  pinceau  de  fils  de  chaînes  et  de  fils  brodeurs. 
Chaque  fil  de  trame  se  déroule  d'une  bobine  plate  qui  tourne 
à  frottement  doux  dans  un  mince  chariot.  Les  autres  fils  vien- 
nent de  multiples  rouleaux,  placés  au  bas  du  métier,  et  trou- 
vent chacun  leur  trou  d'abord  dans  une  plaque  perforée  fixe, 
puis  dans  l'une  ou  l'autre  des  guide-barres,  qui,  sorties  du 
Jacquard,  courent  tout  le  long' du  métier,  dans  un  étroit /055e, 
sous  le  passage  des  chariots  de  trame. 

Certains  organes  sont  en  deux  séries  qui  travaillent  tour  à 
tour,  aux  coups  successifs  ou  motions,  battus  par  le  métier.  A 
chaque  motion,  les  chariots  sont  lancés  d'un  côté  de  la  chaîne 
à  l'autre,  et  aussitôt  les  barres,  commandées  par  le  Jacquard, 
jouent  indépendamment  les  unes  des  autres,  et  modifient  la 
distribution  de  la  chaîne  dans  la  région  où  les  chariots  vont  la 
traverser  à  nouveau.  Les  fils  s'entre-croisent,  et  les  points  sont 
cueillis  à  mesure,  par  le  peigne. 

La  combinaison  de  ces  simples  mouvements  permet  en  prin- 
cipe de  reproduire  les  réseaux  les  plus  compliqués,  mais  tout 
progrès  exige  un  perfectionnement  préalable  des  i?itérieurs  des 
métiers.  Les  barres  se  multiplient,  sans  que  le  fossé  s'élargisse  : 
on  les  fait  longues  de  8  à  9  mètres,  épaisses  de  1/8  à  1/12  de  mil- 
limètre !  On  amincit  les  chariots  et  les  bobines  pour  en  pouvoir 
faire  travailler  un  plus  grand  nombre  sur  la  même  hauteur  de 
dentelle,  et  obtenir  ainsi  une  maille  plus  fine.  Le  guage  du 
métier  est  le  nombre  des  chariots  qui  concourent  à  l'exécution 
d'une  bande  de  un  demi-pouce  anglais  delarge^.  Les  métiers 
actuels  ont  de  8  à  18  points  de  guage.  —  Leur  largeur  utile  dé- 
passe 4  mètres.  Ils  possèdent  souvent  plus  de  250  barres,  et  plus 
de  30.000  fils  se  meuvent  parfois  à  chaque  motion. 

1.  Le  demi-pouce  anglais  vaut  0"',0127r>.  —  Le  inélier  de  lar;^eur  étalon,  du  tarif, 
mesure  144  pouces,  soit  3"',672.  Si  le  guage  est  de  18  points,  le  nombre  total  des 
chariots  est  donc  de  1  4'i  x  2  X  18  :=  5. 841. 


QUESTIONS   DU    JOUR. 


III.    —  LES  OUVRIERS. 


1.  Nature  du  travail.  —  Pour  conduire  une  «  mécanique  » 
aussi  délicate,  il  faut  à  l'ouvrier  tulliste  un  coup  d'oeil  sûr,  une 
attention  toujours  en  éveil,  et  une  certaine  science  de  la  den- 
telle. 

Debout  sur  la  passerelle  qui  longe  le  métier,  la  main  à  portée 
du  volant  d'embrayage,  il  regarde  le  tissu  se  former  sous  ses 
yeux.  Dès  qu'un  défaut  se  manifeste,  il  arrête  le  métier  et 
recherche  la  cause  du  mai.  Tantôt,  ce  n'est  qu'un  fil  cassé  :  il 
le  rattache  d'un  nœud  prestement  fait;  tantôt,  c'est  une  bobine 
trop  serrée  dans  son  chariot  et  qui  tend  trop  fortement  son  fil  de 
trame  —  ou  bien  encore  un  rouleau  de  chaîne,  dont  le  frein  s'est 
relâché  :  la  maille  ne  vient  régulière  que  si  les  tensions  de  tous 
les  fils  restent  parfaitement  réglées.  —  Parfois,  l'origine  du 
défaut  est  malaisée  à  découvrir  :  il  faut  consulter  pancarte  et 
barème  pour  vérifier  le  montage  des  fils  et  les  mouvements  des 
barres.  Peut-être  les  fins  points  de  l'atelier,  les  meilleurs  ou- 
vriers devront-ils  venir  à  la  rescousse  :  on  tiendra  conseil,  on 
fera  jouer  avec  méthode  tous  ces  organes  si  délicats  :  les  expé- 
riences variées  finiront  par  mettre  en  évidence  le  point  malade. 
S'il  faut  réajuster  une  pièce,  on  appellera  un  mécanicien  spécia- 
liste, caria  machine  est  trop  sensible  pour  qu'on  en  puisse  con- 
fier la  réparation  à  l'ouvrier  qui  la  conduit. 

En  somme,  la  besogne  du  tulliste,  toute  d'attention  et  de  sur- 
veillance^ n'exige  aucune  dépense  de  force  musculaire.  Elle  ne 
serait  pas  fatigante  sans  le  bruit  assourdissant  qui  emplit  l'ate- 
lier. M.  Hénonne  conte-t-il  pas'  que,  dans  les  premiers  temps  où 
les  moteurs  à  vapeur  avaient  remplacé  les  anciens  ouvriers 
tourneurs,  un  tulliste  oublia  d'arrêter  son  métier,  un  soir  qu'on 
ne  doublait  pas.  Il  fut  fort  étonné  de  trouver  la  machine  qui 
battait  encore  le  lendemain  matin,  et  qui  avait  fait  dans  sa  nuit 
sept  racks  sans  casser  un  fil  !.. . 

1.  n.  Hénon,  L'industrie  des  tulles  et  dentelles  mécaniques  dans  le  départe- 
ment du  Pas-de-Calais.  —  Calais,  typographie  des  Orphelins. 


OUVRIERS    ET    PATRONS   TULLISTES    DE    CALAIS.  9 

2.  Durée  du  travail.  —  Quand  on  tourne  en  plein,  les  métiers 
vont  nuit  et  jour  et  sont  doublés  :  il  y  a  par  machine  une  équipe 
de  deux  ouvriers,  qui  alternent,  et  font  chacun  deux  quarts.  Ce 
système,  incommode  à  bien  des  égards,  est  préféré  par  les  tul- 
listes,  parce  que  leur  vue  se  fatiguerait  outre  mesure  d'un 
travail  ininterrompu  de  plus  de  cin(j  ou  six  heures. 

Autrefois  le  moteur  tournait  sans  arrêt  toute  la  semaine  et 
les  quarts  se  succédaient  sans  relâche.  Depuis  la  grève  de  1900, 
survenue  au  moment  de  l'application  de  la  loi  Millerand-Gol- 
liard^,  les  ouvriers  ne  font  plus  que  dix  heures.  —  Le  pre- 
mier quart  commence  à  \  heures  du  matin;  le  dernier  finit  à 
minuit.  De  minuit  à  4  heures,  tout  le  monde  peut  dormir  à  Saint- 
Pierre,  elles  moteurs  sont  arrêtés.  C'est  à  8  heures  du  matin,  à 
1  heure  et  à  7  heures  du  soir,  que  les  partenaires  viennent  se 
remplacer  :  le  choix  de  ces  heures  permet  à  tous  de  prendre 
leurs  repas  en  famille.  La  solution  de  1900  constitue  ainsi  un 
réel  progrès. 

3.  Le  salaire.  —  L'équipe  est  payée  aux  pièces  :  le  Tarif 
indique,  pour  chaque  nature  de  travail,  quel  salaire  est  dû  par 
rack,  ou  série  de  1.920  motions.  Un  compteur  mécanique,  qui 
porte  aussi  le  nom  de  rack,  totalise  les  coups  battus  par  le  mé- 
tier; une  simple  lecture,  à  la  fin  de  la  semaine,  permet  de 
calculer  le  salaire  de  l'équipe,  que  les  deux  partenaires  se  parta- 
gent également,  à  moins  que  l'un  d'eux  ne  soit  le  moyenneur, 
l'apprenti  de    l'autre. 

Le  prix  au  rack  varie  avec  le  genre  de  la  dentelle,  et  la 
nature  de  la  matière  première  :  lin,  coton,  soie,  laine,  ou  fil  de 
métal  précieux.  Il  est  fonction,  pour  chaque  article,  d'un  certain 
nombre  de  facteurs  : 

1"  La /«r^e?/;*  du  métier  ; 

2°  Le  rendement  qui  est  la  longueur  de  dentelle  obtenue 
par  rack  de  1.920  motions; 

3"  Le  nombre  des  barres  à  mettre  enjeu; 

V  La  hauteur  de  la  dentelle  ; 

1.  Les  hommes  et  les  femmes  étaient  employés  dans  les  mOmes  ateliers. 


10  OUESTIOiNS    DU    JOUR. 

5°  Le  guage^  du  métier.  Le  salaire  est  proportionnel  au 
nombre  à^  points  :  c'est  qu'on  ne  peut  confier  qu'à  des  ouvriers 
d'élite,  les  fins  points,  les  métiers  des  guages  élevés. 

Pour  un  même  nombre  de  racks,  un  18  points  recevra  donc 
deux  fois  plus  qu'un  9  points.  Mais  les  salaires  moyens  sont  loin 
de  varier  du  simple  au  double,  suivant  l'habileté  des  ouvriers. 
Les  métiers  fins,  plus  délicats,  battent  moins  vite;  ils  se  dérè- 
glent plus  facilement,  ce  qui  augmente  la  fréquence  des  arrêts. 
Enfin  les  périodes  de  changement,  pendant  lesquelles  l'ouvrier 
prépare  le  travail  du  métier,  et  ne  reçoit  qu'un  faiJde  salaire  à 
la  journée,  ont  une  durée  relative  d'autant  plus  grande  que  le 
guage  est  plus  élevé. 

V.  Préparation.  —  Avant  d'aborder  l'importante  question  des 
changements  dont  l'étude  complétera  l'analyse  du  salaire  de 
l'ouvrier  tulliste,  il  nous  faut  dire  un  mot  de  la  série  des  opéra- 
tions préliminaires. 

Le  fabricant  d'abord  a  fait  choix  d'un  genre  :  c'est  quelque 
ancienne  dentelle  qu'il  s'agit  d'imiter.  Il  arrête  les  diverses 
hauteurs  dans  lesquelles  il  le  montera,  et  demande  une  esquisse 
au  àes^indXenv-esquisseur,  pour  fixer  la  forme  et  l'aspect  à 
obtenir.  Le  dessinateur-me/^e^^r  en  carte  recherche  par  quelles 
passes  et  combinaisons  de  fils  divers  pourra  se  réaliser  le  pro- 
gramme de  dessins  et  d'effets,  tracé  par  l'esquisse.  Celle-ci  est 
reportée  à  grande  échelle  sur  une  carte  divisée,  où  le  dessinateur 
exécute  une  ingénieuse  représentation  graphique  des  mouve- 
ments qu'il  faudra  imposer  aux  fils.  Il  faut  dix  ans  pour  faire  un 
bon  metteur  en  carte,  mais  les  appointements  atteignent  de 
.5.000  à  10.000  francs  par  an. 

Le  pointeur,  apprenti-dessinateur  le  plus  souvent,  traduit 
sur  un  papier  barème  le  travail  de  son  maître  :  il  représente  par 
des  chifï'res  les  positions  de  toutes  les  barres,  aux  motions  suc- 
cessives. Suivant  les  indications  du  barème,  le /J^rcewr  perforera 
les  cartons  qui,  mis  en  chapelet  par  le  laceur,  se  dérouleront 
lentement  sur  les  Jacquards  et  commanderont  les  mouvements 

1.  I^es  Calaisiens  prononcent  ^wcrif/e. 


OUVlilKRS    r.T    l'ATHONS    TILLTSTES    DE    CALAIS.  11 

(les  guide-barres.  C'est  ainsi  que  les  cartons  de  certaines  orgues 
mécaniques  y  commandent  l'émission  des  sons. 

D'un  autre  côté,  les  matières  premières,  après  dévidage,  ont 
été  transportées  sur  les  rouleaux,  par  le  icapeur,  ou  ourdisseur, 
ou  bien  sur  des  tambours,  et  de  là  sur  les  bobines  de  trame, 
par  la  wheelcuse  '.  —  Wapeurs  et  wheelenses  travaillent  tantôt 
aux  pièces  et  tantôt  à  la  journée.  Les  wheeleuses  gagnent  de 
25  à  35  francs,  les  w  apeurs  de  30  à  50  francs  par  semaine.  Les 
femmes,  bien  entendu,  ne  travaillent  point  la  nuit. 

5.  Le  changement.  —  Tout  est  prêt  maintenant  pour  le  mon- 
tage du  nouvel  article.  Le  tulliste  coupe  les  fils  qui  retiennent 
au  métier  la  pièce  terminée  ;  il  démonte  les  rouleaux  et  les 
chariots;  les  bobines  sont  livrées  au  survideui-,  un  gamin,  qui 
fait  passer  sur  des  bobinots  tout  ce  qui  reste  de  la  précieuse 
matière  première.  Les  rouleaux  neufs  sont  alors  mis  en  place, 
et  le  tulliste  passe  un  à  un  dans  les  trous  et  les  barres  conve- 
nables, les  20.000  ou  30.000  fils  qui  vont  travailler  :  il  a  sous 
les  yeux,  pendant  ce  travail  de  longue  patience,  le  barème,  et  la 
pancarte,  qui  est  un  agrandissement  de  la  carte.  — Les  bobines 
emplies  par  la  wheeleuse,  sont  pressées  à  chaud,  pour  unifor- 
miser leur  épaisseur,  puis  insérées  dans  leurs  chariots.  La  trame 
une  fois  montée,  il  n'y  a  plus  qu'à  placer  le  chapelet  de  cartons 
sur  le  Jacquard,   et  la  machine  sera  parée  pour  le  démarrage. 

Le  dessin  sorti,  il  faut  corriger.  Telle  esquisse  qui  promettait 
un  joli  travail,  ne  donne  une  dentelle  passable  qu'après  de  pa- 
tients essais  dans  chacun  desquels  on  modifie  la  mise  en  carte 
et  le  perçage.  La  soie  donne  peu  de  mécomptes,  mais  avec  le 
coton,  on  est  beaucoup  moins  certain  d'obtenir  les  effets  attendus. 

Quand  la  correction  est  un  peu  importante,  le  tulliste  chôme, 
jusqu'à  la  mise  au  point  du  dessin  et  des  cartons.  Pendant  les 
changements,  qui  demandent  souvent  trois  semaines  à  une 
équipe  de  deux  ouvriers,  ceux-ci  reçoivent  \  francs  par  jour. 
Mais  une  fois  le  métier  en  marche,  le  salaire  au  rack  leur  donne 
les  énormes  semaines  de  80,  100  et  200  francs,  suivant  les  ar- 

1.  Wapeur  vient  de  l'anglais  wor/jer (ourdisseur);  wiieeleuse,  de  wMel  (roue;. 


12  QUESTIONS    DU    JOUR. 

ticles,  qui  valent  à  Saint-Pierre  la  renommée  d'une  ville  où  l'ar- 
gent se  gagne  facilement. 

C'est  pourtant  dans  la  période  de  changement  que  le  tulliste 
doit  se  donner  le  plus  de  mal.  N'est-il  point  paradoxal  de  le 
payer  aux  pièces,  et  à  un  taux  très  élevé,  au  moment  où  il  n'a 
qu'à  surveiller  sa  machine,  et  de  ne  lui  accorder  qu'un  mo- 
dique salaire  à  la  journée,  dans  le  temps  où  on  lui  demande  le 
plus  d'activité  et  le  plus  d'attention? 

Un  système  de  salaires  aussi  singulier  doit  se  justifier  par 
quelque  sujétion  particulière  de  l'industrie  du  tulle! 

Il  est  bien  rare  en  effet  que  le  fabricant  soit  certain  à  l'avance 
du  produit  d'un  article  qu'il  fait  monter.  Il  ne  peut  prévoir  la 
durée  des  essais  et  des  corrections;  et,  après  la  sortie  du  dessin 
définitif,  il  devra  encore  trouver  acheteurs  sur  ses  échantillons. 
Si  l'article  se  vend  bien,  on  en  exécutera  de  nombreuses  pièces, 
et  les  racks  s'ajouteront  aux  racks  pendant  des  semaines  et  des 
mois.  Mais  il  n'en  est  pas  toujours  ainsi,  surtout  dans  les  moments 
de  crise,  où  les  articles  proposés  ne  trouvent  preneur  qu'à  vil  prix. 

Le  patron  ignore  donc  le  nombre  des  journées  productives 
qui  suivront  la  période  improductive  de  préparation  du  métier. 
Aussi  réduit-il  au  minimum  le  salaire  de  changement,  quitte  à 
indemniser  l'ouvrier  du  surcroit  de  travail  fourni,  au  moment 
où  la  machine  fera  les  racks  rémunérateurs. 

Ce  mode  de  rétribution,  très  rationnel,  puisqu'il  diminue  l'im- 
portance relative  des  sommes  absorbées  par  les  essais,  présente 
encore  l'avantage  de  rendre  l'ouvrier  solidaire  du  fabricant. 
Tous  deux  sont  intéressés  à  réduire  la  durée  des  changements, 
et  à  augmenter  ainsi  le  rendement  du  matériel.  N'y  a-t-il  pas  là 
comme  une  sorte  de  participation  de  l'ouvrier  aux  risques  et 
aux  bénéfices  de  l'entreprise  ? 

Le  patron  peut  dès  lors  se  borner  à  faire  la  réception  du  tra- 
vail :  les  menus  défauts  de  la  dentelle  seront  réparés  aux  frais 
de  l'équipe,  les  pièces  manquées  seront  laissées  pour  compte 
aux  ouvriers  *. 

1.  Les  ouvriers  vendent  aisément  ces  pièces  manquées  à  certains  négociants  de  la 
place. 


OUVRIERS    ET    PATRONS    TIMJ.ISTES    HE    CALAIS.  13 

Pendant  toute  la  fabrication,  c'est  le  rack  qui  surveille,  et 
sanctionne  de  son  arrêt  Tinassiduité  ou  la  nég-ligence  du  tulliste  ; 
c'est  encore  par  le  rack  que  chacun  contrôle  le  travail  de  son 
partenaire. 

Les  ouvriers  jouissent  donc,  vis-à-vis  du  patron,  de  la  plus 
grande  indépendance;  ils  vont  et  viennent  à  leur  gré,  et  peu- 
vent converser  entre  eux,  tout  en  suivant  le  travail  de  leurs 
tnétiers.  Le  fabricant  n'intervient  jamais  dans  le:  choix  des  par- 
tenaires, ni  dans  le  partage  du  salaire,  qui  se  fait  au  cabaret, 
le  samedi  soir. 

Cette  indépendance  fait  du  tulliste  un  ouvrier  fier,  qui  ne 
supporte  ni  les  observations  injustes,  ni  les  mots  blessants.  Le 
sentiment  des  distances  peut  d'ailleurs  difficilement  exister  entre 
ces  patrons,  souvent  parvenus  de  la  veille,  et  ces  ouvriers  dont 
beaucoup  sont  propriétaires  et  pourraient  être  patrons  demain. 

Ce  système  de  salaires,  commode  pour  l'industriel,  favorable  à 
l'indépendance  de  l'ouvrier,  apporte  dans  Yéconomie  ménagère 
de  graves  perturbations.  Pendant  des  mois  le  tulliste  gagne  au 
moins  80  francs  par  semaine  :  l'article  épuisé,  le  changement 
arrive,  et  réduit  à  25  francs  ce  salaire.  C'est  la  gène,  si  on  n'a 
pas  pris  ses  précautions;  c'est  la  tentation  d'acheter  à  crédit, 
en  escomptant  les  racks  à  venir.  Les  maisons  d'abonnement 
font  à  Calais  des  affaires  d'or  :  la  plus  forte  n'a  pas  moins  de 
6.000  familles  dans  sa  clientèle.  Elle  ne  serait  peut-être  pas  si 
florissante,  si  les  tullistes  recevaient  un  salaire  régulier. 

Le  salaire  moyen  des  ouvriers  est  assez  difficile  à  connaître 
de  façon  précise,  mais  on  admet  généralement  que,  pendant  les 
très  bonnes  années,  il  atteint  80  francs  par  semaine. 

L'industrie  calaisienne  subit  périodiquement  des  crises,  pen- 
dant lesquelles  les  salaires  s'abaissent.  La  durée  relative  des 
changements  s'accroît.  Les  ouvriers  travaillent  beaucoup  et  ga- 
gnent peu.  Puis,  les  commandes  se  raréfiant  davantage,  les 
équipes  sont  dédoublées  :  et  les  ouvriers,  taxés,  ne  doivent  plus 
produire  au  delà  d'un  salaire  prévu  :  50,  25  francs,  et  parfois 
moins  encore.  Les  petits  fabricants  sont  même  obligés  de  con- 
gédier leur  personnel ,  en  ne  conservant  qu'un  ouvrier  qui  en- 


iï  QUESTIONS   DU    JOUR. 

tretiendra  le  maiériel.  —  Et  ces  semaines,  oi)  on  fait  blanc ^  sont 
la  misère  pour  les  imprévoyants  et  la  gène  pour  le  plus  grand 
nombre. 

Malgré  ces  années  mauvaises,  le  taux  moi/en  des  salaires  de- 
meure assez  élevé  :  cela  tient  sans  doute  à  leur  instabilité,  et 
aussi,  pour  une  bonne  part,  au  voisinage  de  Nottingham;  une 
forte  organisation  syndicale  a  permis  aux  tullistes  calaisiens 
d'obtenir  le  tarif  élevé  de  leurs  camarades  anglais. 

G.  L'apprentissage.  — Le  métier  exige,  nous  l'avons  montré, 
lîeaucoup  d'intelligence,  une  grande  puissance  d'attention  et 
de  la  dextérité.  Mais  il  n'est  pas  bien  long  à  apprendre  à  qui- 
conque a  «  de  ridée  ».  Les  gamins  de  l'atelier  regardent  faire  les 
ouvriers  :  à  seize  ou  dix-sept  ans,  ils  pourront  devenir  moyen- 
neiirs  et  entrer  en  équipe  avec  un  maître.  Un  an  ou  deux  après, 
ils  seront  ouvriers. 

Depuis  plusieurs  années,  une  école  professionnelle,  subvention- 
née par  un  grand  nombre  de  fabricants,  forme  en  dix-huit  mois 
de  bons  tullistes,  et  prépare  en  trois  ans  les  meilleurs  de  ses  élèves 
à  la  profession  de  dessinateur.  M.  l'abbé  Picdfort,  qui  est  mem- 
bre de  la  Société  de  Science  sociale,  dirige  cet  Institut  indus- 
triel calaisien.  Il  y  enseigne  les  sciences  appliquées,  et  une 
technique  très  complète  du  tulle,  qu'il  a  constituée  de  toutes 
pièces.  Quelques  heures  chaque  jour  sont  consacrées  aux  tra- 
vaux pratiques,  sur  les  métiers  que  possède  l'établissement. 

L'Institut  n'a  aucun  caractère  confessionnel. 

7.  Le  finissage.  Après  sa  sortie  du  métier,  la  dentelle  écrite 
subit  encore  de  multiples  opérations. 

La  teinture,  le  blanchiment  et  l'apprêt  se  font  en  général 
dans  des  usines  spéciales. 

Le  raccommodage,  l'effilage  et  le  découpage,  la  confec- 
tion, le  visitage,  le  pliage,  l'échantillonnage,  sont  exécutés 
tantôt  chez  le  fabricant,  et  tantôt  à  l'extérieur,  à  domicile  le 
plus  souvent.  Ces  travaux  à  la  main  sont  confiés  à  des  femmes , 
des  entrepreneurs  distribuent  la  besogne  :  le  sweating-system 
est  la  loi,  et  les  salaires  sont  avilis. 

Toutes  les  femmes  de  Saint-Pierre,  à  part  les  dévideuses  et 


OUVRIERS    r.T    PATRONS    TUIXISTICS    1>!':    CALAIS.  15 

les  wheeleuses  dont  le  travail  est  difficile  et  bien  rémunéré, 
restent  à  la  maison  pour  faire  le  ménage,  tout  en  s'occiipant 
au  finissage  du  tulle.  Beaucoup  qui,  jeunes  filles,  ont  été  «  eu 
fabrique  »  sont  des  ménagères  peu  expertes. 


IV.   MODE    I)  EXISTENCE    DES  OUVRIERS. 

Quand  les  métiers  tournent  en  plein,  les  semaines  de  la  famille 
ouvrière  sont  comparables  aux  mois  de  bien  des  fonctionnaires  ! 

Certains  ouvriers  éconoines  continuent  de  vivre  modeste- 
ment comme  ils  faisaient  aux  temps  plus  durs  :  ils  constituent 
une  épargne  qui  les  fera  en  peu  d'années  propriétaires,  ren- 
tiers, ou  patrons. 

Dans  d'autres  ménages  régnent  l'imprévoyance  et  l'insou- 
ciance :  on  règle  sa  vie  sur  le  salaire  maximum,  et  l'on  est  fort 
dépourvu  quand  vient  la  crise. 

Mais,  la  plupart  du  temps,  les  tullistes  vivent  très  largement 
aux  époques  de  prospérité,  en  épargnant  tout  juste  de  quoi 
subsister  au  prochain  chômage.  Rien  n'est  trop  cher  pour  eux  : 
leurs  femmes  disputent  aux  «  fabricantes  »  les  volailles  et  les 
viandes  de  choix  du  marché. 

La  toilette  est  un  des  chapitres  les  plus  chargés  du  budget 
des  dépenses.  Les  hommes  vont  à  l'atelier  en  vêtements  de 
drap  et  chapeau  de  feutre.  On  ne  suit  les  convois  qu'en  redin- 
gote! —  C'est  naturellement  chez  les  jeunes  filles  que  le  luxe 
de  la  toilette  est  poussé  le  plus  loin  :  elles  portent  chapeau, 
voilette,  gants  et  bijoux,  pour  se  rendre  au  travail.  Elles  s'ha- 
billent avec  goût,  leur  démarche  est  élégante  :  elles  n'ont  pas 
moins  d'allure  que  les  midinettes  de  la  capitale. 

Ce  souci  de  décence,  de  «  respectability  »,  qui  donne  à  la 
ville  comme  un  air  de  fête,  môme  au  plus  fort  des  crises,  ne  se 
rencontre  pas  chez  tous  les  ouvriers  à  hauts  salaires  de  notre 
pays.  Il  marque  chez  les  tullistes  une  dignité  plus  grande,  un 
goût  mieux  formé,  qui  résultent  sans  doute  de  la  nature  de 
leur  travail. 


IG  QUESTIONS    DU    JOUR. 

Les  récréations  absorbent  aussi  une  forte  partie  des  ressources 
(les  Saint-Pierrois.  Les  hommes  les  moins  prodigues  gardent 
5  francs  par  semaine  pour  leur  argent  de  poche.  En  temps  de 
crise,  ils  vont  à  la  pêche,  mais  ils  prennent  permis  de  chasse 
quand  Tannée  est  bonne.  Les  longs  voyages  sont  fort  en  hon- 
neur. Les  dimanches  d'été,  on  dépense  en  excursions  et  en  pi- 
que-niques le  plus  clair  de  la  paye  de  la  veille. 

A  mener  un  tel  train,  on  vient  facilement  à  bout  des  salaires 
les  plus  élevés,  surtout  quand  on  pratique  le  déplorable  sys- 
tème des  achats  à  l" abonnement .  Ceux  qui  s'enrichissent  à  Ca- 
lais, ce  sont  les  commerçants  détaillants,  étrangers  à  la  ville 
pour  la  plupart  :  ils  réalisent  de  gros  bénéfices  parmi  cette 
population  qui  dépense  sans  compter. 


V.   LA  FABRIQUE. 

Le  machinisme,  à  Calais,  n'a  pas  engendré  la  grande  indus- 
trie patronale.  D'après  une  statistique  récente,  le  matériel  de  la 
fabrique  se  répartit  ainsi  : 

1)  Fabricants  foiisscurs. 

1  grande  usine  patronale  :  environ. .  00  métiers. 

10  usines  particulières,  groupant. ...         166  métiers. 

360  petits  fabricants  finisseurs  groupant,     i. 000  métiers. 

Total  :  371  finisseurs 2.226  métiers. 

2)  Fabricants  façonniers. 

19S  petits  fabricants  façonniers  :  pour.      418  métiers. 

Total  général  :  a69  fabricants  pour 2.644  métiers. 

Le  régime  dominant  est  donc  celui  des  -ateliers  modestes^,  à 
personnel  restreint,  et  il  en  est  ainsi  depuis  l'origine  de  la  fabri- 
que calaisienne.  Cela  tient  sans  doute  à  la  difficulté  du  travail 
de  direction.,  très  grande  au  delà  de  8  à  10  métiers,  dans 
cette  industrie  soumise  à  tous  les  caprices  de  la  mode  et  dont 

1.  Un  grand  nombre  de  ces  ateliers  doivent  cependant  être  rangés,  d'après  la  No- 
menclature d'Henri  de  Tourville,  sous  la  rubrique  «  grand  atelier  ».  parce  que  les 
patrons  n'y  travaillent  pas  de  leurs  mains. 


OLVHIKHS    i;r    l'ATHONS    TILI.ISÏHS    I)K    CALAIS.  17 

les  produits  ne  valent  souvent  que  par  leur  fini  et  leur  origi- 
nalité. La  fabrication  ne  se  lait  d'ailleurs  jamais  par  grandes 
masses,  si  ce  n'est  dans  les  articles  tout  à  lait  ordinaires.  H 
faut  ne  faire  «  racker  "  qu'à  coup  sûr,  car  les  stocks  ont  bientôt 
fait  d'immobiliser  un  capital  considérable.  Les  coûteux  essais 
qui  précèdent  la   fabrication,  sont  à  suivre  de  fort  près. 

D'autre  part,  le  matériel,  qui  coûte  fort  cher,  puisqu'un 
bon  Leavers  vaut  jusqu'à  30.000  francs,  doit  être  fréquemment 
remis  au  point  :  tout  changement  dans  le  goût  du  public  exige 
en  efïet  l'accommodation  des  intérieurs  des  métiers,  un  môme 
montage  ne  pouvant  donner  qu'uni  nombre  restreint  d'articles. 
Pour  s'agrandir,  le  fabricant  emploiera  les  bénéfices  des  bonnes 
années,  non  pas  à  augmenter  le  nombre  de  ses  métiers,  mais 
à  échanger  son  matériel  démodé  contre  des  machines  plus 
larges  et  plus  rapides,  et  mieux  appropriées  aux  exigences 
nouvelles    de   la  consommation. 

Les  vieux  métiers,  vendus  à  perte,  sont  parfois  transportés 
dans  des  places  concurrentes  :  Caudry,  Lyon,  Varsovie,  Barce- 
lone, qui  ne  prétendent  pas  lutter  avec  Calais  pour  la  haute 
nouveauté. 

Mais  le  plus  souvent,  ce  sont  des  Saint-Pierrois,  saisis  de  la 
fièvre  du  tulle  qui  les  lachètent  pour  les  monter  à  des  articles 
ordinaires.  Dessinateurs  et  comptables,  ouvriers  économes,  et 
petits  commerçants,  tous  ceux  qui  possèdent  quelque  épargne 
veulent  se  lancer  dans  cette  industrie  de  luxe,  dont  ils  oublient 
les  risques.  Chaque  époque  de  prospérité  voit  ainsi  s'accroitre 
l'éparpillement  de  la  fabrique.  Puis,  la  crise  vient,  et  les  impru- 
dences se  paient  par  la  faillite  et  la  ruine.  L'industrie  se  con- 
centre à  nouveau,  et  le  nombre  moyen  des  métiers  par  atelier 
retrouve  une  sorte  de  valeur  d'équilibre. 

Le  régime  du  petit  atelier  est  tellement  stable  à  Calais,  que  la 
substitution  des  moteurs  à  vapeur  aux  anciens  ouvriers  ^oz<;vie^<r5 
ne  l'a  pas  entamé.  —  Les  vastes  usines  qui  se  sont  fondées, 
sont  des  usines  de  rapport.  Elles  sont  divisées,  par  des  cloisons 
de  bois,  en  un  grand  nombre  de  petits  ateliers,  dont  chacun 
contient  autant  de  places  que  le  locataire  possède  de  métiers. 


18  QUESTIONS   DU    JOUR. 

La  place  se  paie  de  500  à  1.000  francs  l'an,  selon  la  prospérité 
de  l'industrie.  Elle  donne  droit  à  la  force  motrice  et  au  chauf- 
fage à  vapeur.  L'éclairage,  électrique,  se  paie  à  part.  Les  usi- 
niers loueurs  de  force  motrice  sont  en  général  eux-mêmes  fabri- 
cants. Ils  réservent  à  leurs  métiers  une  partie  de  l'usine. 

Depuis  quelques  années,  l'emploi  de  moteurs  à  gaz,  écono- 
miques aux  faibles  puissances  (on  compte  1/4  cheval  par  métier) 
diminué  l'avantage  qu'avaient  les  petits  industriels  à  se  grou- 
per autour  du  moteur  mécanique. 

Le  taux  élevé  des  appointements  et  des  salaires,  d'une  part, 
et,  d'autre  part,  l'existence  des  usines  collectives,  la  mise  en 
vente  assez  fréquente  de  matériel  d'occasion,  l'organisation 
d'entreprises  à  façon  pour  les  multiples  travaux  accessoires, 
tout  cela  rend  facile  aux  employés  et  aux  ouvriers  sérieux 
Vaccession  à  la  'propriété  du  métier,  et  au  patronat.  Les  bour- 
geois de  Calais  et  les  banques  font  volontiers  des  avances  aux 
laborieux  et  aux  habiles  qui  ont  su  économiser  une  partie  du 
capital  nécessaire.  Il  y  a  même  depuis  quelque  temps  des 
constructeurs  anglais  qui  vendent  à  tempérament  de  bons 
métiers,  à  quiconque  peut  faire  un  premier  versement  de  plu- 
sieurs milliers  de  francs. 

Les  fabricants  nouveaux ,  qui  veulent  s'épargner  les  soucis 
et  les  aléas  de  la  vente,  se  font  façonniers.  Ils  engagent  le  tra- 
vail de  leurs  métiers  à  des  fabricants  finisseurs  déjà  lancés,  ou 
bien  encore  à  certaines  maisons  qui  exécutent  par  elles-mêmes 
toutes  les  besognes  accessoires,  mais  ne  possèdent  pas  de  métiers. 
Avec  le  fil  en  écheveaux,  ils  en  reçoivent  tout  préparés  les  des-  . 
sins  et  les  cartons  ;  ils  livrent  la  dentelle  écrue  au  sortir  du 
métier.  Ils  touchent,  le  samedi  matin,  le  prix  de  façon,  géné- 
ralement calculé  au  double  prix  du  rack  du  tarif  ouvrier,  avec 
un  supplément  de  0  fr.  2.5  ou  0  fr.  30  par  rack,  pour  les  frais 
de  dévidage,  wheelage  et  ourdissage.  Le  samedi  soir,  ils  don- 
nent la  paye  à  leurs  équipes. 

Sans  autre  capital  engagé  que  son  matériel,  sans  autres 
frais  que  la  location  de  la  place  et  les  salaires  de  changement, 
le   façonnier  gagne   pour  chaque  rack    la  même  somme  que 


OUVRIERS    ET    l'AT[K)NS    TULLISTES    DE    CALAIS.  19 

l'équipe  des  deux  ouvriers.  Le  travail  de  direction  étant  insigni- 
liant,  il  peut  entrer  lui-même  dans  IVquipe,  ou  bien  surveiller, 
en  qualité  de  contreniaitre,  les  ateliers  voisins  ;  s'il  n'est  pas  de 
la  partie,  il  a,  en  ville,  un  commerce  ou  un  emploi.  Que  plusieurs 
bonnes  années  se  succèdent,  que  ses  métiers  puissent  donner 
sans  modification  trop  onéreuse,  des  articles  que  la  mode 
accepte  quelque  temps  encore,  et  notre  façonnier  va  pouvoir 
s'affranchir,  et  devenir  finisseur. 

Mais  alors,  il  se  trouvera  aux  prises  avec  les  difficultés  de  la 
vente,  et  de  l'écoulement  des  produits.  La  plupart  des  petits 
fabricants  ignorent  tout  du  commerce  et  ne  peuvent  que  se  jeter 
pieds  et  poings  liés  sous  la  griffe  des  négociants  :  ils  produisent 
d'abord  sans  aucune  retenue,  et  puis  vendent  à  n'importe  quel 
prix  si  les  affaires  sont  peu  actives.  Rien  ne  limite  les  rabais 
qu'ils  consentent,  puisqu'ils  sont  souvent  incapables  de  calculer 
leurs  prix  de  revient  '. 

Ils  font  en  outre  aux  bonnes  maisons  une  co/icmrence  stupide 
et  parfois  peu  loyale.  Dès  qu'une  création  semble  prendre  à  la 
vente,  ou  se  procure  par  tous  les  moyens  des  bouts  d'échantil- 
lons; on  imite,  on  coirie  même,  au  risque  de  tomber  sous  le 
coup  des  lois  qui  protègent  la  propriété  industrielle;  on  fa- 
brique au  plus  vite  des  articles  similaires,  en  y  employant  des 
matières  moins  fines,  pour  pouvoir  vendre  meilleur  marché; 
et  telle  nouveauté  qui  aurait  procuré  de  jolis  bénéfices  à  bien 
des  fabricants,  si  la  production  et  la  vente  en  avaient  été  régle- 
mentées, se  trouve  en  quelques  semaines  vulgarisée  sur  la 
place,  et  tout  à  fait  dépréciée. 

La  surproduction  chaotique,  et  l'anarchie  commerciale^  telles 
sont  à  Calais  les  conséquences  économiques  de  la  trop  facile 
accession  au  patronat. 

VI.    —  LES    CiUSKS. 

Les  crises  reviennent  périodiquement  à  Calais,  à  peu  près 
tous  les  dix  ans;  elles  suivent  de  très  près  les  années  de  grande 

1.  Cf.  II.  Hénon,  Loc.  cil. 


20  O LESTIONS    DU    JOUR. 

prospérité,  et  sont  d'autant  plus  intenses  que  les  affaires  ont 
été  plus  actives  pendant  le  plein. 

Quand  la  demande  de  dentelle  abonde  et  fait  hausser  les  cours, 
la  fabrique  multiplie  ses  moyens  de  production.  On  marche 
jour  et  nuit,  on  installe  de  nouveaux  métiers,  on  embauche  et 
on  dégrossit  en  quelques  mois  tous  les  ouvriers  que  l'on  peut 
trouver.  La  plupart  des  patrons  augmentent  follement  leur  train 
de  vie,  elle  surplus  des  bénéfices  est  employé  à  accroître  encore 
la  puissance  du  matériel. 

Mais  la  production  finit  par  prendre  de  l'avance  sur  la  con- 
sommation :  des  stocks  se  forment  ;  on  s'en  débarrasse  par  des 
soldes^  et  les  cours  s'avilissent.  Aussitôt  c'est  la  panique,  parmi 
les  fabricants  :  on  cherche  à  retenir  par  tous  les  moyens  les 
bonnes  grâces  des  acheteurs,  on  subit  volontiers  les  pires  exi- 
gences des  négociants-commissionnaires ^  Les  bonnes  maisons 
redoublent  d'ardeur  dans  la  création  des  nouveautés  :  elles 
dépensent  beaucoup  en  essais  et  en  changements.  Mais  la  cojyie 
fait  fureur,  et  les  prix  de  vente  continuent  de  s'abaisser. 

Le  chômage  s'impose  enfin  :  l'anarchie  de  la  place  a  décou- 
ragé les  acheteurs  :  les  cours  sont  tellement  instables  qu'on 
n'ose  plus  faire  de  grosses  commandes.  —  C'est  la  faillite  pour 
beaucoup  de  petits  fabricants,  qui  ne  gagnent  plus  de  quoi 
payer  le  loyer  de  leur  place  :  les  métiers  vendus  à  tempérament 
sont  repris  aux  malheureux  qui  ne  peuvent  verser  les  lourdes 
mensualités.  C'est  la  gêne  pour  les  gros  industriels,  car  le  crédit 
se  resserre.  Chaque  crise  amène  avec  elle  un  triste  cortège  de 
ruines,  de  misères,  de  suicides. 

Peu  à  peu  cependant,  la  situation  se  liquide  :  la  reprise  s'an- 
nonce, partielle  d'abord  et  localisée  dans  certains  articles. 
Heureux  les  fabricants  qui  possèdent  justement  des  métiers 
appropriés  aux  genres  en  faveur!  —  Le  calme  revient,  et  le 
marché  reprend  pour  quelques  années  une  activité  normale. 

Que  la  marche  des  affaires  vienne  à  s'accentuer,  la  roue 
continuera  de  tourner  :  les  mêmes  phénomènes  de  «  plein  », 

1    Le*  ventes  se  font  en  gros,  à  des  maisons  d'achat,  pour  l'intérieur,  ou  aux  aclie- 
leurs  étrangers,  par  l'intermédiaire  de  négociants-commissionnaires. 


OlVr^IEHS    ET    PATHONS    Tl'LLlSTKS    01',    CALAIS.  21 

crise  et  reprise  se  reproduiront  dans  le  mémo  ordre,  et  sensi- 
blement dans  le  même  temps. 

La  constance  de  la  période  de  ces  phénomènes  économiques 
semble  bien  marquer  qu'ils  sont  dus  principalement  à  des  cau- 
ses intérieures  à  la  fabrique,  à  Taccession  trop  aisée  à  la  pro- 
priété du  métier,  à  la  production  anarchique  qui  en  résulte.  Car 
les  faits  extérieurs  qui  influent  sur  la  marche  des  atlaires  ne 
sont  pas  périodiques,  ou  bien  ont  des  périodes  très  différentes. 
C'est  surtout  sur  l'amplitude  des  oscillations,  et  non  sur  leur 
durée  moyenne,  qu'agiront  la  concurrence  des  autres  places, 
les  crises  commerciales  ou  financières  des  pays  clients  et  la 
mode  enfin,  qui  est  un  facteur  essentiel  puisqu'elle  règle  la 
consommation  de  la  dentelle. 

«  La  dentelle,  accessoire  de  la  toilette,  est  asservie  à  la mof/e, 
tout  comme  les  femmes  pour  qui  la  mode  fut  inventée'  »;  et 
la  mode  est  une  terrible  maîtresse,  aux  caprices  soudains  et 
impérieux.  C'est  le  succès  des  blondes  de  soie  qui  donna,  vers 
1850,  l'essor  définitif  à  la  fabrique  calaisienne.  En  1900,  on 
proscrit  des  robes  et  des  chapeaux,  les  Valenciennes  et  les 
Malines.  Aujourd'hui  que  le  costume  tailleur  triomphe,  que  les 
(^  dessous  »  se  réduisent  de  plus  en  plus,  il  est  heureux  pour 
Calais  que  son  commerce  d'exportation  soit  considérable,  et 
que  les  modes  des  lointains  pays  soient  de  quelques  années  en 
retard  sur  celles  de  Paris. 

vil-    LES   SVNDICATS. 

L'âpre  concurrence  que  se  font  les  patrons  calaisiens  aurait 
infailliblement  amené  l'avilissement  des  salaires  de  leurs  ou- 
vriers, si  ceux-ci  ne  s'étaient  pas  organisés  pour  la  résistance. 
11  faut  lire  dans  l'étude  de  M.  de  Seilhac^,  l'histoire,  féconde 
en   enseignements,  des  syndicats    de  Calais. 

Les  premières  tentatives  en  1851  —  1867—  1883  eurent  des 

1.  Off.  du  Travail  de  Belgique;  Verhaegen,  «  La  dentelle  à  la  main  ». 

2.  Musée  social,  avril  1901,  La  Crève  des  TuUisles  de. Calais,  par  M.  Léon  de 
Seilhac. 


22  QUESTIONS   DU   JOUR. 

résultats  éphémères.  La  loi  de  188i  vint  enfin  :  V Alliance,  syn- 
dicat «  jaune  »,  prospéra,  pendant  que  le  syndicat  «  rouge  », 
y  Union,  se  formait  péniblement,  grâce  aux  ellbrts  de  Salembier. 
L'hiver  de  1887-1888  amena  une  crise  très  dure  :  lamentable 
fut  la  misère  des  ouvriers.  Et  le  syndicat  socialiste  fit  de  rapi- 
des progrès,  bien  que,  seule,  TAlliance  eût  été  associée  par  les 
patrons  à  la  distribution   d'importants  secours. 

L'Association  syndicale  des  fabricants  profita  de  la  crise 
pour  tenter  une  réforme  longtemps  souhaitée  :  l'adoption  par 
tous  les  patrons  d'un  même  tarif  de  salaires  au  rack.  Mais  les 
bases  qu'elle  proposa  aboutissaient  à  une  réduction  des  salaires 
si  manifeste,  que  l'Union  eut  derrière  elle  tout  le  peuple  de 
Saint -Pierre,  quand  elle  protesta  contre  le  «  tarif-pilon  ». 

Aux  mises  à  l'index  de  l'Union,  soixante-dix  fabricants  fé- 
dérés répondirent  par  le  lock-oiit. 

Mais  l'accord  se  fit,  après  quelques  mois  de  lutte,  sur  un  tarif 
de  conciliation,  élaboré  par  une  commission  mixte  patronale  et 
ouvrière.  L'Alliance,  à  cette  époque  «  un  cadavre  »,  n'avait  pas 
été  représentée  dans  le  débat.  Le  «tarif  de  1890  »  fut  accepté, 
pour  ime  année,   par  l'Association  patronale,   et  par  l'Union. 

Au  bout  d'un  an,  les  fabricants  reprirent  leur  liberté.  L'Union 
entreprit  contre  les  ouvriers  «  renégats  »  une  guerre  ;\  ou- 
trance. Cent  cabarets  et  pas  mal  de  boutiques,  fermèrent  leur 
porte  aux  «  moutons  noirs  ».  L'Union  demandait  à  ses  mem- 
bres de  foi'tes  cotisations,  car  elle  se  préparait  à  réclamer  le 
tarif  de  Nottingham  —  un  peu  plus  élevé  que  celui  de  1890  — 
et  la  journée  de  10  heures^  comme  à  Nottingham. 

Profitant  du  manque  d'entente  entre  les  ouvriers  et  les  pa- 
trons, des  commissionnaires  allemands,  nouveaux  venus  dans 
la  place,  osèrent  tenter  X accaparement  de  l'industrie  calai- 
sienne.  Ils  fournissaient  aux  tullistes  des  métiers  à  crédit,  qu'ils 
devaient  rembourser  par  leur  travail,  en  se  faisant  façonniers 
au  compte  de  leurs  commanditaires.  Ceux-ci  leur  donnaient  à 
faire  des  dentelles  copiées  sur  les  échantillons  que  la  fabrique 
présente  à  la  commission,  pour  être  soumis  aux  grands  ache- 
teurs. 500  métiers  sur  1.800  étaient  déjà  aux  mains  des  accapa- 


Ol'VRIKHS    KT    PATRONS   TILLISTKS    DE    CALAIS.  l-i 

rciii's,  quand  un  groupe  de  défense  se  forma  dans  le  sein  de 
l'Association  patronale  et  prononra  la  mise  à  rindex  des  indé- 
licats commissionnaires,  qui  durent  renoncer  à  fabriquer  ou 
faire  fabriquer  pour  leur  propre  compte,  en  concurrence  avec 
leurs  commettants  (ISOG). 

L'Union,  clairvoyante,  avait  secondé  les  efforts  du  groupe  de 
défense  :  les  pourparlers  furent  repris  entre  les  deux  syndicats, 
qui  s'accordèrent  pour  généraliser  l'application  du  tarif  de 
1890.  Soixante-quatorze  maisons  récalcitrantes  furent  mises  à 
l'index,  les  unes  après  les  autres  :  en  dix  mois,  soixante-quatre 
avaient  cédé.  —  L'Union  avait  pu  distribuer  32. 000  francs  en 
indemnités  de  grève.  Elle  gagna  en  1899  un  lot  de  100.000  francs 
au  tirage  d'obligations  du  Crédit  foncier  et  se  crut  alors  assez 
forte  pour  imposer  à  la  fabrique  la  journée  de  8  heures,  et  un 
tarif  majoré  de  20  0/0  pour  compensation.  Mais  la  politique  di- 
visait le  prolétariat  calaisien.  Les  révolutionnaires  guesdistes 
avaient  suivi  M.  Delecluze  dans  un  syndicat  dissident  :  1'  «  Eman- 
cipation ».  M.  Salembier  continuait  à  diriger  l'Union,  plutôt 
réformiste. 

L'Union  fut  seule  à  mener  la  grève.  Les  jaunes  et  les  guesdis- 
des  firent  le  jeu  des  patrons,  et  assurèrent  l'entretien,  le  «  dé- 
rouillage  »  des  métiers.  Ce  fut  un  échec  lamentable,  dont 
l'Union  se  relève  à  peine,  bien  que  les  autres  syndicats  aient 
depuis  disparu. 

Les  misères  de  la  grève  s'oublièrent  bien  vite,  car  une  ère 
d'inouïe  prospérité  s'ouvrait  pour  Calais  :  l'Amérique  demandait 
d'énormes  quantités  de  ces  Valenciennes  de  coton,  dont  la  place 
avait  peu  à  peu  repris  la  fabrication  pour  tirer  bénéfice  de  la 
législation  douanière  de  1892.  Les  exportations  se  développè- 
rent rapidement.  Les  articles  sole,  qui  alimentaient  surtout  le 
marché  intérieur,  furent  abandonnés  à  Caudry. 

Mais  après  un  «  plein  »  de  plusieurs  années,  dans  lesquelles 
le  chiffre  des  affaires  atteignit  de  100  à  120  millions,  le  krach 
américain  amena,  en  1907,  une  crise  qui  dure  encore.  Pour 
relever  la  fabrique,  on  songea  à  monter  de  nouveau  les  den- 
telles de  soie.  La  perfection  de  ses  produits  aurait  sans  peine 


24  OUESTIONS  DU    JOrR. 

fait  retrouver  à  Sainf-Pierre  son  ancienne  clientèle,  si  Caudry 
n'avait  eu  l'avantage  de  payer  le  rack  20  ou  30  %  moins  cher. 
—  Un  accord  fut  tenté  l'an  dernier,  en  vue  d'unifier  les  tarifs 
des  deux  places;  mais  les  patrons  caudrésiens  s'opposèrent  à 
toute  élévation  des  salaires  de  leurs  ouvriers.  [.'Association  syn- 
dicale des  fabricants  de  Calais  prescrivit  alors  à  ses  membres 
d'appliquer  un  nouveau  tarif,  mieux  approprié  aux  articles 
soie,  disait-elle,  et  que  son  comité  avait  élaboré  sans  consulter 
le  syndicat  ouvrier.  —  Devant  les  menaces  de  grève  de  l'Union, 
les  patrons  reculèrent  :  nous  avons  dit  comment,  dans  les  pre- 
mières lignes  de  cette  étude. 

Le  statu  qiio  est  donc  maintenu  :  le  contrat  de  1890  continue 
de  régir  en  princijie  la  quotité  des  salaires.  En  fait,  des  infrac- 
tions se  commettront  fréquemment,  dans  l'ombre,  tant  que  les 
circonstances  n'auront  pas  permis  à  l'Union  de  reprendre  la 
lutte  pour  l'application  loyale  du  tarif  :  on  voit,  à  chaque  crise, 
façonniers  et  petits  fabricants  faire  travailler  au  rabais;  les 
chômeurs  sont  trop  nombreux  déjà,  et  l'Union  ne  peut  réagir, 
contre  cette  stupide  concurrence,  qui  s'exerce  au  détriment  des 
maisons  sérieuses  et  des  ouvriers  fidèles  au  pacte  syndical. 

Le  conflit  reste  ouvert  :  nous  n'aurons  pas  la  prétention  de 
terminer  par  des  pronostics  sur  son  issue  une  étude  aussi  ra- 
pide, aussi  incomplète.  Tout  au  plus  sommes-nous  à  même, 
désormais,  de  suivre  les  débats  et  d'interpréter  les  événements. 

Quoi  qu'il  arrive  cependant,  nous  pouvons  croire  que  l'indus- 
trie calaisienne  continuera  ses  progrès.  Les  crises,  certes,  re- 
viendront :  elles  sont  le  résultat  de  l'anarchie  commerciale  de 
la  place.  L'accession  trop  aisée  à  la  propriété  du  métier,  puis 
au  patronat,  rend  impossible  toute  réglementation  de  la  pro- 
duction et  de  la  vente.  Il  y  a  là  comme  un  vice  de  constitution 
qui  condamne  la  fabrique  à  connaître  tour  à  tour  la  fièvre  et 
la  dépression,  mais  les  cellules  de  ce  grand  corps  mal  orga- 
nisé sont  tellement  actives,  leurs  produits  sont  si  parfaits,  qu'a- 
près ces  crises  de  croissance,  il  se  relève  plus  fort  et  plus  vi- 
vace. 

Paul  Vanuxem. 


L'ORGANISATION   DE   LA  VIE  PRIVEE 


L'ORIENTATION  l'ARTICLLARISTE 

SA  NÉCESSITÉ  ET  SA.  RÉALISATION  PRATIQUE 


«  Ceux  qui  ne  savent  que  faire  comme  tout  le  monde,  sont 
Ijons  à  grossir  la  troupe  en  marche;  il  faut  des  initiateurs, 
des  chefs;  il  faut  des  hommes  résolus  qui  commencent  peti- 
tement, modestement,  mais  avec  une  vue  nette  et  une  in- 
domptable contiance  :  ils  vont  loin,  et  ils  entraînent  et  gui- 
dent les  autres.  » 

(L.  Ollé-Laprune,  Le  Prix  de  la  Vie.  p.  427. 


Un  peu  partout,  mais  plus  particulièrement  dans  les  pays 
communautaires  et  surtout  en  France,  les  gens  qui  pensent  et 
réfléchissent  se  rendent  compte  qu'il  y  a  quelque  chose  de 
faussé  dans  l'organisation  et  le  fonctionnement  de  la  vie  so- 
ciale. Dans  tous  les  groupements  que  constituent  les  hommes 
vivant  en  société,  familles,  ateliers,  associations  profession- 
nelles, cités,  états,  se  manifeste  un  sentiment  indéfinissable 
de  gène  et  de  malaise  qui  est  l'indice  très  certain  d'une  situa- 
tion troublée  et  anormale.  On  a  vite  fait  de  dire  ({ue  cela  n'a 
rien  d'étonnant  —  puisque,  de  l'aveu  de  tous,  nous  sommes  à  une 
période  de  «  crise  »,  à  un  «  tournant  de  l'histoire  »  —  et  que 
les  choses  finiront  par  s'arranger  un  ^owy,  fataviam  invenient. 
Il  serait  sans  doute  préférable  et,  en  tous  cas,  plus  scientifique, 
de  rechercher  les  causes  profondes  de  cette  situation  critique 
et  d'examiner  si  la  volonté  humaine  ne   peut  rien  pour  nous 


26  l'orientation    PARTICULARISTE   ItE    LA   VIE. 

aider  à  sortir  des  conjonctures  difficiles  au  milieu  desquelles 
nous  nous  débattons. 

A  vrai  dire,  Fécole  de  la  Science  sociale  a  multiplié  les  études 
dans  cet  ordre  d'idées  et  ce  n'est  pas  aux  lecteurs  de  cette  revue 
que  nous  avons  à  l'apprendre.  Parles  enquêtes  qu'elle  a  pour- 
suivies, les  monographies  qu'elle  a  dressées  et  les  comparaisons 
qu'elle  a  instituées  entre  les  diverses  sociétés  qu'elle  soumettait 
à  son  examen,  elle  est  parvenue  à  montrer  assez  exactement 
pourquoi  la  prospérité  était  mieux  assurée  ici  que  là,  pourquoi 
tel  groupement  fonctionnait  mieux  dans  ce  pays  que  dans  cet 
autre  où  il  végétait  au  contraire  et  se  mourait  de  langueur. 

Ces  études  comparées  sont  éminemment  suggestives  et  déga- 
gent de  précieux  enseignements.  Sans  vouloir  entrer  dans  de 
longs  détails,  il  suffira,  pour  le  but  que  nous  nous  proposons, 
de  rappeler  que,  d'une  façon  générale,  la  science  constate  que 
les  divers  groupements  de  la  vie  sociale  sont  plus  vivants, 
doués  d'une  énergie,  d'une  efficacité,  d'une  fécondité  plus  in- 
tenses, et,  d'un  mot,  se  montrent  infiniment  plus  prospères 
dans  les  pays  particularistes,  c'est-à-dire  anglo-saxons,  que  dans 
les  pays  communautaires. 

Le  particularisme  apparaît  ainsi,  non  en  vertu  d'une  théorie 
préconçue,  mais  par  le  seul  effet  d'une  observation  bien  con- 
duite, comme  un  état  singulièrement  favorable  à  la  prospérité 
sociale.  De  fait,  aujourd'hui,  lorsqu'ils  veulent  nous  proposer 
des  exemples  à  suivre,  des  modèles  à  imiter,  en  quelque  ordre 
de  sujets  que  ce  soit,  les  écrivains  les  moins  au  courant  des 
travaux  de  la  Science  sociale  ne  manquent  pas  d'emprunter 
leurs  exemples  et  leurs  modèles  à  l'Angleterre  et  aux  États- 
Unis.  11  y  a  même  à  cet  égard  une  sorte  d'engouement  dont 
nous  dénoncerons  les  abus  plus  loin.  Le  fait  n'en  est  pas  moins 
significatif.  Tout  le  monde  sent  confusément  que  les  peuples  à 
traditions  invétérées,  à  procédés  routiniers,  immobilisés  par 
l'amour  exagéré  de  la  vie  en  commun,  le  besoin  d'appuis  exté- 
rieurs, le  prestige  des  fonctions  publiques,  la  terreur  des  nou- 
veautés, ont  partout  aujourd'hui  l'infériorité  sur  ceux  dont 
l'énergie  est  toujours  tendue,  l'initiative  en  éveil,  la  responsa- 


SA    NECESSITK    KT    SA    REALISATION    l'RATIQL'i:.  IL  i 

bilité  prête,  qui  ne  redoutent  ni  le  labeur  des  professions  in- 
dépendantes, ni  le  risque  des  entreprises  hardies,  ni  l'isolement 
du  pionnier,  ni  l'adaptation  aux  nouveautés  salutaires...  car 
c'est  bien  cela  le  particularisme  :  aptitude  à  se  tirer  d'afiaires 
par  soi-même,  à  se  décider,  à  se  conduire  et  à  réussir  sans  le 
conseil  et  l'appui  constamment  sollicités  des  autres  ^ 

Dans  ces  conditions,  l'orientation  vers  le  particularisme  se 
montre  comme  une  nécessité  des  temps  présents.  Qu'on  le 
veuille  ou  qu'on  s'y  refuse,  c'est  une  question  de  vie  ou  de  mort. 
«  Les  temps  sont  solennels,  dit  M"'  Ireland...  Le  monde  est 
dans  les  douleurs  de  l'enfantement  :  nous  assistons  à  la  nais- 
sance d'un  àg-e  nouveau.  Les  traditions  du  passé  s'évanouissent  ; 
de  nouvelles  formes  sociales,  de  nouvelles  institutions  politiques 
se  lèvent.  Il  y  a  une  évolution  dans  les  idées  et  les  sentiments 
des  hommes.  Tout  ce  qui  peut  être  changé  sera  changé  et  rien 
de  ce  qui  était  hier  ne  sera  demain-...  »  Dès  lors,  aujourd'hui 
plus  que  jamais  «  le  monde  a  Ijcsoin  d'hommes  mieux  trempés 
que  les  autres,  d'hommes  qui  voient  plus  loin,  qui  s'élèvent 
plus  haut,  qui  agissent  plus  hardiment  que  les  autres.  Pas  n'est 
besoin  qu'ils  soient  nombreux;  ils  n'ont  jamais  été  nombreux. 
Mais  même  en  petit  nombre,  ils  entraînent  la  foule  et  souvent 
l'humanité 3  ». 

«  Partout  ce  sont  d'intenses  courants,  écrit  de  son  côté  M.  Liard, 
courants  d'idées,  courants  de  science,  courants  de  richesses; 
mise  en  valeur  du  sol,  des  forces  de  la  nature  et  des  forces  de 
l'homme.  Les  âges  classiques,  qui  furent  grands,  mais  d'une 
autre  grandeur,  n'ont  connu  rien  de  pareil.  On  peut  regretter 
que  les  temps  soient  changés,  regretter  aussi  les  vies  doucement 
coulées  au  charme  des  belles  choses.  Ces  vies-là,  bien  peu  les 


1.  «  L'effort  personnel  consiste  à  ne  pas  mettre  à  contribution  l'effort  d'autrui 
|)0ur  ce  qu'on  peut  faire  soi-même...  L'initiative  consiste  à  faire  par  son  propre 
conseil  et  de  son  propre  mouvement  aussi  bien  et  mieux  que  ce  à  quoi  on  pourrait 
être  déterminé  par  le  conseil  et  l'impulsion  d'autrui  »  (H.  de  Tourville,  cité  par 
Cl.  Bouvier,  H.  de  Tourville,  Paris.  Bloud,  p.  G7,  note). 

2.  L'Eglise  et  le  Siècle,  trad.  fr.,  p.  26,  70.  —  Cf.  E.  Demolins,  .1  quoi  tient  la 
supériorité  des  Anglo-Sa.rons,  p.  93-98,  409-410. 

3.  Ms'  Ireland,  op.  cit.,  p.  25. 


■•IH  l'orientation  farticilaiuste  de  i.a  vie. 

connaîtront  maintenant.  Il  faut  agir  sous  peine  de  dépérir;  il 
l'aut  affronter  les  courants,  sous  peine  d'être  laissé  au  rivage, 
comme  une  épave  1,  »  Si  donc  nous  ne  voulons  pas  devenir  de 
tristes  épaves  abandonnées  sur  la  rive,  il  faut  courageusement, 
virilement,  nous  diriger  dans  le  sens  du  particularisme,  et,  par 
conséquent,  tourner  nos  reg-ards  vers  ceux  qui  nous  ont  dépassés 
dans  la  voie  du  progrès,  pour  cherchera  leur  dérober,  sur  les 
points  du  moins  où  nous  ne  les  valons  pas,  le  secret  de  leur 
supériorité.  Les  anciens  Romains  ne  procédaient  pas  autrement  : 
'(  Ce  qui  a  le  plus  contribué,  dit  Montesquieu,  à  rendre  les 
Romains  les  maîtres  du  monde,  c'est  qu'ayant  combattu  succes- 
sivement contre  tous  les  peuples,  ils  ont  toujours  renoncé  à  leurs 
usages  sitôt  qu'ils  en  ont  trouvé  de  meilleurs-,  »  Les  Romains 
n'en  ont  pas  pour  cela  perdu  leur  caractère  national  ni  les 
qualités  propres  à  leur  race  :  il  en  sera  de  même  pour  nous, 
si  nous  savons  nous  y  prendre  avec  adresse  et  prudence. 
Mais  une  première  question  se  pose  : 

1.  Le  nouveau  plan  d  études  de  l'enseignement  secondaire.  Paris,  Cornély, 
p.  19.  —  Cf.  P.Schwalm,  Les  Français  d'hier  et  ceux  de  demain  [Science  sociale, 
t.  XVII,  p.  459  et  s.)  V.  surtout  les  chap.  intilulés  :  L'ancienne  douceur  de  vivre. 
Un  âge  nouveati,  qui  commence,  p.  464  et  465.) 

2.  Grandeur  et  Décadence  des  Jtomains,  chap.  i. 


CETTE  ORIENTATION  VERS  LE  PARTICULARISME  EST-ELLE 

POSSIBLE? 


Une  formation  sociale  est  le  résultat  de  facteurs  nombreux 
dont  les  principaux  sont  le  lieu^  c'est-à-dire  le  sol,  ses  produc- 
tions, son  climat,  et  le  travail  que  la  nature  de  ce  lieu  impose. 
De  la  formation  particulariste  anglo-saxonne  nous  connaissons 
la  longue  et  laborieuse  histoire,  grâce  aux  travaux  de  Henri  de 
Tourville^.  Comment  des  communautaires  pourraient- ils  se 
donner,  quand  ils  le  voudraient,  cette  formation  originale  qui 
a  pris  naissance  sur  les  Ijords  de  la  Norvège  pour  se  com- 
pléter dans  la  Plaine  saxonne  et  dans  la  Grande-Bretagne, 
et  qui  se  trouve  être  ainsi  le  résultat  d'une  lente  évolution 
poursuivie  pendant  des  siècles?  Eux-mêmes  ont  reçu,  depuis 
les  origines  de  leur  race,  une  formation  toute  différente  qui  les 
a  fixés  en  de  certaines  pratiques,  de  certaines  coutumes,  de 
certaines  habitudes  de  travail  et  de  groupement;  pour  se  trans- 
former, il  leur  faudrait  donc  reprendre  à  leur  tour  le  chemin 
suivi  jadis  par  les  premiers  cmigrants  goths  et  saxons  et  recom- 
mencer les  expériences  de  travail  et  d'installation  de  ceux-ci  : 
ce  serait  le  seul  moyen  scientifique,  semble-t-il  au  premier 
abord;  mais  son  extravagance  même  le  fait  aussitôt  rejeter... 
Alors  ne  faut-il  pas  conclure  qu'on  nait  communautaire 
comme  on  nait  particulariste,   qu'on  reste  toute  sa  vie  ce  qu'on 

1.  Ilisloirede  la  formalion  particulariste,  Paris,  Firmin-Didot. 


.30  l'orientation  tarticulariste  de  la  vie. 

est  né  et  qu'il  y  a  là  une  sorte  de  déterminisme  social  auquel 
il  est  impossible  de  se  soustraire? 

Cette  con'clusion  n'est  pas  aussi  nécessaire  qu'elle  le  parait 
tout  d'abord,  et  c'est  l'observation  des  faits  qui  va  nous  le 
montrer.  Si  l'on  va  au  fond  des  choses,  on  reconnaît  bien  vite 
que  ce  qui  imprime  aux  individus  les  caractères  spécifiques 
de  la  formation  à  laquelle  ils  appartiennent,  c'est  I'éducation 
qu'ils  reçoivent  dans  leurinilieu  d'origine.  C'est  l'éducation  qui 
donne  aux  Anglais,  aux  Américains  ces  qualités  d'initiative, 
d'indépendance,  d'endurance,  de  maîtrise  de  soi-même,  de 
self  heljj^  de  self  control  qui  sont  si  caractéristiques  de  la  forma- 
tion particulariste.  Sans  doute  ce  genre  d'éducation  est  singu- 
lièrement facilité  par  la  nature  des  choses  dans  un  pays  où  ces 
qualités  sont  pour  ainsi  dire  les  produits  spontanés  du  lieu  et  du 
travail  ;  mais  s'il  est  plus  difficile  ailleurs,  ce  genre  d'éducation 
ne  se  heurte  pas  pour  cela  à  une  impossibilité  invincible.  Par 
une  application  intelligente,  une  volonté  réfléchie,  un  effort  per- 
sévérant, on  y  peut  réussir  encore  :  les  difficultés  seront  mani- 
festement plus  grandes,  le  succès  n'en  sera  que  plus  méritoire  '. 

Vainement  objecterait-on  l'inaptitude  des  communautaires  à 
se  transformer  par  ce  procédé  rapide  de  l'éducation  :  l'exemple 
des  États-Unis  pourrait  donner  un  démenti  à  cette  allégation. 
Le  plus  grand  nombre  des  immigrés  en  territoire  américain  sont 
d'origine  communautaire;  cependant  n'aperçoit-on  pas  qu'au 
bout  d'une  ou  deux  générations,  beaucoup  sont  complètement 
assimilés,  américanisés,  particularisés  si  l'on  peut  dire,  et  cela 
surtout  grâce  aux  procédés  d'éducation  dont  ils  sont  l'objet 
dès  leur  arrivée  aux  États-Unis  2. 

1.  «  Un  préjugé  fort  répandu  contribue  à  décourager  l'esprit  de  réforme;  je  veux 
parler  de  celui  qui  subordonne  la  destinée  des  peuples  à  l'organisation  physique  des 
races.  Le  préjugé  est  démenti  par  l'observation...  Comprenons  que  la  grandeur  de 
l'humanité  consiste  précisément  en  ce  que  les  forces  matérielles  peuvent  être  subor- 
données à  des  forces  morales,  dominées  elles-mêmes  par  notre  volonté;  que  chaque 
peuple  peut,  en  conséquence,  trouver  en  lui-même  le?,  ressources  nécessaires  pour 
s'élever  à  la  hauteur  de  ses  rivaux.  »  —  Le  Play,  La  Reforme  sociale  en  France, 
ch.  V  (7"  édition,  t.  I,  p.  32  et  35). 

2.  Anatole  Leroy-Beaulieu,  L'Immigration  et  l'unité  nationale  aux  États-Unis 
(Réforme  sociale,  1903,  1,  289). 


CKTTE    OHIKMATION    KST-ELLI':    l'OSSIBLi:  ?  31 

Mais,  dans  ce  cas,  dira-t-on,  la  transformation  s'opère  dans 
un  milieu  et  gT;\ce  à  une  ambiance  particulai'istes.  La  question 
est  de  savoir  si,  tout  en  restant  sur  son  terrain  d'origine,  un 
peuple  a  le  pouvoir  de  se  transformer  par  le  seul  effet  de  son 
application  et  de  sa  volonté.  Pour  répondre  à  cette  question,  les 
raisonnements  et  les  théories  ne  serviraient  à  rien.  Rien  ne  vaut 
un  fait  ou  un  exemple  concret  toujours  facile  à  contrôler.  Dans 
le  cas  particulier  le  fait  et  l'exemple  nous  sont  fournis  par 
V Allemagne  contemporaine . 

Tout  le  monde  sait  que  l'Allemagne  est,  dans  sa  plus  grande 
partie,  de  formation  communautaire  '  :  il  en  est  ainsi  de  la 
grande  plaine  du  Nord-Est,  de  la  région  des  vallées  dans  l'Alle- 
magne centrale  et  méridionale,  de  la  plaine  rhénane  ;  la  for- 
mation particulariste  ne  se  rencontre  que  dans  la  plaine 
saxonne,  c'est-à-dire  dans  le  Hanovre,  le  Mecklembourg,  une 
partie  de  la  Westplialie  et  dans  quelques  régions  élevées  de 
la  Franconie,  de  la  Thuringe,  de  la  Souabe -,  Les  traits  de 
cette  formation  communautaire  sont  nombreux  :  l'Allemagne 
est  par  excellence  le  pays  des  groupements  patriarcaux,  le  pays 
de  la  discipline  autoritaire -^  des  ateliers  paternalistes  K  L'unité 
allemande  en  a  fait  un  pays  centralisé  où  les  fonctions  publi- 
ques sont  très  recherchées  '  ;  c'est  la  terre  d'élection  du  socia- 
lisme d'État^  et  du  socialisme  sous  sa  forme  la  plus  commu- 
nautaire, le  collectiviste  marxiste  ■. 

1.  M.  Demolins  a,  il  est  vrai,  classé  rAlleinagne  ainsi  que  la  Suisse  parmi  les  Socié- 
lésa  formation  particulariste  ébranlée  {Glàs&idcdVioa  sociale,  Science  sociale,  nouv. 
série,  fasc.  10-11,  p.  111  et  s.);  mais  celte  dénominalion  peut  être  critiquée  et  elle  l'a 
été  au  congrès  de  1907  (Bullet.  de  Se.  soc,  1907,  p.  263). 

2.  L.  Poinsard,  L'Allemagne  contemporaine  (Science  sociale,  t.  XXV  et  XXVI,  arti- 
cles reproduits  par  l'auteur  dans  son  ouvrage  :  La  Production,  le  travail  et  le  pro- 
blème social  dans  tons  les  pays  au  début  du  w  siècle,  t.  Il,  p.  43  et  s.). 

3.  V.  notamment  dans  J.  Huret,  Rhin  et  Wcstphalie,  le  chap.  sur  La  discipline, 
p.  187  et  s.)- 

4.  V.  P.  de  Rousiers,  Le  Paternalisme  allemand,  comment  II  empêche  la  cons- 
titution d'une  élite  ouvrière  (Science  sociale,  t.  XXXI,  p.  389)  ;  du  même  auteur.  Ham- 
bourg et  l'Allemagne  contemporaine  (Paris,  A.  Colin),  p.  297-302. 

5.  Demartial,  Zes  fonctionnaires  prussiens  (Revue  politir/.  et  parlement.,  septem- 
bre et  octobre  1908  et  les  références  données  dans  cet  article). 

6.  L.  Poinsard,  La  Production,  le  travail,  etc.,  t.  II,  p.  154-159. 

7.  J.  BourUeau,  Le  socialisme  allemand,  p.  1  etpassim. 


32  l'orientation  particllariste  de  la  vie. 

Cependant  que  voyons-nous  depuis  un  certain  nombre  d'an- 
nées? Nous  voyons  que  ce  peuple,  pourtant  bien  enfoncé  dans 
Fornière  des  pratiques  communautaires,  cherche  à  se  dégager, 
à  s'affranchir  de  sa  formation  sociale  originaire  et  qu'il  y  réus- 
sit. Il  y  réussit  grâce  à  l'action  très  visible  d'une  élite  particu- 
lariste,  mais  aussi  grâce  à  un  effort  général  très  sérieux  et  très 
soutenu  d'application  et  de  volonté,  tendu  vers  un  but  déter- 
miné. 

«  L'Allemand,  dit  M.  Georges  Blondel,  est  au  fond  pesant  et 
routinier;  il  n'a  pas  à  un  haut  degré  l'esprit  d'initiative...  sa 
volonté  est  gauche  dans  l'acte  isolé...  il  a  fortement  besoin 
d'être  dirigé'.  »  C'est  ce  qui  taisait  dire  déjà  à  M'"'  de  Staël: 
«  L'Allemand  voudrait  que  tout  lui  fût  tracé  d'avance  en  fait 
de  conduite..-,  moins  on  lui  donne  à  cet  égard  l'occasion  de 
se  décider  par  lui-même,  plus  il  est  satisfait ~.  » 

Et  pourtant  cet  Allemand  si  lourd,  si  dilficile  à  remuer,  est 
en  train  de  se  transformer,  de  sq  particulariser  au  point  que 
le  spectacle  de  son  activité  donne  aux  observateurs  les  moins 
prévenus,  comme  M.  J.  Huret,  des  réminiscences  d'Amérique  : 
«  Après  dix  mois  de  voyages  à  travers  l'Empire  allemand, 
je  suis  frappé  de  la  quantité  de  souvenirs  et  d'impressions 
d'Amérique  qu'évoquent  en  moi  non  seulement  les  villes  in- 
dustrielles de  la  province  rhénane  et  de  la  Westphalie,  non 
seulement  l'aspect  des  rues,  mais  l'aspect  des  foules,  mais  la 
vie  des  habitants,  leurs  mœurs  et  leurs  goûts  »  ;  et  un  peu 
plus  loin  :  en  Allemagne,  «  ce  qui  s'offre  à  présent  à  nos 
regards,  c'est  l'épanouissement  complexe  d'une  vieille  race  pau- 

1.  Eludes  sur  les  populalions  rurales  de  l Allemaç/ne.  Paris,  Larose,  p.  219; 
L'Essor  industr.  et  commerc.  du  peuple  allemand,  ibitl.,  p.  288. 

2.  JJe  l'Allemagne,  ch.  ii  (édit.  Garnier,  p.  27).  M^^  de  Staël  di.sail  f  ncore  :  «  On  a 
beaucoup  de  peine  à  s'accoutumer,  en  sortant  de  France,  à  la  lenteur  et  à  l'inertie 
du  peuple  allemand;  il  ne  se  presse  jamais,  il  trouve  des  obstacles  à  tout  ;  vous  en- 
tendez dire  en  Allemagne:  c'est  impossible,  cent  fois  contre  une  en  France. Quand  il 
s'agit  d'agir,  les  Allemands  ne  savent  pas  lutter  avec  les  difficultés.  »  (lOid.,  p.  20), 
Et  plus  loin  :  «  En  Allemagne,  les  résolutions  sont  lentes,  le  découragement  est  fa- 
cile, parce  qu'une  existence  assez  triste  ne  donne  pas  beaucoup  de  confiance  dans 
la  fortune.   L'habitude  d'une  manière  d'être  paisible  et  réglée  prépare   si  mal   aux 

chances  multiples  du  hasard,   qu'on  se  soumet  plus  volontiers  à  la  mort  qui   vient 

avec  méthode  qu'à  la  vie  aventureuse  »  [Ibid.,  p.  24). 


CETTE    ORIENTATION    EST-ELLE    POSSIBLE?  :{.'} 

vre  à  qui  la  fortune  a  souri,  qui,  surprise  et  ravie,  s'est  mise  au 
travail,  s'est  lancée  hardiment,  très  hardiment,  dans  rentre- 
prise  et  la  spéculation  modernes  et  s'accorde,  sans  tarder,  tout 
le  confort  permis...  *  ». 

De  cette  activité,  de  cette  hardiesse  les  preuves  abondent  : 
c'est,  d'une  façon  générale,  l'essor  prodigieux  de  l'industrie  et 
du  commerce";  c'est,  pour  prendre  quelques  faits  plus  précis  : 
le  développement  extraordinaire  du  port  de  Hambourg  qui  est 
devenu  le  premier  port  de  l'Europe  continentale  et  le  troisième 
du  monde-^;  c'est  l'extension  des  grandes  compagnies  de  navi- 
gation'■  ;  c'est  la  puissante  organisation  des  banques  •'•;  c'est 
l'esprit  d'association  des  industriels'^  :  c'est  une  concurrence 
intense  qui  dénote,  chez  ceux  qui  s'y  livrent,  une  étonnante 
passion  de  la  lutte  et  du  succès  ;  par  exemple  :  Krupp  s'at- 
tarde aux  ^^eux  procédés  pour  la  fabrication  des  canons;  aus- 
sitôt surgit  Ehrhardt,  de  Dûsseldorf,  qui,  avec  ténacité,  cherche 
à  faire  mieux  que  son  rival  et  parfois  l'emporte  sur  lui,  malgré 
la  vieille  réputation  de  celui-ci  et  la  faveur  gouvernementale 
qui  lui  reste  acquise  ^  —  iMais  ce  qui  est  assurément  le  plus  ca- 
ractéristique, c'est  l'avènement  en  Allemagne  d'hommes  éner- 
giques paraissant  offrir  toutes  les  qualités  de  vrais  particula- 

1.  J.  Huret,  Rhin  et  Wesphalie.  p.  1  et  2. 

'1.  V.  notamment  l'ouvrage  déjà  cité  de  M.  G.  Blondel.  L'Kssor  iadustr.  et  com- 
mère, du  peuple  allemand  et  les  articles  de  M.  H.  Hauser  sur  \e  Développement 
économique  de  l'Allemagne,  publiés  dans  la  Bévue  des  Cours.  1898-1899,  l.  I. 
Cf.  les  détails  donnés  par  J.  Huret  sur  l'industrie  chimique  :  Eliiii  et  Wesplialie, 
p.  106-131. 

3.  P.  de  Rousiers,  Hambourg  et  l'Allemagne  contempor.  V.  notamment  le 
chap.  V,  ;"  4  :  Comment  Hambourg  est  devenu  un  grand  port,  p.  203  et  s.  —  Cf. 
J.  Huret,  De  Hambourg  aux  marches  de  Pologne,  p.  101  à  238. 

4.  P.  de  KousierS;  Hambourg,  ch.  v,  ;',  5  :  L'Armement  et  les  grandes  compagnies 
de  navigation,  ^.1\ie:i  s.  — J.  Huret,  De  Hambourg  aux  marches  de  Pologne. 
p.  143  et  s.,  La  Compagnie  H ambxirg-Amerika . 

5.  G.  Blondel,  VEssor...  p.  467-485;  J.  Huret,  De  Hambourg  aux  marches  de 
Pologne,  p.  205  et  s.  L'Appui  des  banques. 

6.  P.  de  Rousiers,  Ze.s-  Cartells  allemands,  dans  les  Syndicats  industriels  de 
producteurs  en  France  et  à  l'étranger  (Paris,  A.  Colin),  p.  107-183.  —  Cf.  J.  Huret, 
Jihin  et  Westphalie,  p.  ?.50  et  s.  :  Le  Syndicat  de  l'acier:  de  Hambourg  aux 
marches  de  Pologne,  p.  349-380  :  Les  Kartels. 

7.  J.  Huret,  Rhin  et  Westphalie,  p.  262  et  s.  Un  concurrent  de  Krupp  : 
M.  Ehrhardt. 

3 


34  l'orientation  particulariste  de  la  vie. 

ristes  anglo-saxons.  Tel  est,  par  exemple,  M.  Thyssen,  le 
richissime  propriétaire  minier  et  maître  de  forges  du  bassin  de 
la  Rhur  ;  en  lisant  son  histoire  que  raconte  M.  J.  Huret,  on  croit 
lire  celle  d'un  self  made  man  an£;lais  ou  américain  : 

Thyssen  <(  ce  nom,  déjà  connu  en  France,  dans  les  milieux 
de  grande  industrie,  jouit  en  Allemagne  d'une  autorité  et 
d'une  puissance  considérables.  M.  Thyssen  est  l'un  des  hommes 
dont  nos  voisins  ont  le  plus  de  raison  d'être  fiers  à  l'heure 
présente,  un  de  ceux  dont  C effort  victorieux  a,  depuis  trente  ans, 
réalisé  les  plus  belles  œuvres  industrielles  et  commerciales  de 
l'Empire  allemand...  Thyssen  a  ce  mérite  iVêtre  seul  et  d'avoir 
toujours  été  seul  (cela  est  bien  particulariste).  Il  a  édifié  sa 
colossale  fortune  et  sa  puissance  sans  le  secours  d'awun  associé 
ni  d'aucun  ancêtre.  Il  est  parfaitement  représentatif  du  type 
de  rxillemand  d'aujourd'hui,  car  sa  destinée  fut  la  même  que 
celle  de  son  pays.  Pauvre  en  somme  en  1871,  son  père  lui 
donna  une  dizaine  de  mille  marks  en  lui  disant  :  «  Débrouille- 
toi  ».  Aujourd'hui.  M.  Thyssen  dirige  quatre  usines  dont  l'une, 
celle  de  Bruckhausen,  Deutscher  Kaiser,  est  formidable. 
M.  Thyssen  est  catholique...  et  bien  qu'il  ne  s'occupe  pas  de 
politique  militante,  le  parti  du  Centre  au  Reichstag  compte  avec 
lui,  car  il  est  une  force.  Dans  ses  quatre  usines  et  ses  mines  de 
charbon  de  Bruckhausen,  de  Mullieim-sur-la-Ruhr,  de  Dinslaken 
et  de  Meiderich,  il  gouverne...  plus  de  25.000  ouvriers.  On  sait 
très  bien,  en  haut  lieu,  qu'en  1890  il  y  avait  10.000  habitants 
à  Bruckhausen  et  qu'aujourd'hui  on  en  compte  60.000.  » 

M.  Huret  visite  les  usines  qui  possèdent  80  kilomètres  de 
chemin  de  fer  avec  2.500  wagons  et  39  locomotives.  M.  Thyssen 
demande  à  son  hôte  ses  impressions  sur  ces  usines  :  «  Je  lui  dis 
la  vérité,  que  j'ai  été  frappé  de  leur  organisation  rappelant  tout 
à  fait  celle  des  Etats-Unis  «.Puis,  après  quelques  réflexions  sur 
la  supériorité  américaine  :  «  Oui,  ce  doit  être  vrai,  fit  M.  Thyssen. 
Ah  !  les  Américains,  ils  sont  encore  les  premiers!  Tous  nos  prin- 
cipaux ingénieurs  sont  allés  en  Amérique.  «  —  «  Et  vous?  »  — 
«  Pas  encore.  Peut-être  m'y  déciderai-je  cette  année  ou  l'au- 
tre. »  Voilà  donc  un  homme   de  soixante-quatre   ans,  conclut 


CETTK    OHIHM'ATION    l'.Sï-ELI.E    l'OSSIHLE  l*  35 

M.  Il  met,  qui  se  préparc  à  traverser  l'Océan  pour  ses  affaires  ^  » 
(îctle   orientation  très  nette  de   l'Allemagne   contemporaine 
vers  le  partie tilarisme  mérite  qu'on  s'y  arrête  quel(|ues  instants 
pour  eu  rechercher  les  causes. 

1.  J.  llurcl,  llhin  et  Wcslithalk',  p.  221-:>50,  C'Ae;  M.  77«y.ç.seîi.  Peut-être  y  au- 
rait-il lieu  de  signaler  le  revirement  qui  se  dessine  depuis  quelques  années  en  Alle- 
magne contre  le  socialisme  marxiste,  à  la  suite  des  critiques  de  lîernstein,  comme  un 
nouveau  synqitùme  de  cette  orientation  particulariste.  M.  Poinsard  a  très  bien  montré 
pouniuoi  et  comment  tous  les  jnogrès  acconq)lis  dans  le  sens  du  particularisme  vont 
directement  à  rencontre  des  tendances  collectivistes.  Oi).  cil.,  t.  H,  p.  716  et  s.  — Sur 
Bernstein,  V.  P.  Leroy-Beaulieu.  Le  Collectivisme,  5"édit.,p.  461  et  s. — J.Bourdeau, 
Ll'ootutioa  du  socialisme,  càap.  lu,  p.  83  et  s.  :  La  Crise  du  soci(flis)ne.  La  fin 
d'une  doctri)ie. 


II 


GOMMENT  SE  FAIT  CETTE  ORIENTATION  EN    ALLEMAGNE 

Il  parait  bien  certain  que  c'est  une  élite,  et  une  élite  seulement, 
qui  entraîne  l'Allemagne  dans  la  voie  du  particularisme.  Mais 
d'où  vient  cette  élite  et  comment  s'y  prend-elle  pour  atteindre 
son  but  ? 

Il  est  probable  que  la  plupart  de  ceux  qui  la  composent  sont 
d'origine  particulariste,  c'est-à-dire  sont  issus  de  ces  groupes 
particularistes  dont  nous  rappelions  plus  haut  la  présence  sur 
le  territoire  allemand  '.  On  ne  peut  douter  par  exemple  que  les 
villes  libres  du  Nord  qui  sont  en  plein  pays  particulariste,  ne  pro- 
duisent un  grand  nombre  des  membres  de  cette  élite  progres- 
siste. Dans  son  livre  sur  Hambourg ,  M.  de  Rousiers  consacre  tout 
un  chapitre  ~  à  V esprit  d'entreprise  des  Hambourg eois,  et  voici  sa 
conclusion  :  «  Dans  cette  masse  allemande  un  peu  pesante, 
un  peu  inerte,  il  s'est  rencontré  en  quantité  suffisante  un  levain 
très  agissant.  Les  anciens  centres  industriels  de  la  Westphalie, 
les  populations  du  Hanovre  ont  fourni  beaucoup  de  cet  élément 
actif.  Hambourg  tout  particulièrement  a  été,  par  son  ancienne 
formation  hanséatique,  un  élément  excitateur  et  vivifiant.   » 

Cependant  on  ne  saurait  affirmer  que  tous  ceux  qui  s'orien- 
tent aujourd'hui  dans  les  voies  nouvelles  descendent  de  par- 
ticularistes authentiques.  Il  y  a  là  un  mouvement  très  général 

1.  Ainsi  M.  Thyssen  est  originaire  du  Nord-Ouest  de  lAllemagne. 

2.  Pages  228  à  237. 


COMMliNI'    SK    lACl'    CiriTi;    OlUENTATION    ICN    ALLEMAGNE.  37 

OÙ  semblent  bien  engagés  des  communautaires  avérés.  Comment 
s'y  prennent-ils  et  quel  est  le  principe  de  leur  action? 

Sans  doute  ils  peuvent  bien  avoir  ét(''  servis  par  les  circons- 
tances :  la  richesse  naturelle  de  certaines  régions,  l'accroisse- 
ment de  la  population,  les  victoires  de  1870  avec  l'indemnité 
de  guerre  qui  en  a  été  la  conséquence,  l'unité  allemande  pro- 
clamée en  1871,  etc.  '.  Mais  ces  événements  favorables  n'expli- 
([uent  rien,  car  il  a  fallu  justement  savoir  en  profiter  et  en 
tirer  parti,  et  c'est  là  ce  qu'il  faut  expliquer. 

L'explication  se  trouve  1res  simplement  dans  ce  fait  que  les 
Allemands  se  sont  applùjui's  et  ont  voulu.  Avec  beaucoup  de 
bon  sens,  ils  ont  cherché  d'abord  à  se  rendre  un  compte  exact 
du  but  qu'il  leur  fallait  atteindre;  ils  ont  mesuré  leurs  dis- 
tances et  lentement,  patiemment,  méthodiquement,  ils  se  sont 
mis  en  marche  et  ils  sont  arrivés. 

«  L'Allemand,  a  dit  très  justement  M.  Blondel,  n'a  pas  de  ces 
coups  de  tète  héroïques  et  de  ces  élans  d'enthousiasme  dont  les 
races  latines  sont  parfois  trop  fières.  Il  a  conservé  dans  son 
caractère  quelque  chose  de  cette  vis  durans  dont  parlait  déjà 
Tacite  et  qui  est,  en  toute  matière,  une  condition  de  succès.  Sa 
volonté  est  une  voloîité  à  longue  portée  qu'il  cherche  à  maintenir, 
par  un  entraînement  judicieux,  dans  une  intensité  modérée,  mais 
toujours  égale,  de  façon  à  n'avoir  jamais  besoin  de  lui  demander 
des  prodiges  dont  il  la  juge  à  bon  droit  incapable.  Cette  volonté 
c'est  la  volonté  de  l'avenir,  c'est  la  volonté  qui,  dans  l'humanité 
^ mûrie,  comme  chez  l'homme  fait,  doit  succéder  à  l'énergie 
souvent  mal  réglée  de  la  jeunesse.  L'Allemagne  doit  une  bonne 
partie  de  ses  victoires  économif[ues  à  la  somme  d'efforts  faits 
par  ses  enfants,  à  ce  labeur  opjinidtre  que  n'ont  point  reijuté  les 
défaillances  d'un  naturel  un  peu  ingrat-.  » 

Une  fois  que  l'Allemand  eut  conçu  son  idéal  de  développe- 
ment économique,  industriel,  commercial  et  d'expansion  mon- 
diale, il  mit  tout  en  œuvre  pour  le  réaliser,  sans  négligence 

1.  V.  l'exposé  (le  ces  circonsUmces  favorables  dans  les   articles  de   M.  II.  Hauser 
déjà  cités. 
'}..  Essor  induslr.  et  cnDintcrc.  du  peuple  allemand,  p.  27.j-'276. 


38  l'orientation  particulahiste  de  la  vie. 

ni  omission,  sans  précipitation,  mais  avec  un  remarquable  es- 
prit d'organisation  et  de  méthode. 

Et  tout  d'abord,  avec  une  confiance  illimitée  et  très  justifiée 
dans  le  pouvoir  de  la  science,  il  se  dit  que  rien  de  sérieux  et 
de  puissant  ne  pouvait  être  tenté  à  notre  époque  sans  son  appui 
et  son  autorité.  Il  se  mit  donc  à  étudier  la  science  ou  plutôt 
les  sciences  avec  une  rare  ténacité,  atin  d'en  tirer  successive- 
ment toutes  les  applications  pratiques.  Et  le  succès  couronna 
ses  efforts;  un  exemple  pris  au  hasard  le  fera  voir  : 

«  Ce  qui  a  fait  le  succès  de  l'industrie  cliimique  (en  Allema- 
gne), dit  le  professeur  Fischer,  de  Berlin,  c'est  le  génie  d'organi- 
sation des  Prussiens,  leur  ordre  et  surtout  leur  persévérance. 
Ensuite  viendrait  leur  science  qui  est  grande,  parce  qu'elle  est 
spécialisée.  Dans  les  usines  allemandes,  parmi  des  milliers  de 
chimistes,  il  s'en  trouve  qui  mériteraient  de  prendre  un  siège 
de  professeur  à  l'Université.  Inversement  vous  voyez  très  sou- 
vent des  privat-docent,  des  agrégés,  allant  dans  les  usines  tra- 
vailler, gagner  leur  vie  et  en  même  temps  étudier...  » 

«  Simple  question  de  recJierches  et  de  patience,  dit  à  son 
tour  un  grand  industriel.  Pour  ne  prendre  que  l'exemple  des 
colorants,  depuis  le  jour  où  Perkins  aperçut  la  couleur  violette 
au  fond  de  la  cornue  où  il  distillait  le  goudron,  et  Natanson  le 
rouge  d'aniline,  il  y  a  cinquante  ans  de  cela,  tous  les  peuples 
auraient  jni  tirer  parti  de  leur  découverte.  Ce  fut  même  un 
Français,  Vergoin,  de  Lyon,  qui,  le  premier,  trouva  le  moyen 
d'extraire  les  couleurs  industriellement,  trois  ans  après  la  dé-, 
couverte  de  Perkins.  Il  ne  fallait  donc  ensuite  que  de  Vappli- 
cation  et  de  la  persévérance...  Nous  entrâmes  d'abord  timide- 
ment dans  la  voie...  Mais  en  Allemagne  on  travaille  ferme. 
Plusieurs  chimistes  cherchèrent  de  nouvelles  couleurs,  quelques- 
uns  en  trouvèrent.  Et  quand  peu  à  peu  le  goudron  révéla  aux 
manipulateurs  ses  richesses,  les  usines  se  fondèrent,  s'a- 
grandirent ^  » 

Ces  quelques  citations  montrent  sur  le  vif,  dans  une  indus- 

1.  J.  Huret,  nhin  el  Weatphalie  :  l'Industrie  chimique,  p.  119  et  125. 


COMMENT    SK    FAIT    T.KTTE    ORIENTATION    EN    AM.EMAGNE.  iJO 

ti'ic  détei'iiiinéo,  la  luaiiirre  de  procéder  des  Allemands,  manière 
lente,  prudente,  mais  sûre  d'elle-même,  parce  qu'elle  s'appuie 
sur  la  science.  L'Allemand,  répétous-le,  n'a  pas  l'élan  impulsif 
du  Latin,  ni  l'initiative  hardie  de  FAniito-Saxon.  Mais  il  pos- 
sède, parce  (pi'il  a  su  se  les  donner,  la  méthode,  le  talent  d'or- 
ganisation, la  patience,  la  persévérance,  le  sérieux,  la  docilité 
aux  enseignements  de  ceux  dont  la  compétence  est  éprouvée  — 
toutes  qualités  moyennes,  à  la  portée  de  tous,  mais  dont  l'Alle- 
mand a  su  tirer  un  parti  incomparable. 

Avec  un  imperturbable  bon  sens,  il  se  dit  aussi  qu'il  n'y 
aurait  rien  de  fait,  du  moins  rien  de  durable,  si  l'éducation  de 
la  jeunesse  n'était,  elle  aussi,  adaptée  aux  besoins  de  l'époque 
présente. 

il  n'y  a  pas  très  longtemps  encore,  l'éducation  allemande 
était,  en  Allemagne  même,  l'objet  des  plus  sévères  critiques  ^  : 
on  sentait  confusément  qu'elle  ne  formait  pas  les  hommes, 
les  caractères  dont  on  pressentait  que  la  société  devait  avoir 
besoin  dans  un  avenir  rapproché.  Il  y  aurait  exagération  à  dire 
que  tout  est  changé  aujourd'hui  :  du  moins  est-il  très  certain  que 
des  efforts  énergiques  ont  été  faits,  et  —  ce  qui  est  intéressant 
à  noter  —  faits  par  les  familles  elles-mêmes,  par  les  parents  : 

M  Les  jeunes  Allemands,  je  l'ai  maintes  fois  constaté,  dit 
M.  Blondel,  sont  élevés  aujourd'hui,  beaucoup  plus  que  nos 
jeunes  Français,  pour  le  travail,  la  vie  active,  l'effort  de  tous 
les  instants.  Pendant  les  séjours  que  j'ai  faits  en  Allemagne,  en 
pénétrant  dans  l'intimité  d'un  certain  nombre  de  familles  de 
la  bourgeoisie  et  en  causant  de  l'éducation  des  enfants,  j'ai  dû 
reconnaître  que  les  parents  étaient  plus  préoccupés  d'armer 
ces  enfants  pour  la  lutte  de  la  vie  que  de  les  mettre  à  l'abri  de 
cette  lutte.  On  cherche  moins  qu'en  France  à  économiser  pour 
eux,  à  leur  rendre  l'existence  facile,  à  leur  préparer  un  nid  con- 
fortable. On  n'en  fait  pas  des  paresseux  bien  pourvus;  on  tâche 
d'en  faire  des  individus  capables  de  pourvoir  eux-mêmes  à  leur 
existence. 

1.  E.  Demolins,  .1  quoi  lient  la  sripcriorilc  des  Anglo-Suj-ons,  livre  I,  chap.  ii  : 
Le  régime  scolaire  allemand  forme-t-il  des  hommes? 


40  l'orientation    PARTICULARISTE    HE   LA    VIE. 

«  C'est  ainsi,  continue  M.  Blondel,  que  dos  milliers  de  jeu- 
nes x\llemands  intelligents,  et  souvent  riches,  quittent  chaque 
année  leur  pays  pour  s'employer  quelque  temps  dans  les  atfai- 
res,  magasins,  fabriques,  usines,  situés  sur  tous  les  points  du 
monde.  Ils  partent  fréquemment  comme  volontaires,  sans  au- 
cun salaire,  jîour  une  période  plus  ou  moins  longue.  Ces  jeu- 
nes gens,  dit  un  rapport  consulaire  allemand,  sont  générale- 
ment notés  pour  leur  travail  et  leur  sobriété.  Quelques  années 
plus  tard,  ils  rentrent  chez  eux  avec  la  connaissance  d'une  lan- 
gue étrangère,  de  nouvelles  méthodes  d'affaires  et  très  souvent 
d'importants  secrets  techniques'.   » 

En  même  temps  se  sont  créées,  sur  le  modèle  anglais,  des 
écoles  nouvelles,  dues  à  l'initiative  privée.  Tout  le  monde  a 
entendu  parler  des  Landerziehungslieime  d'Usenburg,  de  Hau- 
binda,  de  Bieberstein  qui  ont  été  fondées  il  y  a  quelques  années 
par  le  D'  Lietz,  en  pleine  campagne  ou  au  milieu  des  bois  et 
où  l'on  s'applique  à  développer  énergiquement  tout  à  la  fois 
les  muscles,  les  intelligences  et  les  volontés  ~, 

Enfin,  partout  en  Allemagne,  les  particuliers,  les  villes,  les 
États  se  sont  ingéniés  à  créer  des  institutions  scolaires  suscep- 
tibles d'offrir  aux  capacités  les  plus  diverses  les  formes  d'ins- 
truction les  mieux  appropriées.  On  n'a  pas  cherché  à  couler,  de 
gré  ou  de  force,  tous  les  esprits  dans  un  moule  uniforme, 
système  funeste  entre  tous.  Mais,  au  contraire,  on  a  multiplié 
les  écoles  spéciales  pratiques,  techniques,  industrielles,  com- 
merciales, en  sorte  que  toutes  les  aptitudes,  même  les  plus 
modestes,  pussent  trouver  à  s'utiliser  ;  c'est  ce  qui  a  fait  dire  très 
justement  que  l'Allemand  avait  inventé  un  art  nouveau:  Vuti- 
lisatioti  des  médiocrités  '■''. 


1.  Essor  induslr.  et  commerc.  du  peuple  allemand,  3°  édit.,  p.  294-295. 

2.  Sur  ces  écoles  on  lira  avec  intérêt  un  article  du  D"  IJelz  lui-m«^me  dans  le 
premier  numéro  de  la  revue  l'Éducation,  p.  103  et  s.  :  Principes  fondamentaux 
des  Landerziehungslieime,  et  la  brochure  de  M.  F.  Conlou  :  Écoles  nouvelles  et 
Land-Erziehungsheime,  Paris,  1905.  —  Cf.  J.  Carcopino,  L'École  allemande  par  un 
professeur  allemand  (Science  sociale,  t.  XXVI  p.  437  et  s.)  —  D.  Sales,  L'Éducation 
nouvelle  en  Allemagne  (Mouvement  social,  t.  VIII.  p.  Ii3). 

3.  Hauser,  oj).  cil.,  p.  043. 


COMMENT    SE    FAll'    CETTI',    ORIENTATION    I:N    ALLEMAGNE.  ïi 

«  Les  programmes  de  ces  écoles  sont  très  bien  conçus,  ai- 
firme  M.  Blondel,  et  je  puis  dire  qu'il  sort,  par  centaine,  de  ces 
écoles,  des  jeunes  g'(;ns,  peu  brillants  quelquefois  au  premier 
abord,  mais  bien  préparés  en  somme  aux  divers  services 
qu'on  attend  d'eux,  aptes  à  construire,  à  organiser,  à  diriger 
même,  dans  un  esprit  sérieux  et  scientifique,  les  fabriques  et 
les  usines  les  plus  importantes  soit  en  Allemagne,  soit  à  l'é- 
tranger ' .    )) 

Il  y  aurait  beaucoup  à  dire  encore  sur  cette  orientation  nou- 
velle de  l'Allemagne  vers  le  particidarisme .  Les  limites  de  cette 
étude  ne  nous  permettent  pas  d'insister  davantage.  iMais  si  nous 
chercbons  à  résumer  brièvement  ce  que  nous  venons  d'exposer 
et  à  le  condenser  dans  une  formule  concise,  il  semble  que  nous 
pourrions  dire,  sans  trop  gros  risques  d'erreur  :  le  peuple  al- 
lemand cherche  et  parvient  à  s'évader  de  la  formation  com- 
munautaire pjar  la  porte  de  la  science,  à  force  de  volonté. 

De  tout  temps  l'Allemand  a  été  épris  d'études,  de  culture  intel- 
lectuelle, de  science  :  la  preuve  en  est  dans  l'ancienneté  et  la  ré- 
putation de  ses  universités.  Très  laborieux,  très  appliqué,  très 
consciencieux,  il  a  toujours  éprouvéle  besoin  d'approfondir  toutes 
choses  méthodiquement,  scientifiquement.  C'est  ainsi  qu'il  a 
étudié  l'état  du  monde  contemporain  et  qu'il  a  pu  se  rendre 
compte  des  conditions  de  succès  et  de  prospérité  d'une  grande 
nation  moderne.  Comme  la  science  lui  avait  désigné  le  but, 
elle  lui  indiqua  les  moyens.  But  et  moyens  connus,  il  n'y  avait 
plus  qu'à  passer  à  l'action,  et  c'est  alors  qu'intervint  le  rôle  de 
la  volonté. 

Ici  nous  touchons  à  un  point  de  psychologie  assez  délicat. 
Il  est  bien  certain  que  la  volonté  ne  se  met  pas  en  mouve- 
ment d'elle-même  et  qu'il  lui  faut,  pour  l'entraîner,  quelque 
mobile  d'action  plus  ou  moins  puissant.  D'autre  part,  ce  mo- 
bile peut  toujours  se  ramener  à  une  idée  philosophique  ou  à 
un  sentiment  moral.  Quel  est-il  chez  le  peuple  allemand? 

Il  semble  qu'en  Allemagne  un  sentiment  très  profond  ins- 

1.  Esaor,  p.  ?.98-2ii9. 


"52  l'orientation    l'ARTIClLARISTE    DE    LA    VIE. 

pire  la  conduite  générale  des  hommes,  le  sentiment  du  sérieux 
de  la  vie,  à  savoir  cette  conviction  intime  que  la  vie  de  tout 
homme,  quel  qu'il  soit,  riche  ou  pauvre,  intelligent  ou  borné, 
est  un  don,  un  bien  qui  doit  être  utilisé  et  dont  c'est  un  de- 
voir de  tirer  parti.  La  vie  vaut-elle  la  peine  d'être  vécue?  La 
question  ne  se  pose  pas  pour  la  grande  majorité  des  Allemands; 
elle  est  toute  résolue.  Certes,  la  vie  mérite  d'être  vécue  ;  mieux 
que  cela  :  c'est  notre  devoir  strict  de  vivre  pour  le  mieux  la 
vie  qui  nous  est  donnée.  Et  voilà  pourquoi  nous  trouvons  en 
général  l'Allemand  si  appliqué,  si  studieux,  si  attentif,  et,  par 
suite,  prenant  si  complètement  au  sérieux  le  métier  qu'il  a 
choisi.  Chez  nous,  nous  ne  le  savons  que  trop,  le  mépris  de  la 
profession  quotidienne  est  très  répandu  :  «  Chacun  en  France, 
disait  M'""  de  Girardin,  méprise  son  métier  :  on  a  toujours  mieux 
à  faire  que  son  devoir  ^  »,  et  l'argot  moderne  a  créé,  pour 
désigner  cet  état  d'esprit,  un  mot  expressif  :  lejem'en  fichisme. 
L'Allemand  au  contraire  fait  tout  sérieusement  :  il  a  pour  ses 
occupations  professionnelles,  même  les  plus  humbles,  une  haute 
considération  ;  il  est  fier  de  son  titre,  si  modeste  soit-il  ;  il  se 
le  fait  donner  en  public,  et  à  sa  femme  comme  à  lui-même; 
cela  fait  quelquefois  sourire  les  étrangers  ;  mais,  dans  cet  or- 
gueil naïf  de  la  profession,  qui  suppose  un  très  profond  res- 
pect de  la  vie,  il  faut  reconnaître  qu'il  y  a  pour  la  volonté  un 
principe  d'action  éminemment  fécond. 

De  tout  ce  qui  précède,  il  résulte  clairement  qu'il  existe  deux 
sortes  de  particularisme .  Il  y  a  d'abord  le  particularisme  na- 
turel ou  spontané,  celui  qui  est  le  produit  tout  simple  des 
conditions  de  lieu,  du  régime  de  travail,  du  mode  d'éducation 
auxquels,  par  suite  de  son  développement  historique  en  un 
lieu  donné,  telle  race  a  été  soumise;  c'est  celui  des  Anglo- 
Saxons.  —  Mais,  à  côté,  il  y  a  le  particularisme  acquis  ou  vo- 
lontaire, celui  que,  par  un  effort  de  réflexion  et  d'application, 
peuvent  se  donner  les  communautaires  intelligents    et    avisés 

1.  Cité  par  M.  Blondel.  Essor,  p.  277.  —  Cf.  J.  Hurel,  Rhin  et  Weslphaiie,  p.  188. 


C(»mmi;nt  sk  kait  ckttI':  orientation  en  ali.kma(;ni:.  I.'J 

qui  se  rcncleiit  compte  que,  })artoiit  et  en  tout,  les  particularistcs 
authentiques  prospèrent,  triomphent,  qui  n'entendent  pas  leur 
laisser  le  monopole  de  la  prospérité  et  du  succès  et  s'ingé- 
nient, par  tous  les  moyens,  à  leur  dérober  le  secret  de  leur 
force  et  de  leur  supériorité'. 

C'est  ce  particularisme  que  nous  devons  et  que  nous  pou- 
vons acquérir  si  nous  nous  y  appliquons  avec  volonté,  méthode 
et  intelligence.  Nous  sommes,  au  point  de  vue  de  la  forma- 
tion sociale,  à  peu  près  dans  la  même  situation  que  l'Allema- 
gne, plutôt  dans  une  situation  meilleure  :  les  éléments  parti- 
cularistes  sont  nombreux  et  importants  chez  nous'^.  Ce  que  les 
Allemands  ont  l'ait,  à  plus  forte  raison  le  pouvons-nous  faire -^ 

1.  Lire  à  ce  sujet  un  curieux  article  de  M.  Deinolins  :  Un  Méridional  qui  cesse 
de  V être  {Science  sociale,  t.  XII,  p.  48  et  s.). 

'1.  E.  Demolins,  Classification  sociale  (Se.  soc.  lasc.  10-11,  p.  130). 

3.  Cf.  Deinolins,  La  France  cvolue-l-elle  vers  le  particularisme  (Mouvement 
social),  t.  III,  p.  5-7).  —  H.  de  Tourville,  Observât,  sur  l'enquête,  ibid.,  p.  207.  —  A  rap- 
procher deux  articles  du  vicomte  de  Meaux,  Un  parallèle  entre  la  race  française 
et  la  race  anglo-saxonne  [Correspondant  des,  10  et  25  août  1897). 


III 


PREMIERS    SYMPTOMES    DUNE    ORIENTATION    PARTICU- 
LARISTE  EN  FRANCE 

Au  reste,  des  symptômes  très  encourageants  se  manifestent, 
en  France,  d'une  volonté  déjà  fermement  orientée  dans  les 
voies  nouvelles.  Nous  ne  pouvons  entrer  à  ce  sujet  dans  de  biens 
longs  détails;  quelques  indications  suffiront. 

Sans  doute  les  statistiques  ne  donnent  pas,  pournotre  commerce 
et  notre  industrie,  les  clnlfres  élevés  qu'elles  accusent  pour  les 
Etats-Unis,  l'Angleterre  et  l'Allemagne.  Il  serait  injuste  cependant 
de  méconnaître  la  puissante  organisation  de  nos  établissements 
industriels  et  commerciaux,  l'activité  et  le  zèle  de  leur  person- 
nel, la  qualité  de  leurs  produits,  l'extension  de  leurs  débouchés 
et,  d'un  mot,  leur  prospérité'.  Qu'on  parcoure,  en  particulier, 
nos  centres  industriels  du  Nord  ou  de  l'Est  et  qu'on  dise  si  ces 
régions  françaises  ne  rivalisent  pas  heureusement  avec  les  plus 
riches  et  les  plus  laborieuses  de  l'Angleterre  ou  de  l'Allema- 
gne. Serions-nous  embarrassés,  s'il  le  fallait,  de  mettre  en  pa- 
rallèle avec  M.  Thyssen  tel  ou  tel  de  nos  grands  patrons  français, 
homme  de  réflexion  et  d'initiative,  parti  de  rien  et  arrivé,  lui 
aussi,  par  son  travail  et  son  énergie  à  la  haute  situation  qu'il 
occupe.  Un  interviewer  allemand,  émule  de  M.  J.  Huret,  ne  se- 
rait embarrassé  que  pour  faire  son  choix  ;  et  ce  qu'il  aurait  de 
plus  à  constater  c'est  le  souci  presque  général  qu'ont  ces  pa- 
trons du  sort  de  leurs  ouvriers  et  employés  :  presque  tous  ont 
des  préoccupations  d'ordre  moral  et  social,  et,  parmi  eux,  beau- 

1.  V.  E.  Théry,  Les  profjrrs c'conomiques  de  la  France.  P.  Cauwès,  6"  édit.  Paris, 
E.  Rey, 1908. 


l'Iil'.MII'.IiS    SVMl'TiiMKS    K.\    FMANCE.  ÏO 

coup  emploient  des  capitaux  considérables  à  des  œuvres  de  cha- 
rité et  de  philanthropie'.  Ces  hommes  sont  avisés,  toujours  à 
Fallût  des  procédés  nouveaux,  des  perfectionnements  les  plus 
récents;  ils  savent  à  l'occasion  créer  entre  eux  des  associations 
fécondes,  par  exemple  ce  Comptoir  métalhirgique  de  Longivy 
dont  iM.  de  Rousiers  a  exposé  l'histoire  et  le  fonctionnement  : 
les  fontes  lorraines  a\'aient  mauvaise  réputation  à  cause  de  la 
proportion  excessive  de  phosphore  qu'elles  contenaient  ;  mais 
la  découverte  du  procédé  Thomas  les  rendait  éminemment  pro- 
pres à  la  fabrication  de  l'acier  ;  il  s'agissait  de  les  faire  con- 
naître comme  telles  :  «  Il  fallait  vaincre  la  résistance  des  vieil- 
les habitudes,  créer  des  débouchés  nouveaux,  consentir  parfois 
d'assez  lourds  sacrifices  pour  enlever  une  première  commande. 
Il  fallait  un  organisme  social  puissant.  La  création  du  Comp- 
toir métallurg-ique  de  Longwy  répondit  à  ce  besoin...  Il  est  le 
résultat  naturel  d'une  situation  industrielle  et  commerciale  par- 
ticulière... Lliabiletu,  r énergie,  r initiative  de  ses  membres  se 
sont  appliqués  à  tirer  parti  des  circonstances  -.  » 

Si  nous  avons  de  grands  industriels,  nous  pouvons  être  fiers 
aussi  de  nos  commerçants.  Rencontre-t-on  à  l'étranger  beau- 
coup de  maisons  comparables  à  notre  Bon  Marché  ou  à  notre 
Louvre,  pour  ne  citer  que  les  deux  plus  célèbres"'? 

Les  initiatives  ne  manquent  pas  en  France,  mais  on  ne  les  con- 
naît pas  suffisamment;  on  ne  leur  fait  pas  assez  de  cette  ré- 
clame de  bon  aloi  qui  entraînerait  si  facilement  les  imitateurs^. 

1.  Comme  très  bel  exemple  de  ce  type  de  grand  patron  bienfaisant,  on  peut  citer 
M.  Philibert  Vrau.  de  Lille,  dont  la  biographie  vient  d'être  écrite  par  M»'  Baunard, 
Philibert  Vrau  et  les  œuvres  catholiques  du  JS'ord.  Paris,  Poussieigue. 

2.  P.  de  Rou.siers,  Les  syndicats  indtistriels  de  producteurs  en  France  et  à  l'é- 
tranger, p.  211  et  253.  —  V.  aussi  le  livre  récent  du  même  auteur  sur  Les  grands 
ports  de  France  (A.  Colin).  La  conférence  de  M.  Brocard  sur  La  Lorraine  dans  le 
mouvement  économique  français  {Le  Pays  lorrain  des  20  août  et  20  mai  1909  et 
tirage  à  part).  —  Les  trois  articles  de  M.  Eug.  Martin  :  Comment  ta  Lorraine  tra- 
vaille à  l'œuvre  nationale  de  décentralisation  (Revue  lorraine  Ht.  de  1906. 

3.  V'°  d'Avenel,  Le  mécanisme  de  la  vie  moderne,  V  série.  Cf.  Mouvement 
social,  t.  V,  p.  89. 

4.  Chose  curieuse,  nous  ne  semblons  pas  vouloir  reconnaître  nous-mêmes  ce  qui 
se  fait  de  bien  dans  notre  pays  :  il  faut  que  ce  soil  l'étranger  qui  nous  l'apprenne. 
C'est  ainsi  qu'on  verra  dans  le  livre  de  Smiles,  Self  Help,  un  grand  nombre  de  traits 


46  l'orientation  particulariste  de  la  vie. 

Connaissons-nous  assez  nos  grands  explorateurs  contempo- 
rains? «  Ils  font  plus  en  un  demi-siècle,  écrit  M.  llanotaux, 
que  leurs  prédécesseurs  en  des  milliers  d'années.  Les  lignes 
de  leurs  itinéraires  se  croisent  et  s'entre-croisent  sur  les  cartes 
soudain  vivantes  et  animées.  Ils  peuplent  les  déserts,  déplacent 
les  montag-nes,  replient  ou  redressent  les  courbes  des  fleuves. 
On  dirait  qu'ils  remanient  la  face  de  la  terre'.  »  Une  race 
qui  produit  des  hommes  tels  que  les  Bonvalof,  les  Crampel, 
les  Marchand,  les  Savorgnan  de  Brazza  et  tant  d'autres,  a  en  elle 
des' ressources  d'énergie  qui  ne  peuvent  qu'inspirer  confiance. 
Personne  n'ignore  ce  que  ces  pionniers  doivent  déployer  de 
courage,  d'endurance,  de  possession  de  soi-même  pour  réus- 
sir dans  leurs  périlleuses  entreprises 2. 

Connaissons-nous  assez  les  prodiges  d'initiative  et  de  har- 
diesse de  nos  ingénieurs,  de  nos  inventeurs?  Sans  doute,  ce  n'est 
pas  à  la  France  seule  qu'on  doit  les  progrès  du  cyclisme  et  de 
l'automobilisme,  l'utilisation  des  hautes  chutes  d!eau,  les  mer- 
veilles de  la  navigation  sous-marine  ou  aérienne;  mais  qui 
pourrait  contester  l'importance  de  l'apport  français  dans  cette 
vaste  association  d'efforts  et  de  labeurs?  «  S'il  était  démontré, 
dit  M.  Hanotaux,  cju'un  seul  de  ces  progrès  qui  vont  probable- 
ment transformer  les  conditions  de  la  vie  au  xx'  siècle,  comme 
la  découverte  de  la  vapeur  et  de  l'électricité  ont  transformé  celles 
de  la  vie  au  siècle  précédent,  se  soit  passé  de  la  collaboration  de 
nos  compatriotes,  on  pourrait  conclure,  sinon  aune  léthargie,  du 
moins  à  un  demi-sommeil  de  l'énergie  française.  Mais  les  noms 
des  Michaud,  des  Berges,  des  Dupuy  de  Lôme,  des  Gustave  Zédé, 


et  d'exemples  ernprunlés  à  la  France,  en  sorte  que  nous  avons  ce  speclacle  inatlendu 
d'un  particularisle.  venant  chercher  des  motlèies  en  pays  communautaire  pour 
encourager  ses  compatriotes  à  l'énergie  et  à  rinitiative.  Self  Help  a  été  traduit 
en  français,  par  M.  Alfred  Talandier.  Paris,  Pion. 

1.  L'Énerç/ie  française,  p.  3r)9. 

2.  Il  ne  faut  pas  oublier  les  actes  admirables  de  courage  et  de  dévouement  ac- 
complis par  nos  missionnaires  catholiques.  Voir  à  ce  sujet  le  magnifique  ouvrage  du 
P.  Piolet,  Les  Missions  catholiques  françaises  au  XfX"  siècle,  6  vol.  (A.  Colin).  — 
Cf.  P.  Sertillanges,  L'Expansion  de  l'Église  ca f ho liq ue,  tinns  Un  siècle,  mouvement 
du  monde  de  1800  à  1900  (H.  Oudin);  E.  Lecanuet,  L'Église  de  France  sous  la  troi- 
sième   république,  cliap.  xi  (Poussielgue). 


l'REMIKHS    SYiMl'TÙMKS    l'.N    l'IiANCK.  H 

dos  (loubot,  des  Bollre,  des  Dion,  des  Konard,  des  lîranly  sont 
joints  à  riiistoirc  de  chacune  de  ces  transformations  décisives, 
et  si  riiumanitc  se  soulève  pour  voir  s'ouvrir  devant  elle  des 
horizons  nouveaux,  elle  ne  peut  négliger  le  bras  de  la  France 
(pii  la  soutient'.  » 

C'est  par  le  détail  qu'il  faudrait  étudier  chacune  de  ces  éton- 
nantes initiatives.  M.  Hanotaux  l'a  fait  pour  quelques-unes.  On 
pensait  que  personne  n'oserait  jamais  capter  ces  forces  accumu- 
lées provenant  des  hautes  chutes  d'eau.  Le  problème  se  posait 
depuis  de  longues  années.  «  Un  homme  a  osé.  Unjour,  il  a  com- 
mandé des  conduites  destinées  à  capter  les  eaux  d'une  chute 
de  200  mètres.  Cela  parut  à  tout  le  monde  une  folie.  On  riait  : 
ses  tuyaux  crèveront,  ses  turbines  se  briseront;  le  mieux  serait 
de  l'enfermer.  Cependant  il  tint  bon  et,  malgré  mille  déboires, 
il  réussit-'.  »  Cet  homme  était  un  Français,  M.  Berges,  de  Gre- 
noble. Il  a  lui-même  «  baptisé  »  la  nouvelle  force  industrielle  ;  il 
l'a  appelée  d'un  nom  définitif  :  la  houille  blanche.  Et  depuis  lors, 
la  houille  blanche  se  pose  en  rivale  heureuse  de  la  houille  noire. 

Nos  savants,  nos  artistes  mériteraient  une  mention  particu- 
lière. Ce  sont  de  beaux  exemples  d'activité,  d'initiative  et  de 
persévérance  intellectuelles  que  nous  donnent,  dans  les  sciences, 
les  Pasteur '■  et  les  Curie,  et,  dans  les  arts,  pour  n'en  citer  qu'un 
seul,  le  Lorrain  Emile  Galle,  cet  initiatenr  de  l'art  nouveau, 
auquel  il  a  fallu,  pour  imposer  ses  conceptions  si  originales  à 
force  de  naturel,  l'affirmation  d'une  personnalité  singulièrement 
puissante  et  convaincue ''. 

Et  comment  passer  sous  silence  les  merveilles  de  l'initiative 
privée  en   matière   de  bienfaisance  et  de  charité?   On  peut  af- 

1.  L'Énercjie  française,  p.  3Ô9. 

2.  L'Énergie  française,  p.  171.  II  faut  lire  tout  le  chap.  i\  :  La  houille  blanche. 
Sur  ce  sujet,  voir  une  conférence  de  M.  Achille  Berges  dans  le  Bulletin  de  la  So- 
ciéle  induslr.  de  l'Est,  n»  67,  février  1909. 

3.  Un  des  plus  beaux  livres  et  des  plus  attachants  qu'on  puisse  lire  est  la  biogra- 
phie de  i'asieur  par  M.  Vallery-Radol,  dont  une  nouvelle  édition  vient  de  paraître 
à  la  librairie  Hachette. 

4.  Sur  l'œuvre  de  Emile  Galle  et  celle  des  principaux  artistes  de  l'école  de  Nancy, 
lire  ;  les  articles  déjà  cités  (p.  45,  note  2]  de  M.  Eug.  Martin,  dans  la  Rev.  lorr. 
m.  de  rJOR;  Roger  Marx  :  E.  Galle  écrivain,  Mémoires  de  l'Acad.  de  Stanisl'is, 
1906-1907,  p.  23G  et  S.';  de  E.  Galle  lui-même  :  Écrlls pour  l'art  (H.  La.urens). 


48  l'orientation  tarticilariste  de  la  vie. 

firmer  que  nulle  part  plus  qu'en  France  on  ne  s'est  ingénié  à 
créer  des  institutions  et  des  œuvres  mieux  appropriées  aux  be- 
soins et  aux  misères  qu'il  s'agissait  de  secourir  :  ni  l'argent,  ni 
le  zèle,  ni  le  dévouement  n'ont  été  comptés.  Ici  on  ne  peut 
citer  de  noms,  car  la  charité  est  anonyme;  mais  aux  résultats 
obtenus,  on  devine  quelles  énergies  se  sont  mises  au  service  de 
cette  noble  cause'. 

Ainsi  de  tous  côtés  et  en  tout  ordre  de  matières,  les  initiatives 
se  manifestent  et  s'accusent  :  initiatives  industrielles,  commer- 
ciales, scientifiques,  artistiques.  Initiatives  sociales  aussi  :  par- 
tout on  voit  se  former  de  vigoureuses  associations  pour  la 
défense  des  intérêts  privés  :  Touring-cluV-^  Ligue  des  contri- 
buables ^  Association  des  porteurs  de  valeurs  étrangères''^  Ligue 
nationale  de  décentralisation'-',  Unions  régionalistes ^  etc.,  etc.. 
Mais  surtout  faut-il  attirer  l'attention  sur  le  développement  et 
Textension  du  mouvement  syndical  ouvrier.  Sans  doute  ce 
mouvement  est  encore  chez  nous  bien  confus,  peu  ordonné,  mal 
dirigé  :  il  est  pourtant  l'indice  certain  d'un  éveil  de  la  person- 
nalité et  de  la  volonté  chez  les  classes  laborieuses.  Avec  le  temps 
le  syndicat  assagi  et  fortement  organisé  pourra  devenir  l'agent 
d'une  transformation  profonde  et  heureuse  dans  la  condition  des 
ouvriers". 

Ce  qui  est  à  remarquer,  c'est  que,  dans  la  masse  du  pays, 
sous  des  influences  diverses,  semble  s'éveiller  un  esprit  général 

1.  Tout  le  monde  connait  la  Cliarilc  privée  a  Paris,  de  Maxime  du  Camp.  Mais 
ce  livre  remonte  à  1885  :  que  de  chapitres  nouveaux  ne  faudrait-il  pas  y  ajouter  pour 
décrire  tant  d'œuvres  nouvelles  écloses  depuis  cette  époque!  Et  combien  d'autres 
livres  semblables  ne  seraient-ils  pas  à  écrire  pour  faire  connaître  les  œuvres  particu- 
lières créées  dans  chacune  de  nos  provinces!  V.  par  exemple  pour  la  Lorraine  :  La 
Charité  privée  à  Nancij,  de  rabi)é  Girard. 

2.  Touring-Club  de  France,  siège  social  :  avenue  de  la  Grande-Armée,  G5  ;  prési- 
dent :  A.  Bailif. 

3.  Ligue  des  Contribuables,  siège  social  :  rue  Drouot,  2G;  président,  J.  Roche. 
(Cf.  Mouvement  social,  18'J9,  p.  7).  Jo^irnal  des  contribuables,  5,  rue  Lallier, 
Paris. 

4.  Association  nationale  des  porteurs  français  de  valeurs  étrangères,  siège  so- 
cial :  rue  Gaillon,  5;  président  :  A.  Macbart. 

5.  Président  :  M.  de  Marcère. 

6.  Voir  sur  ce  point  et  dans  ce  sens  le  livre  de  M.  P.  Bureau  :  Le  contrai  de  tra- 
vail, le  rôle  des  syndicats  professionnels.  Paris,  Alcan. 


PREMIERS    SY.MI'TÔMKS    EN    FRANCE.  49 

d'activité  et  d'initiative  ' .  Assurément  cette  disposition  s'assoupit 
et  sommeille  quelquefois.  Mais  que  surgisse  un  événement  qui 
en  exige  le  réveil,  on  la  voit  aussitôt  à  l'œuvre.  A  cet  égard 
rien  n'est  plus  instructif  que  le  récit  fait  par  M.  Hanotaux  du 
travail  auquel  durent  se  livrer  les  viticulteurs  du  Midi  pour 
reconstituer  leurs  vignobles  détruits  par  le  phylloxéra  : 

«  Quand  on  constata  l'étendue  du  désastre,  les  bras  et  les 
courages  tombèrent  :  on  crut  vraiment  que  c'était  fini...  Ce- 
pendant, peu  à  peu,  tout  se  classa,  s'ordonna...  On  se  mit  à  la 
besogne  de  la  replantation.  L'Amérique  qui  nous  avait  envoyé 
l'insecte  destructeur  nous  fournit  l'arbuste  réparateur...  Aujour- 
d'hui le  mal  est  réparé,  le  vignoble  est  reconstitué.  Il  couvre  de 
nouveau  les  plaines  et  les  collines...  Les  50  millions  d'hec- 
tolitres qu'avait  connus  l'année  1870  emplissent  de  nouveau, 
annuellement,  nos  celliers. 

«  Mais  maintenant  que  l'œuvre  est  accomplie,  continue  M.  Ha- 
notaux, comment  ne  pas  rendre  hommage  à  l'énergie,  à  la  té- 
nacité, à  l'endurance  du  brave  peuple  qui  donna  sa  peine  et  sa 
confiance  à  cette  œuvre  de  résurrection,  qui  replanta  pied  par 
pied,  attendit  d'abord  trois  ans  la  première  grappe,  puis  la 
bonne  récolte,  puis  la  vente  rémunératrice...  On  a  parlé  parfois 
si  légèrement  de  ces  vaillantes  populations  méridionales  qu'il 
est  bien  permis  de  rappeler  ici  quels  furent,  dans  cette  crise 
héroïque,  leur  sagesse,  leur  sang-froid,  leur  ténacité,  leur  vigi- 
lance et  leur  science. 

1.  A  propos  de  la  mémorable  semaine  d'aviation,  en  Champagne,  au  mois  d'août 
1909,  on  a  pu  écrire  ces  lignes  significatives  :  «  En  quelques  semaines,  M.  le  marquis 
de  Polignac  et  son  comité  ont  su  organiser  ce  qui  vient  de  faire  notre  émerveillement 
et  celui  du  monde.  Avec  un  entrain  d'initiative  et  un  courage  alerte  qu'ils  ont  vite 
communiqué  autour  d'eux,  ils  ont  tout  prévu,  pourvu  atout.  Si  bien  qu'en  moins  de 
temps  qu'il  n'en  aurait  fallu  à  des  commissions  officielles  pour  envisager  seulement 
leur  tâche  ou  se  diviser  en  sous-cornmissions,  ils  ont  créé  un  aérodrome,  improvisé 
une  sorte  de  cité,  où  200.000  personnes  accouraient  hier,  et  réglé  un  service  d'ordre 
si  parfait  que  tout's'est  passé  sans  à-coup,  sans  heurt,  sans  un  accident,  malgré  cette 
allluence...  Sans  parler  des  lenteurs  avec  lesquelles  il  aurait  fallu  compter,  qu'on 
s'imagine  ce  qu'une  pareille  entreprise  —  coulage  et  gabegie  à  part  —  eût  coûté  à 
l'État,  s'il  s'en  fût  chargé.  Or,  ce  que  l'État  eût  si  mal  réalisé  et  à  tant  de  frais,  un 
grou|)e  de  particuliers  l'a  fait  avec  une  entente  précise  et  une  si  prompte  aisance 
qu'on  y  trouve  de  l'agilité  et  de  la  grâce  françaises  [Journal  des  Débals,  mardi 
31  août  1909). 

4 


oO  l'orientation  particulariste  de  la  vie. 

Pourquoi  laisser  dans  1  oubli  le  spectacle  si  remarquable  offert, 
pendant  des  années,  par  les  cercles  viticoles  des  arrondisse- 
ments, des  cantons  et  des  communes?...  Les  vertus  déployées 
dans  cette  crise  furent  grandes...  La  France  est  un  puissant  ac- 
cumulateur d'énergies  i.  )) 

Que  d'autres  initiatives  admirables  seraient  à  citer  dans  nos 
campagnes!  On  a  écrit  des  livres  entiers-  sur  les  syndicats  agri- 
coles qui  se  sont  développés  et  multipliés  chez  nous  sous  des 
formes  si  variées  et  si  fécondes  depuis  1884.  Mais  on  connaît 
peut-être  moins  ce  retour  aux  champs  qui  semble  en  train  de 
s'opérer  dans  les  classes  élevées  de  notre  société.  Combien  voit- 
on  d'hommes  aujourd'hui  qui,  lassés  par  l'incapacité  et  l'incurie 
de  leurs  fermiers,  reviennent  courageusement  prendre  posses- 
sion de  leurs  terres  pour  en  diriger  eux-mêmes  directement 
l'exploitation!  Combien  d'autres,  déçus  par  les  fonctions  pu- 
bliques, fatigués  des  vaines  obligations  de  la  vie  urbaine,  se 
décident  à  acquérir  un  domaine  et,  véritables  colons  du  pays  de 
France,  s'y  installent  en  résidence  permanente,  avec  l'intention 
fermement  arrêtée  d'y  faire  souche  de  garçons  et  de  filles  libre- 
ment élevés  loin  des  contraintes  universitaires...  Et  cela  réussit, 
et  ces  familles  sont  heureuses,  prospères,  et  leur  exemple 
rayonne''  ! 

D'autres  n'hésitent  pas  à  gagner  les  colonies.  On  se  rappelle 
ce  professeur  de  l'Université  qui,  il  y  a  quelques  années,  partait 
avec  son  frère,  docteur  en  médecine,  pour  la  Nouvelle-Calédonie, 

1.  L'Energie  française,  p.  3ji7-350. 

'1.  Voir  en  particulier  celui  (te  M.  de  Rocqulgii}  :  Les  Syndicats  agricoles  (A. 
Colin). 

3.  Voir  dans  la  Science  sociale  les  articles  de  H.  de  Tourville  :  La  décadence 
du  fermage,  t.  Ht,  p.  109  et  s.;  Une  nouvelle  colonie  normande  en  Normandie, 
t.  VI,  p.  265  et  s.;  Les  retours  de  la  classe  lettrée  et  libérale  à  la  culture  directe 
au  cours  du  dernier  siècle,  t.  XXXV,  p,  273  et  s.;  les  articles  de  M.  A.  Dauprat  :  La 
révolution  agricole,  récit  de  notre  expérience  personnelle,  t.  XXVIII  à  XXX;  La 
révolution  agricole  suivant  la  méthode  d'observation,  t.  XXX*  à  XXXII,  articles 
reproduits  dans  la  nouvelle  série  :  fascicule  n°  5,  La  révolution  agricole,  nécessité 
de  transformer  les  procédés  de  culture:  fasc.  n»  15,  Une  expérience  agricole  de 
propriétaire  résidant.  —  Cf.,  t.  XXXV,  p.  i39  et  530;  t.  XXXVI,  p.  73  et  201; 
E.  Demolins,  Super,  des  Anglo-saxons,  p.  399.  —  Rappelons  enlin  le  livre  de  J. 
Méline  :  J.e  fietour  à  la  terre  (Hachette),  et  le  beau  roman,  d'une  si  haute  portée 
sociale,  de  G.  Fonsegrive  :  Le  Fils  de  l'esprit  (Gabalda). 


r 


i'Hi:.Mii:its  sY.\ii'T<KMi;.-   kn  kiîa.nci:.  51 

où  il  îillait  s'éta])lir  et  planter  du  café'.  Ce  qui  fut  alors  si  re- 
marqué le  serait  à  peine  aujourd'hui.  On  va  couramment  s'ins- 
taller en  Algérie,  en  Tunisie,  aussi,  quoique  plus  rarement,  à 
Madagascar  et  au  Tonkin.  Ce  qui  est  plus  fréquent,  c'est  de 
voir  des  parents  prévoyants  faire  aux  colonies  des  acquisitions 
de  terrains,  des  plantations  de  vignes  ou  d'oliviers  au  profit 
de  leurs  lils  auxquels  ils  peuvent  ainsi  assurer  pour  l'avenir 
des  occupations  lucratives  avec  une  vie  saine  et  indépendante. 

C'est  surtout  en  matière  à' éducation  que  les  efforts  et  les  ini- 
tiatives doivent  être  signalés"^.  Les  parents  semblent  se  rendre 
mieux  compte  qu'autrefois  de  leurs  devoirs,  de  leur  responsa- 
bilité ;  ils  sentent  mieux  la  nécessité  de  donner  à  leurs  enfants 
autre  chose  que  l'instruction  ou  la  culture  purement  intellec- 
luelle,  de  leur  assurer  un  plus  complet  développement  phy- 
sique et  surtout  moral. 

Sous  l'empire  de  ces  préoccupations,  l'on  en  voit  qui  se  con- 
sacrent eux-mêmes  complètement  à  l'éducation  de  leurs  enfants 
et  s'installent  à  la  campagne  pour  travailler  à  cette  œuvre  plus  à 
loisir,  plus  fructueusement  et  plus  utilement  3.  D'autres  que 
leurs  occupations  retiennent  à  la  ville,  surveillent  du  moins  très 
soigneusement  l'instruction  que  leurs  enfants  reçoivent  dans  les 
lycées  ou  collèges  et  la  complètent  par  une  éducation  familiale 
très  attentive^.  —  D'autres  enfin,  ou  trop  absorbés  par  leurs  de- 
voirs professionnels,  ou  reconnaissant  très  simplement  leur  mani- 
feste incompétence  éducative,  n'hésitent  pas  à  consentir  de  lourds 
sacrifices  pour   confier  Jeurs  enfants  aux  maîtres  excellents  qui 

1.  Mouvement  social,  1898,  p.  24  ;  1899,  p.  160.  —  Cf.  Science  sociale,  l.  XXX,  p.  97, 
p.  477;  t.  XXXI.  p.  91.  Le  Goupils.  Un  normalien  colon  {Revue  de  Paris,  15  octobre, 
1"  novembre  1907). 

2.  «  Le  collège  perd  de  sou  prestige,  »  écrivait  déjà  E.  Demolins  en  1892  {Mouve- 
ment social,  I,  p.  51). 

3.  A  ce  sujet  on  peut  constater  la  tendance  très  marquée  et  très  louable,  surtout 
parmi  les  familles  nombreuses,  à  quitter  le  centre  des  villes  pour  aller  habiter  la 
banlieue  et  s'y  installer  en  maison  indépendante.  Sans  doute  il  i)eut  y  avoir  là  un 
motif  d'économie;  mais  il  y  entre  aussi  très  certainement  des  considérations  d'ordre 
éducatif.  En  tout  cas  il  est  bon  de  remarquer  que  l'économie  s'accorde  ici,  et  très 
heureusement,  avec  de  meilleures  conditions  de  vie  hygiénique  et  de  plus  grandes 
facilités  pour  l'éducation  des  enfants. 

4.  De  plus  en  plus  des  relations  suivies  et  étroites  s'établissent  entre  la  famille  et 
l'école. 


52  L  ORIE.XTATION    PARTICL'LARISTE    DE    LA    VIE. 

dirigent  les  établissements  connus  sous  le  nom  d' Écoles  nouvelles. 
Ces  écoles  sont  elles-mêmes  le  fruit  de  l'initiative  privée.  Leurs 
modèles  immédiats  ont  été  empruntés  à  l'Angleterre  ^  ;  mais  il 
ne  faut  pas  oublier  qu'il  existait  en  France,  à  la  fin  de  l'ancien 
rés'ime,  un  assez  grand  nombre  d'écoles  analogues^  que  l'in- 
tkience  de  Rousseau  tendait  encore  a  multiplier,  lorsque  Napo- 
léon les  supprima  brutalement  au  prolit  du  monopole  univer- 
sitaire. L'institution  nouvelle  n'est  donc  qu'un  retour  à  une 
très  ancienne  tradition  française  dont  nous  pouvons  nous  enor- 
gueillir à  juste  titre.  Elle  répond  admirablement  aux  besoins 
actuels.  Les  exercices  physiques  et  les  travaux  usuels  qui  y  ont 
une  place  importante  sans  être  excessive  donnent  aux  membres 
la  force,  la  souplesse  et  l'habileté;  des  méthodes  plus  ration- 
nelles et  plus  rapides,  avec  stages  à  l'étranger,  permettent  de 
munir  les  esprits  des  connaissances  indispensables,  sans  les 
astreindre  à  un  surmenage  homicide;  enfin  la  vie  à  la  cam- 
pagne et  la  réunion  en  petits  groupes  familiaux  de  vingt  à  vingt- 
cinq  élèves,  en  contact  permanent  avec  le  chef  et  la  maîtresse 
de  maison,  créent  une  atmosphère  morale  parfaitement  pure  et 
sérieuse  dont  profitera  chaque  élève,  objet  dune  sollicitude 
toute  personnelle.  Taine  signalait  autrefois  la  disconvenance  de 
r éducation  et  de  la  vie  dans  nos  établissements  scolaires ''.  Cette 
disconvenance  n'existe  plus  ici  et  la  devise  d'une  de  ces  écoles  : 
Bien  armés  pour  la  t^e,  n'est  pas  seulement  un  programme,  mais 
la  constatation  d'un  résultat.  Ces  écoles  sont  au  nombre  de  trois 
aujourd'hui'*^;  d'autres  surgiront  dans  l'avenir.  Il  faut  rappeler 
que  la  première  en  date,  l'Ecole  des  Roches,  dont  la  prospérité 
s'affirme  d'année  en   année  5,   est  l'œuvre  propre  du  regretté 

1.  Écoles  d'Abbolsboliiie   Deibyshiie)  et  de   Bedaies  (Sussex).  Voir  E.  Deinolins, 
Super,  des  Anylo-Saxons.  p.  62  et  s.;  L'Éducation  nouvelle,  passim. 

2.  H.  Taine,  le  Régime  moderne,  l'École,   édit.  in-S",  p.   158-159;  édit.  in-12, 
p.  198-199. 

3.  H.  Taine,  Le  liégime  moderne,  l'Ecole,  édit.  in-8",  p.  295;  édit.  in-12,  p.  3t9. 

4.  École  des  Roches  (près  Verneuil-s'ur-Avre,  Eure)  ;  collège  de  iNormandie(près  de 
Rouen);  collège  de  l'Ile-de-France  (à  Liancourt,  Oise). 

A  celte  liste  il  faut  joindre  l'école  de  Planchoury  'près  de  Tours)  pour  les  jeunes 
filles. 

5.  V.  le  Journal  de  l'Ecole  des  Hoches.  —  Le  stand  de  l'École  des  Roches  a  obtenu 


l'RE.MIKliS    SVMPÏÔMKS    K.N    l'RANCi:.  53 

E.  Deniolins  qui  y  a  consacré  une  somme  imlicible  d'énergie  et 
(le  volonté.  Sans  cloute  ces  écoles  ne  s'adressent  encore  qu'à  un 
petit  nombre  d'élèves  choisis;  mais  leur  influence  s'étend  :  elles 
sont  connues,  on  s'intéresse  ;Y  elles;  on  s'inspire  de  leurs  mé- 
thodes; et  bien  des  parents  cherchent,  dans  la  mesure  où  ils  le 
peuvent  et  par  les  moyens  dont  ils  disposent,  à  donner  à  leurs 
enfants  quelque  chose  de  cette  éducation  élargissante'  :  les 
sports  sont  en  honneur,  les  séjours  à  l'étranger  deviennent  plus 
fréquents,  l'étude  des  langues  étrangères  se  généralise  et  se 
perfectionne;  les  fonctions  puhliques  sont  moins  recherchées; 
les  carrières  indépendantes,  les  professions  usuelles  sont  de  jour 
en  jour  plus  estimées. 

L'Etat  lui-même  prend  à  ca:'ur  de  suivre  le  mouvement  gé- 
nérai. Il  y  aurait  injustice  à  ne  pas  rappeler  cette  grandiose 
encjuète  de  1899  poursuivie  dans  l'intention  sincère  d'une 
réforme  profonde  de  notre  enseignement  secondaire.  Peut-être 
les  résultats  sont-ils  demeurés  inférieurs  aux  efforts  et  aux  désirs  : 
pourrait-on  nier  cependant  que,  depuis  lors,  plus  d'air,  plus  de 
lumière,  plus  deliherté  et  de  spontanéité  n'eussent  pénétré  dans 
nos  lycées  et  nos  collèges-?  —  D'autre  part,  l'enseignement 
professionnel  a  été  développé;  et  si  nous  n'avons  pas  encore, 
comme  en  Allemagne,  des  Universités  techniques-'',  du  moins 
les  écoles  de  commerce,  les  écoles  industrielles,  les  écoles  des 
arts  et  métiers,  les  écoles  d'ag-riculture,  etc.,  se  sont-elles  multi- 
pliées; les  nombreux  Instituts  que  groupent  autour  d'elles  nos 
grandes   universités^    témoignent    de    la   même  préoccupation 

le  plus  vif  succès  à  l'Exposition  internalionale  de  l'Est  de  la  France  qui  s'est  tenue 
à  iNancy  en  1909  et  y  a  conquis  plusieurs  récompenses  importantes. 

1.  La  nouvelle  revue,  l'Éduca/ion,  que  publie  M.  Georges  Bertier,  directeur  de 
l'École  des  Roches  (Paris,  Vuibert  et  Nony)  sera,  pour  les  i)arents,  une  aide  pré- 
cieuse dans  raccomplissenienl  de  celte  lâche. 

2.  M.  Demolins  s'est  plu  à  noter,  à  propos  d'une  lettre  de  M.  Itibot,  président  de  la 
commission  d'enquête  au  minisire  de  l'inslruclion  publique,  l'inlluence  croissante 
des  vérités  proclamées  par  la  science  sociale  et  appliquées  par  l'Ecole  des  Roches  ; 
Science  sociale,  l.  XX.VII,  p.  46i  et  s.  —  Cf.  le  livre  de  M.  Ribot,  /ji  liéforme  de 
renseignement  secondaire  (A.  Colin). 

3.  V.  Questions  actuelles  du  l.'î  mars  1900.  ^ 

4.  Rien  que  pour  Nancy  :  Inslilul  chimique,  institut  électrotechnique,  institut 
agricole,  instilut  colonial,  école  de  brasserie,  école  de  laiterie. 


o't  L  ORIENTATION    PARTICULARISTE    DE   LA    VIE. 

d'une  orientation  nouvelle,  plus  moderne  et  plus  pratique,  de  la 
jeunesse  contemporaine. 

Ces  indications  sont  bien  incomplètes  ^  Elles  suffisent  à  mon- 
trer que  nous  sommes  en  bonne  voie  et  que,  si  d'autres  nous  ont 
dépassés,  il  ne  tient  qu'à  nous,  par  un  nouvel  effort,  de  rega- 
gner le  terrain  perdu  et  de  conquérir  l'avance  que  nous  n'aurions 
dû  laisser  prendre  par  personne. 

1.  II  y  aurait  à  parler,  notamment,  des  initiatives  provinciales,  locales.  V.  par 
exemple  un  article  de  M.  Gebliart  :  Initiatives  Ion-aines  reproduit  dans  le  Mouve- 
ment social,  t.  YIII,  p.  225.  —  Plus  spécialement  il  y  aurait  à  décrire  les  initiatives 
féminines  et  les  efforts  dus  à  un  certain  féminisme  digne,  celui-là,  de  tous  les  éloges. 
V.  Max  Turmann,  Initiatives  féminines  (Gabalda);  PaulAcker,  Œuvres  sociales  de 
femmes  (Pion);  et,  d'une  façon  générale  :  Rostand,  L'Action  sociale  par  l'initiative 
privée,  4  vol.  (F.  Alcan).  Les  progrès  réalisésdans  l'éducation  des  jeunes  filles  mérite- 
raient aussi  d'être  signalés,  quoique  bien  des  ombres  restent  encore  au  tableau.  A 
propos  d'un  roman  nouveau  [L'Une  et  l'Autre,  par  M'""  J.  Marni),  M.  Chantavoine 
écrivait  récemment  :  «  Les  jeunes  filles  d'à  présent...  n'ont  pas  été  élevées  comme 
leurs  aînées.  Elles  ont  une  autre  conception  de  la  vie,  une  autre  idée  de  leurs  de- 
voirs et  de  leurs  droits,  une  autre  théorie  du  bonheur,  et,  pour  tout  dire,  une  per- 
sonnalité plus  forte,  plus  indépendante,  et,  à  l'occasion,  en  face  de  certains 
obstacles,  plus  déterminée.  Averties  sans  être  pour  cela  tout  à  fait  renseignées; 
clairvoyantes  pour  ne  pas  être  dupes;  énergiques  pour  résister  au  destin  et  même 
pour  le  contraindre,  ce  ne  sont  pas  des  amazones,  des  aventurières;  ce  ne  sont  pas 
non  plus  les  petites  oies  blanches  de  jadis...  Le  charme  féminin  et  virginal  leur 
manque  peut-être,  tel  qu'on  l'eiilendait  autrefois  :  ce  charme  ingénu  et  rougissant 
qui  révèle  ou  contrefait  l'innocence.  Elles  ont  lu  et  réiléchi  ;  ellesojit  écouté,  regardé 
autour  d'elles,  en  passant,  les  yeux  ouverts,  à  travers  le  monde.  «  Elles  sont  droites, 
pures  et  fièrement  méprisantes  de  tout  ce  qui  est  bas  ».  Elles  ne  révent  pas  tant  que 
leurs  mères,  elles  jugent  mieux  et  marchent  d'un  pas  plus  libre  et  plus  hardi  vers 
la  destinée.  A  vrai  dire,  cette  nouvelle  éducation  jieul  avoir  des  risques,  mais  elle  a 
aussi  bien  des  avantages...  L'instruction  moins  frivole  et  moins  creuse  que  l'on 
donne  aujourd'hui  aux  jeunes  personnes  leur  rend  l'esprit  plus  vigoureux,  le  juge- 
ment plus  ferme,  la  conscience  plus  claire  et  le  caractère  plus  résolu.  Leur  pensée 
enhardie  —  où  est  le  mal  ?  —  ne  veut  plus,  à  aucun  prix,  des  maillots  et  des  lisiè- 
res du  temps  passé,  du  bon  vieux  temps.  Soyez  certain  que  leur  vertu  n'en  soulTre 
pas,  quand  elles  sont  droites  et  saines;  que  leur  fierté  avertie  les  préserve  au  con- 
traire d'un  tas  de  choses  où  l'innocence  niaise  et  surprise  risquerait  d'achopper... 
Je  crois  que  nous  assistons  aujourd'hui  à  la  transformation  de  la  jeune  fille  fran- 
çaise. 11  faut  en  prendre  notre  parti  :  nous  n'y  pouvons  rien;  le  progrès  des  idées 
le  changement  des  mœurs  sont  plus  forts  que  nous.  M™'=  Marni  ne  prêche  nullement 
dans  son  livre  l'émancipation  débridée  de  nos  jeunes  filles;  elle  montre  seulement 
et  elle  prouve...  qu'on  peut  être  une  très  brave  fille,  très  courageuse...  même  après 
s'être  affranchie  d'un  certain  nombre  de  timidités,  de  routines  et  d'hypocrisies  que  les 
préjugés  entretiennent,  que  l'habitude  et  l'inertie  conservent  et  que  le  monde,  qui 
n'aime  pas  beaucoup  les  innovations,  encourage,  si  l'on  a  maintenu  en  soi,  à  travers 
la  vie  et  malgré  la  vie,  ce  fond  d'honneur,  de  droiture,  de  délicatesse  et  de  sensi- 
bilité vraie,  qui  fait  seul  le  prix  d'une  âme  et  d'une  existence.  )>  (Journal  des  Débats, 
29  mars  190'J). 


IV 


COMMENT.   EN  FRANCE,   PEUT  ET    DOIT  SE  FAIRE,    PRATI- 
QUEMENT,   CETTE  ORIENTATION  NOUVELLE 


Nous  abordons  ici  la  partie  essentielle  de  notre  sujet.  Nous 
avons  à  nous  demander  (et  nous  devrons  répondre  à  celte  ques- 
tion ,  comment  il  faut  s'y  prendre  pratiquement  pour  réaliser, 
chez  nous,  cette  orientation,  que  nous  sentons  nécessaire,  vers 
le  particularisme. 

Une  observation  préliminaire  semble  s'imposer  ici  :  nous  de- 
vrons, sous  peine  d'un  échec  inévitable,  renoncer  à  lambition 
désordonnée  (et  très  communautaire)  d'opérer  la  transformation 
de  notre  pays,  de  nos  compatriotes,  par  des  moyens  rapides  et 
superficiels,  tels  que  serait,  par  e<k:emple,  l  action  politique 
exercée  en  vue  de  conquérir  le  pouvoir  et,  parla,  de  provoquer 
des  lois  ou  des  institutions  favorables  '.  Nous  ne  condamnons 
certes  pas  l'action,  même  politique,  ni  le  dévouement  aux  œu- 
vres d'intérêt  général  ;  mais  cela  doit  venir  plus  tard,  en  son 
temps  :  ce  n'est  pas  par  là,  très  certainement,  qu'il  faut  com- 
mencer. 

Gomme  il  n'y  a  rien  de  plus  décourageant  que  rinsuccès,  le 
mieux  sera  évidemment  de  choisir  un  point  de  départ  tel  que 
les  résultats,  pour  peu  qu'on  s'y  applique,  soient  tout  à  la  fois 
certains  et  appréciables.   Or,  ce  que  le  bon  sens  nous  suggère, 

1.  Guérin,  Les  faux  remèdes  au  mal  social,  la  Politi(iue,  Science  sociale,  t.  II, 
p.  517.  E.  Deraolins,  A-t-on  inlérêt  à  s'emparer  du  poucoir?  (Firinin-Didot}.  —  Cf. 
Super,  des  Anglo- Saxons,  p.  loi. 


56  l'orientatiox  particlilariste  de  la  vie. 

la  science  sociale  nous  ]e  prescrit;  c'est  de  commencer  lorien- 
tation  particulariste  par  nous-mêmes  et  par  notre  propre  famille. 
Cela  nous  le  pouvons,  avec  quelque  volonté,  et  le  succès  nous 
est  garanti  si  nous  persévérons,  ce  qui  est  bien  de  nature  à  en- 
traîner notre  courage  et  même  notre  enthousiasme.  Nous  serons 
sûrs  de  ne  pas  perdre  notre  temps,  de  ne  pas  faire  œuvre  vaine, 
puisque,  à  supposer  que  nous  n'obtenions  pas  d'autre  résultat, 
nous  aurons  toujours  acquis  celui-ci,  qui  n'est  pas  négligeable 
et  qui  demeurera,  de  nous  être  perfectionnés  nous-mêmes  et 
d'avoir  perfectionné  les  nôtres  avec  nous. 

Mais  il  y  a  beaucoup  plus  à  attendre  de  cette  méthode.  Une 
famille  fortement  constituée  exerce,  parle  seul  spectacle  qu'elle 
donne  de  la  satisfaction,  du  bien-être,  de  l'épanouissement  de  ses 
membres,  une  puissance  de  rayonnement,  d'exemple,  d'in- 
fluence qui  ne  saurait  être  contestée i.  On  cherche  à  l'imiter; 
de  fait,  on  l'imite  :  et,  peu  à  peu,  se  multiplient  dans  le  pays 
les  familles  normalement  constituées  dont  chacune  à  son  tour 
devient  un  foyer  nouveau  d'où  jaillit  la  lumière...  N'oublions 
pas  que,  de  ces  familles  où  les  enfants  sont  en  général  nombreux, 
sortira,  à  la  deuxième  génération,  toute  une  pléiade  de  familles 
nouvelles,  elles  aussi  vigoureusement  formées.  Quelques  chiflres 
feront  très  bien  saisir  notre  pensée  :  supposons  un  père  de  famille 
prenant  la  résolution  de  s'orienter  vers  le  particularisme  ;  il 
le  fait  et  réussit.  Supposons  qu'il  ait  cinq  enfants  et  qu'il  exerce 
son  influence  sur  quatre  familles  seulement,  dont  chacune  com- 
porterait, elle  aussi,  cinq  enfants.  Le  nombre  des  personnes 
soumises  à  l'influence  particulariste  de  notre  père  de  famille  se 
décompose  ainsi  : 

Pour  sa  propre  famille,     7  personnes,  dont    5  enfants 
Pour  les  autres  families,  28  personnes,  dont  20  enfants 

Total  :  33  25 

1.  Le  fait  est  bien  connu  de  tous  les  disciples  do  Le  Play  et  de  H.  de  Tourville. 
Le  Play  déclarait  qu'il  n'hésitait  pas  à  faire  des  lieues  pour  aller  consulter  les  mito- 
rilés  sociales  qui  lui  étaient  signalées.  Bien  des  adeptes  de  la  Science  sociale  se 
sont  déplacés,  et  de  très  loin,  pour  aller  consulter  H.  de  Tourville,  E.  Demolins,  P. 
Bureau,  A.  Daupral,  P.  de  Bousiers,  R.  Dufresne  et  leur  demander  des  conseils  et 
des  exeinjjles. 


COMMENT,    EN    FRANCE,    ri.lT    ET    DOIT    SE   FAIRE    CETTE    ORIENTATIOiN.        o? 

Au  h't'iue  (le  sa  carrière,  il  aura  conscience  d'avoir  orienté 
plus  ou  moins  fortement  vingt-cinq  familles  dans  les  voies  nou- 
velles et  fécondes  du  particularisme.  Voilà  une  action  modeste 
peut-être,  mais  efficace  à  coup  sûr,  profonde,  durable  et  à 
longue  portée. 

Aujoutons  qu'on  peut  être  certain  d'avoir  commencé  la  ré- 
forme sociale  par  son  vrai  commencement  et,  comme  on  dit, 
par  le  bon  bout.  C'est  ici  que  nous  retrouvons  les  enseignements 
de  la  science  sociale. 

Il  y  a  longtemps  que  Le  Play  a  montré  que  la  famille  est  à  la 
base  de  toute  société  bumaine  et,  selon  son  expression,  Vuiiité 
sociale  par  excellence'.  H.  de  Tourville  a  bien  mis  en  relief  cette 
vérité,  dans  une  page  saisissante  :  <(  La  famille,  dit-il,  est  le 
groupe  premier,  le  groupe  élémentaire  et  initial.  Qui  ne  pour- 
rait et  ne  devrait  le  savoir?  Et  cependant  qui  s'en  rend  vrai- 
ment compte?  Que  de  fois  n'a-t-on  pas  reproché  à  Le  Play  de 
donner  à  la  famille  une  importance  décisive  et  prépondérante 
dans  la  forme  des  sociétés!  Cette  importance,  il  ne  la  lui  a  pas 
donnée,  il  la  lui  a  reconnue,  elle  existe,  elle  est  réelle.  J'allais 
dire  qu'elle  est  formidable...  La  famille  détermine  tout  Tordre 
de  la  société...  car  la  société  ne  reçoit  et  n'emploie  que  ce  que 
lui  fournit  la  famille  :  celle-ci  est  l'officine  d'où  sortent  tous  les 
êtres  humains  ;  elle  occupe  toutes  les  avenues  ;  nul  n'entre  que 
par  elle  ;  elle  est  le  moule  qui  donne  aux  hommes  leur  premier 
tour,  soit  qu'elle  les  façonne  vigoureusement,  soit  qu'elle  les 
laisse  échapper  encore  informes  et  quelquefois  même  déformés. 
Il  n'y  a,  à  l'origine  de  toutes  les  institutions  sociales,  que  ce  que 
produit  la  famille.  Tant  valent  les  recrues,  tant  vaut  l'armée-!  » 

Cicéron  avait  dit  déjà  :  «  La  première  de  toutes  les  sociétés  est 
l'union  conjugale...  là  se  trouve  le  germe  de  la  cité  et  comme  la 
pépinière  de  l'État  ;  prima  societas  in  ipso  conjugio  est...  ici  est 
principiiim  iirbis  et  quasi  seminarium  reipublicœ-^  ».  Et  Jean 


\.  La  Réforme  sociale  eu  F/Ymce,cha|).24,  §  1  (7"édit.,t.  I,  p.  383).  — Cf.  Cheysson, 
La  Famille  (Réforme  sociale,  1=''  avril  1909,  p.  448). 

2.  La  Science  sociale  est-elle  une  science?  {Science  sociale,  t.  I,  p.  103). 

3.  Deofficiis,  I,  17.  —  Cf.  Aristote,  l'olitique,  I,  4-C. 


58  LORIENTATION    PARTICL  LARISTE    DE   LA    VIE. 

Bodin  ajoutait  :  «  Tout  ainsi  que  la  famille  bien  conduite  est  la 
vraye  image  de  la  république  et  la  puissance  domestique 
semble  à  la  puissance  souveraine,  aussi  est  le  droit  gouverne- 
ment de  la  maison  le  vray  modèle  du  gouvernement  de  la  répu- 
plique.  Et  tout  ainsi  que,  les  membres  chascun  en  particulier 
faisans  leur  devoir,  tout  le  monde  se  porte  bien,  aussi,  les 
familles  estant  bien  gouvernées,  la  république  ira  bien'.  » 

Ces  constatations  n'ont  cessé  d'être  confirmées  par  les  faits, 
et  nous  pouvons  les  considérer  comme  des  vérités  acquises. 

Mais  s'il  en  est  ainsi,  nous  apercevons  immédiatement  que 
c'est  bien  parla  famille  que  tout  essai  de  réforme  doit  être  com- 
mencé et  que  notamment,  sinous  avons  à  cœur  rorientation  ^«r- 
ticiilariste  de  notre  pays,  ce  sont  les  familles,  les  chefs  de  fa- 
mille^ qu'il  faudra  décider  à  opérer  leur  conversion  dans  ce 
sens.  Sans  doute,  alors,  il  sera  bon  de  créer  un  mouvement,  une 
agitation  dans  le  pays  2;  mais  rien  ne  vaudra  l'effort  personnel 
que  nous  tenterons  et  les  résultats  que  nous  obtiendrons  sur 
nous-mêmes  et  dans  nos  propres  familles  ". 

Examinons  donc  sincèrement  —  avec  un  vrai  désir  d'arriver 
à  une  solution  pratique  —  comment  un  homme  de  bonne  vo- 
lonté pourrait  s'y  prendre  pour  orienter  sa  vie  dans  la  direction 
voulue. 

Il  devra  commencer  par  se  bien  pénétrer  de  cette  idée  que 
V essentiel  est  une  parfaite  organisation  de  sa  vie  privée,  de  sa 
vie  domestique ^  et  que,  pour  atteindre  ce  but,  aucun  sacrifice  ne 
devra  lui  sembler  trop  lourd. 

1.  Le&  six  livres  de  la  république,  I,  di.  ii  :  Du  niesuage  et  de  la  différence  en- 
tre la  république  et  la  famille,  cilé  dans  Ch.  de  Rible,  Les  familles  et  la  société 
en  France  avant  la  névolution,  I,  p.  99.  —  Un  auteur  récent  écrivait  de  son  côté  : 
«  Une  société  n'est  jamais  que  la  projfction  de  son  type  familial  ».  H.  Mazel,  La 
Synergie  sociale,  cité  dans  le  Mouvement  social,  t  V,  p.  224. 

2.  «  Il  faut  d'une  manière  on  dune  autre  créer  autour  d'une  idée  jugée  essentielle 
tout  un  «  mouvement  d'opinion  »,  toute  une  agitation  (au  sens  anglais  du  mot), 
afin  que  l'on  y  regarde,  que  l'on  y  pense,  que  l'on  s'en  préoccupe,  et  que  les  plus 
légers,  les  plus  distraits,  les  plus  prévenus  en  sens  contraire  soient  comme  forcés  de 
jeter  les  yeux  de  ce  côté-là  et  de  se  dire  qu'il  y  a  quelque  chose  à  voir  »  (OUé-La- 
prune.  Les  sources  de  la  paix  intellectuelle,  p.  33). 

3.  «  On  agit  plus  par  ce  que  l'on  est  que  par  ce  que  l'on  dit  ou  même  par  ce  que  l'on 
fait.  »  (OUé-Laprune,  op.  cit.,  eod.  /oc—  Cf.  H.  de  Tourville,  Piété  confiante,  p.  198). 


COMMENT,    EN    EHANCr.,    l'El  T    ET    DOIT    SE    FAIHE    CETTE    ORIENTATION.      59 

Mais  que  parlons-nous  de  sacrifices  et  d'efforts?  En  fait,  tous 
ceux  ([ui  se  sont  consacrés  à  cette  œuvre  de  la  saino  édification 
d'un  foyer  y  ont  pris  un  tel  intérêt,  en  ont  ressenti  de  telles 
satisfactions  et  de  telles  joies  qu'ils  no  peuvent  assez  se  louer 
de  la  voie  dans  laquelle  ils  se  sont  engagés.  Écoutons  plutôt 
ce  que  dit  à  ce  sujet  un  maître  de  la  Science  sociale  qui  a  le 
rare  mérite  de  la  vivre  en  même  temps  qu'il  la  fait  progresser  : 

«  Dire  que,  renonçant  à  la  vie  publique,  je  me  contentai  de 
la  vie  privée,  serait  inexact. Ce/Zerze  privée,  je  m'y  trouvai  aus- 
sitôt comme  dans  mon  élément  :  elle  combla  toutes  mes  aspira- 
tions et  j'en  suis  arrivé  à  conclure  que,  pour  les  hommes,  la 
paix  est  supérieure  à  la  gloire...  L'étude  de  la  vie  privée  devint 
pour  moi  une  passion.  Contribuer,  après  l'avoir  organisée 
chez  moi,  à  la  restauration  de  la  vie  privée  chez  d'autres  me 
parut  un  but  grandiose,  digne  de  tous  mes  efforts,  bien  plus 
noble,  plus  élevé,  plus  grand  que  mon  idéal  précédent,  puisqu'il 
ne  tendait  plus  à  mettre  l'honneur  de  ma  vie  dans  la  domina- 
tion de  mes  semblables,  mais  dans  leur  affranchissement  '.   » 

Et,  en  effet,  que  peut-il  y  avoir  de  plus  captivant  que  l'orga- 
nisation et  l'administration  de  son  «  intérieur  »  et,  comme  on 
disait  autrefois,  de  son  ^  mesnage  -  »  ?  Ici  tous  les  efforts  abou- 
tissent, les  résultats  sont  immédiats,  visibles,  profitant  à  ceux 
qui  les  produisent;  pas  d'entraves  malveillantes,  d'intentions 
méconnues,  mais  au  contraire  le  concours  empressé  et  recon- 
naissant de  tous  les  membres  de  la  famille  directement  inté- 
ressés au  succès  de  l'œuvre  entreprise.  Que  de  gens  n'entend-on 
pas  se  plaindre  de  n'avoir  pas  de  temps  à  consacrer  à  leur  vie 
de  famille  !  Le  particulariste  n'a  pas  de  ces  regrets  :  la  vie  do- 
mestique est  sa  principale  affaire  ;  il  lui  accorde  tout  le  temps 
nécessaire.  Et,  chose  admirable,  il  a  le  sentiment  ou  plutôt  il 
sait,  de  science  certaine,  que  ce  qui  fait  l'intérêt  et  le  charme 

1.  A.  Dauprat.  La  Rëcolulion  ugricule,  chap.  ix.  Il  faut  lire  tout  ce  chapitre 
intitulé  :  Effets  sur  notre  vie  privée  {Science  sociale,  t.  XXX,  p.  146  et  s.). 

2.  Moiitalembert  disait  avec  dédain  :  «  Les  honnêtes  gens  en  France  ne  sont  bons 
([u'à  avoir  des  enfants  et  à  s'occuiier  de  leur  famille  «.  Ce  dédain  n'est  pas  de  mise. 
Si  vraiment  les  honnêtes  gens  de  notre  pays  avaient  beaucoup  d'enfants  et  savaient 
les  élever  comme  il  conviendrait,  notre  prospérité  nationale  serait  incomparable 


60  I,'ORIE.\TATIO.\    PAHTICULARISTE    DE    LA    VIE. 

de  son  existence  constitue  en  même  temps  son  devoir  le  plus 
strict,  le  plus  urgent,  que  c'est  Vœuvre  sociale  par  excellence, 
la  plus  utile  et  la  plus  féconde.  Faire  par  plaisir  ce  qui  est  une 
obligation,  n'est-ce  pas  le  bonheur  même'^ 

Cela  dit,  nous  constaterons,  avec  la  science  sociale,  que,  par- 
tout et  toujours,  une  bonne  organisation  familiale  a  été  liée  à 
une  bonne  installation  du  foyer  domestique.  Nous  commence- 
rons donc  par  chercher  une  installation  qui  nous  donne,  à  cet 
égard,  toutes  les  facilités  désirables. 

Ici  les  enseignements  de  la  science  sociale  sont  précis.  Ce  qui 
est  de  beaucoup  préférable,  c'est  l'installation  à  la  campagne, 
où  la  vie  peut  être,  plus  que  partout  ailleurs,  saine,  large  et 
indépendante.  Mais  cela  suppose  ou  des  occupations  rurales 
ou  une  fortune  suffisante  pour  vivre  de  ses  revenus  ^  En 
tout  cas,  ce  que  tout  apprenti  particulariste  doit  rechercher, 
c'est  une  maison  isolée  hors  ville.  La  maison  isolée  permet  seule 
à  la  famille  de  prendre  conscience  d'elle-même,  de  s'apparte- 
nir, de  se  développer,  de  s'épanouir  librement. 

«  Une  des  plus  fécondes  traditions  du  continent  européen, 
dit  Le  Play,  est  celle  qui  assure,  en  beaucoup  de  contrées,  à 
chaque  famille  riche  ou  pauvre,  la  propriété  de  son  habitation. 
Les  institutions  qui  conservent  cette  pratique  salutaire  sont  au 
premier  rang  parmi  celles  qui  concourent  à  la  prospérité 
d'une  nation.  Même  dans  une  société  fort  imparfaite  à  d'autres 
égards,  elles  donnent  aux  familles  une  dignité  et  une  indépen- 
dance dont  celles-ci  ne  jouissent  pas  toujours  chez  les  peuples 
qui.  plus  avancés  sous  d'autres  rapports,  ont  adopté  la  fâcheuse 
habitude  de  prendre  des  habitations  à  loyer  -.  » 

A  vrai  dire,  la  propriété  de  la  maison  ne  nous  semble  pas 
aussi  indispensable  qu'à  Le  Play  :  elle  est  souvent  impossible 
avec  les  déplacements  exigés  par  les  conditions  de  la  vie  mo- 


1.  A  ce  sujet  on  peut  observer  que  beaucoup  de  personnes  ricbes  dont  la  vie  se 
consume  vainement  dans  l'agitation  des  villes  pourraient  se  créera  la  campagne  des 
occupations  singulièrement  intéressantes  et  utiles.  On  commence  d'ailleurs  à  le  com- 
prendre. 

2.  La  Réforme  sociale  en  France,  chap.  \\v,  §  1  (7°   édit.,  t.  I,  p.  393). 


COMMENT.    i:.\    IRANGK,     l'ELT    ET    DOIT    SE     EAIHE    CETTE     OKIENTATION .      (îl 

derne  '.    L'esscntiol  est   (juc  la  famille  occupe  seule  une  mai- 
son Ht- parée. 

«  Visolement  complet  de  riiabitation  occupée  par  chaque 
famille,  continue  Le  Play,  est  une  des  convenances  fondamen- 
tales de  toute  société  prospère.  Les  populations  rurales  qu'on 
peut,  à  juste  titre,  citer  comme  des  modèles,  satisfont  à  la  fois 
à  cette  convenance  et  aux  besoins  de  la  meilleure  agriculture 
en  plaçant  l'habitation  au  centre  de  chaque  domaine.  La  con- 
dition à! isolement  est  même  remplie  dans  beaucoup  de  villes 
européennes  où  le  prix  du  terrain  adjacent  aux  voies  publiques 
commande  impérieusement  la  contiguïté  des  maisons.  Les  An- 
glais, en  particulier,  respectent  ce  principe;  et,  à  Londres,  où 
le  sol  acquiert  un  prix  considérable,  les  moindres  bourgeois, 
et  souvent  de  simples  ouvriers,  habitent  chacun  une  maison 
séparée-  ». 

iMais  l'isolement  de  l'habitation  ne  suffit  pas,  il  y  faut  encore 
le  confort.  Il  est  bien  entendu  que  personne  n'établit  de  con- 
fusion entre  le  confort  et  le  luxe.  Le  confort  n'est  pas  autre 
chose  c{ue  ce  qui  est  commode,  simplifie  la  vie  ou  le  service, 
ce  qui  évite  les  pertes  de  temps,  ce  qui  permet  une  vie  plus 
saine,  plus  hygiénique,  mieux  remplie.  Le  confort  ne  pousse 
donc  pas  à  la  mollesse  '^.  Kien  compris,  il  fortifie,  il  récon- 
forte en  vue  des  besognes  qui  sont  à  accomplir;  grâce  à  lui, 
on  peut  faire  plus,  mieux  et  plus  vite;  il  augmente  l'aptitude, 
la  capacité,  la  bonne  disposition.  Par  exemple,  le  chauffage 
central  établira  dans  la  maison  une  chaleur  égale  et  douce 
grâce  à  laquelle  toutes  les  pièces  pourront  être  utilisées  à  toute 
heure  de  la  journée  et  de  la  soirée  ;  il  permettra  d'éviter  les 
difficultés  résultant  de  l'allumage  et  do  l'entretien  des  feux  de 
cheminées  ou  de  poêles.  L'éclairage  électrique  ou  au  gaz  sup- 
primera l'emploi  et  l'entretien  si  ennuyeux  et  si  malpropre  des 

1.  E.  Deinolins  a  montré  que   la  stabilité  et  la  propriété  du  foyer  élai(M>t  plutôt 
des  institutions  communautaires.  Super,  des  Anglo-Saxons,  p.  187. 

2.  Op.  cil.,  cil.  XXV.  §  6  (p.  402).  —  Voir  pour  le  détail  de  l'installation  anglaiso 
(le  cottage),  E.  Demolins,  Super,  des  A.-S.,  p.  193. 

3.  P.  Schwahn,  Périrons-nous  par  le  cou  fort?  dans  Les  Français  d'hier  et  ceux 
de  demain  (Science  sociale,  t.  .Wll,  p.  475-176). 


62  l'orientation  tarticulariste  de  la   vie. 

lampes.  L'eau  directement  amenée  dans  les  cabinets  de  toilette 
simplifiera  le  service  des  domestiques  ;  une  salle  de  bains  favo- 
risera l'hygiène  de  toute  la  famille  en  lui  épargnant  de  fasti- 
dieuses sorties,  etc.  Le  confort  ne  va  pas,  il  est  vrai,  sans  une 
certaine  recherche  d'élégance  ou  de  décoration  artistique; 
mais  cette  recherche  n'a  jamais  pour  objet  d'éblouir  le  public; 
elle  ne  se  localise  pas  dans  les  pièces  de  réception;  elle  se  gé- 
néralise dans  toutes  les  chambres,  de  préférence  dans  celles  où 
l'on  se  tient  le  plus  ;  elle  est  forcément  sobre,  discrète,  nulle- 
ment ruineuse  par  conséquent.  Elle  ne  se  propose  aucun  autre 
but  que  de  rendre  l'intérieur  agréable,  attirant,  prenant  si  l'on 
peut  dire,  en  sorte  qu'on  s'y  trouve  bien,  qu'on  s'y  plaise, 
qu'on  aime  à  y  demeurer,  et,  si  on  le  quitte,  à  y  revenir  comme 
en  un  port  assuré  et  paisible  ^. 

Nous  aurons  donc  une  installation  isolée  et  confortable;  ce 
n'est  pas  tout  :  elle  sera  mesurée  à  la  dimension  d'un  simple 
ménage^  c'est-à-dire  que  dans  cette  maison  n'habitera  qu'un  seul 
ménage  :  le  père,  la  mère  et  les  enfants;  aucun  autre  membre 
de  la  famille,  en  principe  du  moins.  L'habitation  en  commun 
des  enfants  mariés  et  des  parents  âgés  ne  donne,  sauf  de  rares 
exceptions,  que  de  fâcheux  résultats  :  conflits  d'autorités  et 
d'attributions,  absence  d'unité  dans  la  direction  du  ménage  ou 
l'éducation  des  enfants,  entrave  aii  libre  développement  et  à 
l'initiative  des  jeunes  gens  qui  cessent  de  faire  effort  pour  se 
tirer  d'afl'aire  eux-mêmes  et  tendent  à  s'appuyer  sur  le  groupe 
familial,  etc.  En  pays  particulariste,  les  jeunes  ménages  vivent 
seuls  et  s'en  trouvent  bien  :  leur  indépendance  a  pour  corol- 
laire la  nécessité  où  ils  se  trouvent  de  se  suffire  à  eux-mêmes 
et  rien  ne  saurait  leur  être  plus  profitable. 

Dira-t-on  que,  pour  organiser  ainsi  sa  vie  de  famille,  il  faut 
des  ressources  d'argent  qui  ne  sont  malheureusement  pas  à  la 
portée  de  tout  le  monde?  Cette  objection  est  sans  portée. 
E.  Demolins  cite  des  exemples  d'ouvriers  anglais,  de  simples 

1.  L'agrément  et  la  douceur  du  home  anglais  tiennent  en  grande  partie  au  con- 
fort qui  s"y  rencontre.  Sur  le  home,  V.  Science  sociale,  t.  XXXIII.  p.  551  ;  Mouve- 
ment social,  t.  I,  p.  98;  Max  Leclerc,  L'Éducation  en  Angleterre,  t.  1,  p.  24,  etc. 


COMMENT,    K\    KKAXCE.    l'El'T    ET    DOIT    SE    FAIRE    CETTE    ORIENTATION.      G3 

artisans,  dont  rinstallation  est  ainsi  comprise  i.  En  France 
même,  dans  certaines  régions,  dans  certaines  villes,  on  ne  s'or- 
ganise pas  autrement  :  à  Lille,  par  exemple,  presque  tout  le 
monde  habite  une  maison  indépendante  ;  la  dilïérence  de  si- 
tuation ne  se  manifeste  que  par  la  dimension  ,  l'élégance  ou 
le  degré  de  confort  de  l'habitation. 

Au  reste,  y  eût-il  lieu  de  consentir  quelques  sacrifices,  il  ne 
faudrait  pas  hésiter  à  en  assumer  la  charge,  si  précieux  sont 
les  effets  d'une  bonne  organisation  familiale.  E.  Demolins  en 
signale  trois  principaux  :  1°  sentiment  de  dignité  et  d'indé- 
pendance; 2"  encouragement  à  l'effort;  3"  aptitude  à  s'élever-. 
Nous  ajoutons  :  ï"  facilités  spéciales  pour  la  vie  journalière  et 
l'éducation  des  enfants  ;  5°  bonne  humeur  et  optimisme  ; 
6"  habitude  de  rester  chez  soi  et  de  s'y  plaire,  d'où  économies 
réalisées  sur  les  sorties,  les  distractions  prises  au  dehors,  les 
toilettes  de  réception  ou  de  soirée,  tout  ce  qui  se  fait  en  vue 
du  public  et  pour  paraître. 

Mais  tout  cela,  précisément,  est  bien  caractéristique  de  l'es- 
prit particîdariste,  et  voilà  pourquoi  E.  Demolins,  avec  une 
justesse  de  vue  parfaite,  a  pu  intituler  son  article  sur  Le  mode 
d'installation  au  foijer^  lorsqu'il  parut  dans  la  Science  sociale'^  : 
«  la  iwernière  manifestation  cVune  évolution  vers  le  particula- 
risme ».  C'est  en  effet  par  là  que  se  manifeste,  chez  les  com- 
munautaires, le  premier  symptôme  d'orientation  particulariste  ; 
c'est  «  l'étape  initiale,  celle  vers  laquelle  il  faut  d'abord  se 
diriger  et  qui,  de  proche  en  proche,  doit  conduire  aux  autres  ». 

«  C'est  à  la  classe  bourgeoise,  conclut  E.  Demolins,  à  com- 
mencer à  faire  cette  évolution  par  elle-même  et  pour  elle- 
même.  Elle  dépense  actuellement  beaucoup  d'efforts  et  beau- 
coup d'argent  pour  vivre  hors  du  foyer,  pour  y  multiplier  les 
relations  mondaines  et  banales;  elle  a  une  aversion  profonde 
pour  la  résidence  rurale,  parce  que  les  relations  et  la  vie  exté- 

1.  Supériorité  des  Anglo-Soxons.  chA^.  met  iv. 

2.  Op.  cil.,  p.  196.  Les  développements  donnés  à  ce  sujet  par  E.  Demolins  sont  à 
lire  et  à  retenir. 

'A.  T.  XXI,  p.  5  et  s.  —  Cet  article  constitue  le  chap.  iv  de  la  Supérioritc  des 
A  iKjlo- Saxons. 


64  l'orientation  particulariste  de  la  vie. 

rieure  y  sont  plus  difficiles;  dans  son  foyer  elle  apporte  ses 
soins  à  meubler  luxueusement  les  appartements  de  réception  et 
considère  comme  superflu  d'installer  confortablement  les  par- 
ties de  l'habitation  destinées  à  la  vie  de  famille;  elle  rend 
son  foyer  aussi  désagréable  pour  ses  enfants  que  pour  elle- 
même...  En  réalité,  notre  foyer  est  plutôt  organisé  pour  les 
étrangers  que  pour  nous.  Voilà  ce  qu'il  faut  changer  :  il  faut 
s'orienter  en  sens  inverse  :  //  faut  se  replier  sur  la  vie  privée, 
s  y  établir  comme  dans  une  place  forte  et  la  rendre  infiniment 
agréable;  il  y  a,  dans  la  vie  privée,  une  puissance  méconnue, 
mais  formidable.  Aucun  relèvement  social  n'est  possible  pour 
ceux  qui  ne  se  rendent  pas  compte  de  ce  phénomène^.  » 

i.  Science  sociale,  l.  XXI,  p.  27.  —  Supériorité  des  Anglo-Saxons,  p.  209-210. 


ORGANISATION  DE  LA  VIE 

Nous  voici  installés,  comment  allons-nous  organiser  notre  vie? 
Naturellement  dans  Y  esprit  pavticularisle.  Mais  qu'est-ce  à 
dire? 

Nous  aurons  soin  d'abord  de  ne  pas  confondre  particu- 
larisme avec  êgo'isme.  <(  L'égoïsme,  dit  très  justement  le 
1*.  Schwalm,  n'est,  dans  sa  racine  première,  ni  anglo-saxon,  ni 
français;  il  est  humain^.  »  Il  y  a  des  particularistes,  comme 
des  communautaires,  dans  la  vaste  catégorie  des  égoïstes; 
mais  le  particularisme  par  lui-même  ne  conduit  pas  nécessai- 
rement à  l'égoïsme;  bien  au  contraire!  Est-il  égoïste,  le  jeune 
Anglais  qui,  «  au  moment  de  choisir  sa  carrière,  ne  demande  ni 
héritage  paternel,  ni  bourse  de  l'État,  ni  femme  avec  dot,  ni 
protection  des  gens  en  place;  qui  compte  uniquement  réussir 
par  son  savoir-faire  et  par  son  travail;  qui,  par  des  moyens 
très  simples,  mais  non  moins  énergiques,  s'élève  peu  à  peu  lui- 
même  et  n'aura  jamais  demandé  à  personne  ces  sacrifices  d'ar- 
gent qu'exige  chez  nous  la  confectioo  d'un  avocat,  d'un  ingénieur 
ou  d'un  officier-  ».  Assurément,  au  point  de  vue  social,  l'homme 
qui  sait  se  tirer  d'afïaire  tout  seul  a  une  autre  valeur  et  peut 
rendre  d'autres  services  que  celui  qui  n'est  capable  de  rien 
par  lui-même  et  se  voit  toujours  obligé  de  solliciter  un  appui 

1.  L'inUialivc  cl  le  travail  nous  rendraient-ils  égolsles?  Dans  les  Français 
d'hier  et  ceux  de  demain  {Science  sociale,  t.  XVII,  p.  473). 

2.  Ibid.,  p,  473. 


66  l'orientation  particulaiuste  de  la  vie. 

ou  une  aide.  «  Charité  bien  ordonnée  commence  par  soi-même, 
dit  un  vieil  adage.  La  première  charité  que  nous  devions  aux 
autres,  c'est  de  ne  pas  leur  être  une  cliarg-e;  c'est  de  nous  suf- 
fire. Plus  nous  nous  suffirons  à  nous-mêmes,  moins  nous 
aurons  le  pitoyable  égoïsme  qui  réclame  sans  cesse,  avec  des 
airs  tendres  et  des  chansons  atlectueuses,  le  dévouement  d'au- 
trui^  » 

Mais  comment  s'organiser  à  la  manière  particulariste?  Il 
semble  que  l'entreprise  devra  se  présenter  sous  un  double  as- 
pect :   négatif,  positif. 

Â.  Aspect  négatif. 

Notre  première  occupation  sera  d'assurer  notre  indépendance 
en  nous  défendant  courageusement  contre  les  envahissements 
indiscrets  et  inutiles  de  la  vie  courante.  —  Ici,  nous  ne  pouvons 
que  procéder  à  une  énumération  qui,  naturellement,  n'aura 
rien  de  limitatif  : 

I.  —  La  Presse. 

Actuellement  nous  sommes  débordés,  submergés  par  le  flot 
montant  des  journaux,  des  revues,  des  brochures  et  des  livres '. 
—  Il  faut  avoir  le  courage  de  faire  un  tri  d'autant  plus  impi- 
toyable qu'on  serait,  par  nature  ou  par  profession,  plus  disposé 
à  se  tenir  au  courant  de  toutes  les  manifestations  de  la  pensée. 
Ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  faille  «  s'isoler  de  la  vie  contemporaine  » 
ni  s'en  désintéresser;  mais  c'est  un  devoir  de  réserver  son  temps 
pour  des  œuvres  plus  utiles.  «  Cet  homme,  dit  Gratry,  qui  croit 
vouloir  penser  et  parvenir  à  la  lumière,  permet  à  la  perturba- 
trice de  tout  silence,  à  la  profanatrice  de  toutes  les  solitudes, 
à  la  presse  g^iotidiemie,  de  venir,  chaque  matin,  lui  prendre 
le  plus  pur  de  son  temps,  une  heure  ou  plus,  heure  enlevée 

1.  Ibid.,Y).  474. 

2.  Cf.  St-Roniain,  Le  Journalisme  (Science  sociale,  t.  IV,  p.  205).  —  G.  Fonsegrive, 
Comment  lire  les  journaux  (Paris,  Lecoffre). 


ORCAMSAÏION    DE   LA    VJE.  G7 

(le  la  vie  par  l'emporte-piôce  quotidien  :  heure  pendant  laquelle 
la  passion,  raveuglemout,  le  bavardage  et  le  mensonge,  la 
poussière  des  faits  inutiles,  l'illusion  des  craintes  vaines  et  des 
espérances  impossibles  vont  s'emparer,  peut-être  pour  loccuper 
et  le  ternir  pendant  tout  le  jour,  de  cet  esprit  fait  pour  la 
science  et  la  sagesse'.  »  D'autre  part,  les  revues  se  multiplient 
d'une  façon  inquiétante  pour  la  valeur  de  leur  contenu.  Il  de- 
vient presque  impossible,  même  au  spécialiste,  de  prendre  seu- 
lement connaissance  de  toutes  celles  qui  intéressent  sa  spécialité  ; 
que  sera-ce  s'il  veut  encore  parcourir  les  autres?  Et  pour  les 
livres  nouveaux,  les  romans  surtout,  c'est  alors  qu'il  faut  oser 
avouer  qu'o/i  n'a  pas  lu  et  qu  on  ignore-.  Au  reste,  cet  aveu  ne 
coûte  qu'à  celui  qui  vit  de  la  vie  de  société  et  de  salon,  qui 
lit  un  livre  surtout  parce  qu'il  est  de  bon  ton  de  le  connaître 
et  d'en  pouvoir  discuter.  Le  particulariste  n'a  pas  de  ces  préoc- 
cupations :  il  ne  lit  pas  pour  paraître^  mais  pour  s'instruire  ou 
se  distraire  lui  et  les  siens  ;  son  choix  est  libre,  et  s'il  lui  plaît 
de  lire  ou  de  relire  un  livre  ancien  de  valeur  éprouvée,  il  s'ac- 
corde ce  plaisir  en  toute  indépendance.  Le  particulariste  sera 
cultivé,  instruit,  au  courant;  mais  il  ne  lira  que  de  lexcellent. 
Sachant  que  la  vie  est  courte,  il  fera  un  choix  méthodique  et 
s'y  tiendra  scrupuleusement.  Cette  règle  qu'il  s'imposera,  loin 
d'être  une  gêne,  sera  pour  lui  une  libération,  un  préservatif  et, 
parsuite,lasource  de  satisfactions  profondes  et  de  joies  sereines^. 

1.  Les  Sources,  p.  7-8.  —  Qui  pourrait  dire  les  gaspillages  de  temps  et  de  forces 
qu'a  entraînés,  lors  de  l'affairef  Dreyfus,  la  lecture  inconsidérée  des  journaux,  des 
brochures,  des  revues  et  des  livres  ?  —  Vainement  objecterait-on  le  développement 
de  la  presse  en  pays  particulariste  :  on  sait  qu'un  seul  numéro  du  Times  contient 
autant  de  maiière  qu'un  volume  in-12  de  500  pages  (Gide,  Pr.  d'écon.  polit., 
7  éd.,  p.  139,  note).  L'Anglais  consacre  cependant  moins  de  temps,  seinble-t-il,  à  la 
lecture  de  son  énorme  journal  auquel  il  ne  demande  que  des  informations  spé- 
ciales, que  l'abonné  du  Temps  ou  des  Débals  qui  lit  sa  feuille  consciencieusement 
chaque  jour  pour  ytrouver  des  jugements  tout  faits  et  une  lignepolitiquetonle  tracée. 

2.  D'un  philosophe  de  haute  valeur,  très  préoccupé  cependant  de  bien  connaître 
son  temps,  M.  Ollé-Laprune,  on  a  pu  écrire  :  «  Sans  cette  fièvre  et  ce  souci  de  tout 
lire,  qui  nous  fait  perdre  tant  de  temps  et  nous  cause  tant  de  déboires,  il  lisait 
volontiers  les  livres  nouveaux  qui  lui  paraissaient  de  quelque  importance.  Il 
était  au  courant  sans  pédanllsme,  mais  avec  exactitude  )>.  (G.  Fonsegrive,  Léon  Ollé- 
Lajnune,  p.   4). 

3.  Ce  qui  est  à  éviter,  ce  sont  les  lectures  faites  au  hasard  des  circonstances  et  des 


68  l'orientatiox  particularlste  de  la  vie. 


II.  —  Les  œuvres;  les  associatio?is. 

Sous  cette  double  dénomination,  nous  entendons  non  seule- 
ment les  œuvres  de  charité  et  de  bienfaisance,  mais  encore  les 
innombrables  associations  visant  un  intérêt  collectiC  dont  tout 
homme,  ayant  quelque  situation,  est  sollicité  de  faire  partie. 
Ici  encore,  il  y  a  lieu  de  se  défendre  énergiquement.  Est-ce  à 
(lire  que  le  particulariste  se  dérobera  à  la  charité  ou  refusera 
de  s'associer  à  ses  semblables  pour  les  œuvres  de  bien  public? 
A  Dieu  ne  plaise!  Mais  son  action  et  son  dévouement  s'exerceront 
suivant  un  choix  éclairé.  Se  défiant  des  agitations  de  surface  et 
bien  persuadé  que  «  ce  qu'on  gagne  en  étendue  on  le  perd  en 
profondeur  »,  il  ne  donnera  son  adhésion  qu'à  un  petit  nombre 
d'œuvres,  deux  ou  trois,  une  seule  peut-être  i;  mais,  sans  se 
contenter  de  verser  à  contre-cœur  une  cotisation  annuelle,  il 
se  consacrera  effectivement  à  l'œuvre  de  son  choix,  payant  de 
sa  personne  et  le  faisant  volontiers,  puisque  cette  œuvre  l'in- 
téresse et  qu'il  en  désire  le  succès^.  Naturellement,  parmi  les 
associations  qui  s'ofl'riront  à  lui,  il  choisira  de  préférence  celles 
qui  affirmeront  plus  ou  moins  explicitement  des  tendances  ou 
des  aspirations  particularistes,  celles  par  conséquent  qui  pro- 
voqueront à  l'effort,  à  l'élévation  personnelle,  qui  veilleront  à 
la  défense  de  certains  intérêts  particuliers  menacés,  au  maintien 
ou  à  la  conquête  de  certaines  libertés. 

Pour  les  œuvres  de  bienfaisance,  il  s'inspirera  des  vues  sui- 


jjublicalions.  Il  laudiait  dresser  par  écrit  la  lisle  des  œuvres  qu'on  lient  à  connaî- 
tre et  s'obliger  à  puiser  dans  cette  liste.  Pour  la  dresser,  on  pourrait  s'insjiirer  du 
livre  de  M.  Henri  Mazel  :  Ce  qu'il  faut  lire  dans  sa  vie  (Paris,  au  Mercure  de 
France).  Pour  les  romans  il  sera  toujours  bon  de  se  reporter  au  répertoire  de 
M.  L.  Bethléem  .■  Romans  à  lire  et  romans  à  proscrire  (Cambrai,  0.  Masson). 

1.  «  Quant  à  la  charité  qui  consiste  tout  entière  dans  les  bons  rapports  et  la 
bonté  du  cœur,  elle  doit  être  raisonnable  et  ne  pas  outrer  son  rôle.  Il  est  impos- 
sible d'être  une  providence  pour  tout  le  monde  »  (H.  de  Tourville,  lettre  du 
19  mai  1891,  reproduite  dans  Piété  confiante,  p.  G9). 

2.  Sur  les  œuvres,  V.  Mouv.  social,  t.  I,  p.  51.  — P.  Schwalm,  art.  cit.  (Science 
sociale,  l.  XVII,  p.  473.  —  E.  Deniolins,  Super,  des  Aucjlo-Saj:ons,  p.  405). 


ORGANISATION    HK    l.A     Vil].  ()9 

vantes  :  «  L'idéal  de  la  bienfaisance //'«/ifawe  se  place  très  volon- 
tiers dans  les  œuvres  de  secours  aux  incurables,  aux  désespérés, 
aux  malheureux,  incapables  de  se  relever  d'une  manière  ou  d'une 
autre.  V Anglais,  lui,  leur  viendra  aussi  en  aide,  mais  non  sans 
oublier  cette  considération  que  ces  misères  laissées  sans  secours 
et  multipliées  deviendraient  un  désordre  public,  un  danger  de 
la  rue,  un  obstacle  pour  le  travail  des  gens  sains  et  actifs.  C'est  à 
ceux-ci  qu'il  pense  avant  tout  :  pour  eux,  s'ils  veulent  s'élever, 
il  réservera  ses  plus  généreuses  avances.  Témoin  ces  biblio- 
thèques, ces  lectures,  ces  missions  universitaires  d'Oxford  ou  de 
Cambridge,  ces  sociétés  de  constructions  ouvrières,  toutes  ces 
œuvres  collectives  ou  individuelles  qui  se  multiplient  si  spon- 
tanément en  Angleterre  ou  aux  États-Unis...  Elles  sont  la  mani- 
festation vivante  d'une  forme  vraiment  supérieure  de  la  bienfai- 
sance et  de  la  charité  :  en  secourant,  elles  élèvent,  parce  quelles 
aident  avant  tout  l'individu  à  s'aider  lui-même,  pour  améliorer 
sa  vie  morale  et  sa  vie  physique'.  » 

Parmi  ces  œuvres,  c'est  à  juste  titre  qu'on  cite  les  sociétés 
pour  la  construction  cVhahilations  à  bon  marché,  dont  l'objet  est 
d'assurer  à  l'ouvrier  une  installation  saine  et  commode,  fonde- 
ment, comme  nous  le  savons,  d'une  bonne  organisation  fami- 
liale. Elles  auront  naturellement  la  sympathie  de  notre  particu- 
lariste  ;  et  il  en  sera  de  même  de  toutes  les  œuvres  tendant  à 
faire  l'éducation  du  peuple,  non  seulement  à  l'instruire,  mais  à 
lui  donner  les  moyens  de  s'élever  par  lui-même,  de  se  dévelop- 
per et  de  se  perfectionnçr  socialement  et  moralement.  On  sera 
surtout  bien  persuadé  que  les  occasions  de  charité  et  de  bien- 
faisance sont  souvent  plus  près  de  soi  qu'on  ne  se  l'imagine  et 
que  l'action  vraiment  féconde  est  celle  qui  s'exerce  sur  les  gens 
dont  on  dirige  le  travail  et  qui  sont,  par  leurs  occupations, 
sous  votre  dépendance  constante.  «  On  commence  à  s'apercevoir 
dit  E.    Demolins,    qu'un  chef    d'industrie,    qu'un  propriétaire 

1.  p.  Schwalm,  art.  cit.  (.Se.  -soc,  t.  XVII,  p.  475).  —  «  II  n  y  a  pas  la  moindre 
utilité,  dit  de  son  côté  A.  Carnegie,  à  vouloir  aider  des  gens  qui  ne  s'aident  pas  eux- 
mêmes.  Vous  ne  pouvez  hisser  ([uelqu'un  à  une  échelle  s'il  ne  consent  à  grimper 
un  peu  lui-même  ;  quand  vous  cesserez  de  le  pousser,  il  tombera  et  se  blessera.  » 
L'empire  des  affaires,  p.  160. 


70  l'orientation  i'articulariste  de  la  vie. 

rural,  qu'un  patron  quelconque  qui  s'intéresse  au  sort  de  ses 
ouvriers,  le  fait  avec  beaucoup  plus  d'efficacité  que  cinquante 
hommes  d'œuvres  qui  prétendent  améliorer  le  sort  de  gens 
qui  échappent  à  leur  action  par  tous  les  bouts,  qu'ils  ne  connais- 
sent même  pas,  avec  lesquels  ils  n'ont  aucun  rapport  naturel  et 
positif.  »  Que  de  gens  bien  intentionnés  vont  porter  aux  pau- 
vres des  bons  de  pain  ou  de  chauffage,  qui  cependant  ne  pren- 
nent aucun  souci  de  leurs  domestiques  relégués,  selon  l'usage, 
au  sixième  étage,  loin  de  toute  surveillance  et  souvent  dans  la 
plus  dangereuse  promiscuité". 

Quant  aux  associations  de  bien  public,  le  particulariste  s'in- 
téressera, naturellement  aussi  à  celles  qui  émaneront  de  l'ini- 
tiative privée,  à  celles-là  surtout  dont  l'objet  bien  défini  sera 
d'assurer  l'indépendance  de  l'individu  contre  l'arbitraire  ou  la 
tyrannie  des  pouvoirs  publics.  C'est  ainsi  que,  dans  le  captivant 
récit  de  son  expérience  personnelle,  M  Dauprat  nous  apprend 
que  son  premier  soin  a  été  d'adhérer  au  l^oiiring-Club  et  kla. 
Ligue  des  contribuables  : 

«  Toute  mesure,  dit-il,  qui  sape  l'arbitraire  administratif,  qui 
tend  à  renforcer  le  particulier  aux  dépens  de  l'administration, 
est  sûre  de  trouver  en  moi  un  adepte  militant.  C'est  ainsi  que  je 
comprends  mon  devoir  social.  Le  Touring-Club,  premier  exem- 
ple peut-être  de  l'initiative  française,  défend  les  cyclistes  con- 
tre les  vexations  administratives  et  fait  capituler  les  ministres  ; 
je  souscris,  par  devoir  de  solidarité,  au  Touring-Club.  —  La 
Ligue  des  contribuables  s'annonce;  à  la  première  nouvelle,  je 
demande  où  l'on  peut  souscrire.  Les  députés  dilapidateurs  ont 
été  muselés;  la  Fédération  des  contribuables  lutte  contre  la 
progression  de  l'impôt;  j'en  fais  partie. 

«  De  même,  bien  que  je  n'attende  pas  le  salut  de  cette  insti- 
tution, j'ai  été  un  des  promoteurs  de  notre  Syndicat  agricole 
communal.,  ci  }Q  suis  même  membre  honoraire  de  celui  d'une 
commune  voisine.  C'est  toujours  une  œuvre  d'initiative  privée, 
par  conséquent  à  encourager;  de  plus,  elle  réunit  les  partis  op- 

1.  Supériorité  des  Anglo- Saxons,  p.  40C>. 

2.  V.  plus  loin  (|).  108-109)  ce  que  nous  disons  de  la  question  des  domestiques. 


OHGAMSATION    DE    LA    VIE.  71 

posés  par  un  intérêt  commun,  défini,  matériel,  palpable,  qu'elle 
satisfait,  en  fournissant  au  cultivateur  l'engrais  non  fraudé  à 
meilleur  compte. 

«  Ce  ne  sont  là  que  quehjues  exemples  d'une  manière  de 
faire  habituelle  et  voulue.  Les  idées,  du  reste^  commencent  à 
s'orienter  vers  la  lumière  et  bientôt  on  y  verra  généralement 
clair.  Le  jour  où  les  Franc^-ais  s'aviseront  que  l'idéal  social  n'est 
pas  d'être  une  race  de  contribuables  bien  soumis  à  leurs  fonc- 
tionnaires, mais  une  race  d'hommes  libres,  bien  servis  pa?'  ieurs 
fonctionnaires,  ce  jour-là,  les  abus  cesseront  et  le  colon  de 
France  y  aidera'.  >; 


III.  —  Les  relations;  le  monde. 

Rien  n'est  plus  envahissant,  troublant,  désorganisant  que 
«  le  monde  ».  Aussi  notre  particulariste  va-t-ii  avoir,  ici  encore, 
à  se  tenir  sur  le  qui-vive  et  à  se  défendre.  N'exagérons  rien  ; 
il  n'est  pas  question  de  rompre  avec  ses  amis,  de  renoncer  à  ses 
relations,  ni  de  vivre  en  solitaire.  Il  s'agit  seulement  de  ne 
pas  laisser  accaparer  son  existence  ou  certaines  portions  im- 
portantes de  son  existence  par  les  occupations  futiles  et  oiseuses, 
les  démarches  vaines,  les  distractions  épuisantes  de  la  vie  exté- 
rieure et  mondaine. 

Si  Ion  recherche  avec  quelque  attention  les  raisons  pour 
lesquelles,  dans  notre  société  moderne,  on  «  va  dans  le  monde  », 
on  fait  et  on  reçoit  des  visites -,  on  ne  tarde  pas  à  se  rendre 
compte  que  ces  raisons  sont  à  peu  près  les  suivantes  : 

i"  Dans  un  pays  où  les  fonctions  publiques,  civiles  et  mili- 
taires, sont  si  nombreuses  et  se  multiplient  de  jour  en  jour, 
c'est  une  obligation  pour  les  inférieurs  de  rendre  leurs  devoirs 
aux  supérieurs  hiérarchiques  dont  ils  dépendent  et  dont  ils  at- 
tendent tout  avancement  et  toute  faveur.  De  là  ces  réceptions, 
bals,  soirées,    dîners,  visites  où  les  subalternes  trouvent  mille 

1.  Science  sociale,  t.  XXX,  p.  .ÎT. 

2.  Cf.  d'Azambuja,  Pourquoi  on  fait  des  visiles  {Science  sociale,  t.  XXIX,  p.  6). 


72  L ORIENTATION    PARTICULARISTE    DE   LA    VIE. 

occasions  de  se  faire  valoir  auprès  de  leurs  chefs  et  où  ceux-ci 
prennent  un  vif  plaisir  à  se  sentir  l'objet  de  tant  de  démarches 
flatteuses  pour  leur  amour-propre. 

2°  Dans  une  société  telle  que  la  nôtre  où  l'on  se  sent  si  peu 
fort,  où  l'on  a  tant  de  mal  à  se  suffire,  où  les  enfants  sont  si 
peu  formés  à  se  tirer  d'affaire  par  eux-mêmes,  comment  ne  sen- 
tirait-on pas  au  vif  le  besoin  de  relations?  Sait-on  jamais  ce 
qui  pourra  arriver?  N'aura-l-on  pas  un  jour  besoin  de  iM.  X. 
pour  recommander  un  fils,  un  neveu,  un  cousin,  ou  de  M"'°  V. 
pour  marier  une  lille,  une  nièce  ou  une  amie?  De  là  le  soin 
jaloux  qu'on  met  à  .se  créer  des  relations  et  à  les  entretenir  dès 
qu'on  en  a. 

3°  Ajoutons  que  les  bals  et  les  soirées  sont,  chez  nous,  à  peu 
près  les  seules  occasions  que  les  jeunes  gens  aient  de  rencon- 
trer les  jeunes  filles  et  par  conséquent  de  les  connaître.  Il  faut 
donc  bien  conduire  ses  filles  dans  le  inonde  K 

Mais  ces  modestes  avantages  ne  sont-ils  pas  payés  bien  cher  ? 
Qui  peut  ignorer  la  tyrannie  que  ces  obligations  mondaines  font 
peser  sur  la  vie  familiale?  Si  l'on  a  reru  une  invitation,  ce 
n'est  pas  de  la  rendre  qui  est  gênant,  mais  de  le  faire  dans  de 
certaines  conditions  :  quelles  que  soient  vos  ressources,  quel- 
que simple  que  soit  votre  habituel  train  de  vie,  il  faut  que 
votre  réception  soit  aussi  brillante  que  celle  que  vous  avez  ac- 
ceptée, votre  salon  aussi  somptueux,  votre  dîner  aussi  délicat, 
votre  toilette  aussi  élégante...  De  là,  nécessairement,  des 
dépenses  qui  faussent  complètement  un  budget  domestique.  — 
Surviennent  les  approches  du  !■='  janvier  :  c'est  le  branle- 
bas  général  des  visites  de  l'aji.  Pour  ceux  qui  ont  quelques 
relations,  il  n'y  a  aucune  exagération  à  dire  que  les  deux  mois 
de  décembre  et  de  janvier  y  sont  à  peu  près  exclusivement  con- 
sacrés; deux  mois  sur  douze  :  un  sixième  de  l'année  !  Heureux 
encore  si  quelque  indisposition  survenue  à  cette  époque  fertile 
en  grippes  ne  vous  a  pas  justement  cloué  à  la  maison,  vous 
obligeant  à  prolonger  l'ère  des  visites  jusqu'en  mars  ou  en  avril  ! 

1.  Disons  enfin  que,  pour  beaucoup  de  fcinnies  de  notre  société,  les  visites  sont 
le  seul  moyen  de  combler  le  vide  de  leur  existence. 


OUGANISATION    DE   LA    VIK.  73 

N'oublions  pas  les  complications  accumulées  sous  nos  pas  et 
auxquelles  nul  n'aie  courag-e  de  se  soustraire.  Les  visites  faites 
par  Madame  n'en  dispensent  que  très  difficilement  Monsieur  : 
il  faut  beaucoup  s'excuser;  encore  n'est-on  pas  toujours  sûr 
d'être  absous.  Puis  il  y  a  les  Jours  :  deux  dames  habitant  la 
môme  rue,  quelquefois  la  même  maison,  reçoivent  à  des  jours 
difïérents;  même  depuis  quelque  temps,  on  ne  reçoit  plus  que 
les  trois  premiers  lundis,  mardis,  etc.  du  mois,  ou  les  trois  der- 
niers, à  moins  que  ce  ne  soit  le  deuxième  et  le  quatrième;  en- 
fin il  y  a  les  heures  :  ce  n'est  plus  comme  autrefois  tout 
l'après-midi,  c'est  de  trois  à  cinq  ou  de  quatre  à  six,  et  malheur 
à  l'étourdi  qui  arrive  avant  ou  après  les  heures  fixées!  Que 
de  chinoiseries  vraiment  et  comme  tout  cela  est  peu  digne  de 
gens  soucieux  d'organiser  sainement  et  normalement  leur  vie 
privée  ! 

Que  fera  notre  particulariste?  Sous  l'influence  d'idées  que 
nous  ferons  connaître  plus  loin,  —  sans  rien  brusquer  d'ailleurs 
et  tout  en  restant  d'une  correction  parfaite  —  il  se  dégagera  peu 
à  peu  de  toutes  ces  obligations  et  corvées  mondaines.  Bien  per- 
suadé que  le  bonheur  de  la  vie  n'est  pas  dans  l'avancement  à 
tout  prix,  ni  dans  les  honneurs  ni  dans  les  distinctions  officiel- 
les ',  que  les  relations,  sans  être  inutiles,  ne  servent  pas  à  tout, 
que  rien  ne  vaut  mieux,  pour  l'établissement  des  enfants,  qu'une 
solide  et  forte  éducation,  que  les  plaisirs  vrais  et  sains  ne  sont 
pas  au  dehors,  dans  le  monde,  mais  chez  soi,  dans  la  famille,  il 
se  réservera,  il  se  défendra  contre  toute  sollicitation  de  relation 
nouvelle;  je  ne  dis  pas  qu'il  restreindra  ses  relations  actuelles, 
car  toute  restriction,  toute  suppression  pourrait  équivaloir  à  une 
impolitesse  grave  ;  mais  loin  de  chercher  à  étendre  le  cercle  de 
ses  relations,  il  le  laissera  se  resserrer  de  lui-même  par  voie 
d'extinction  et  il  ne  remplira  pas  les  vides...  ou  du  moins  — 
entendons-nous  —  il  les  remplira  d'une  certaine  façon  qui  sera 
nouvelle,  et  c'est  alors  que  la  vie  de  société  prendra  pour  le  par- 
ticulariste un  charme  imprévu. 

1.  Cf.  Science  sociale,  t.  IV,  ji.  497;  I.  XXIX,  p.  375. 


74  l'orientation  particulariste  de  la  vie. 

Le  temps,  les  loisirs  dont  il  fera  l'économie  par  l'extinction 
progressive  des  relations  de  hasard  et  de  surface,  il  les  consa- 
crera : 

1  "  A  sa  famille  d'abord,  bien  entendu,  pour  le  plus  grand  profit 
et  la  plus  grande  joie  (il  le  verra  vite)  de  sa  femme,  de  ses  en- 
fants, de  ses  proches  ; 

2°  A  ses  vrais  amis,  à  ses  amis  d'enfance  et  de  jeunesse,  à  ceux 
avec  lesquels  il  se  sait  et  se  sent  en  communauté  de  souvenirs, 
de  pensées,  de  sentiments,  et  que,  dans  le  tourbillon  de  la  vie 
mondaine,  il  aura  peut-être  été  amené  à  négliger  plus  qu'il  n'au- 
rait voulu  ^  ; 

3°  C'est  ici  qu'est  le  point  de  vue  nouveau  —  à  la  créa- 
tion de  relations  intéressantes  et  profitables,  orientées  dans  le 
sens  particulariste.  Qu'est-ce  à  dire?  C'est-à-dire  qu'il  cherchera 
à  se  mettre  en  relation  avec  les  familles  qui  conçoivent  la  vie 
comme  lui,  qui  ont  réalisé  cette  conception  avant  lui  ou  essaient 
de  la  réaliser  en  même  temps  que  lui,  celles  qu'il  peut  considérer 
comme  des  autorités  sociales^  que,  par  conséquent,  il  aura  profit 
et  intérêt  à  connaître  et  à  fréquenter,  dont  il  retirera  du  bien 
et  auxquelles  il  sera  en  situation  d'en  faire  lui-même. — Mais, 
dira-t-on,  de  telles  familles  sont  encore  l'exception,  et  nous  n'en 
connaissons  pas  dans  notre  entourage  immédiat.  C'est  possible  ; 
mais  qu'importe?  Ces  familles  existent,  et,  si  on  le  veut  vraiment, 
on  les  connaîtra  bien  vite  '.  Aujourd'hui  les  relations  peuvent 
très  bien  n'être  plus,  comme  autrefois,  des  relations  de  voisinage  : 
avec  la  facilité  actuelle  des  moyens  de  communication,  quel 
inconvénient  y  aura-t-il  à  avoir  ses  amis  à  quelques  dizaines, 
voire  à  quelques  centaines  de  kilomètres?  On  aura  toujours  la 
ressource  d'écrire,  et,  pour  les  visites,  si  elles  sont  plus  rares, 
plus  difficiles,  elles  n'en  seront  que  plus  intimes,  plus  person- 
nelles, plus  prolongées  aussi,  et  alors  vraiment  agréables,  utiles, 
réconfortantes. 

1.  Au  nouvel  au,  ce  sont  les  amis  qu'on  va  voir  en  dernier;  cest  vis-à-vis  d'eux 
([ue  la  correspondance  est  toujours  en  retard  ;  et  c'est  ainsi  que  de  vieilles  et  véritables 
amitiés  s'éteignent  faute  d'aliment. 

2.  Notamment  par  l'intermédiaire  de  la  Société  de  Science  sociale  dont  le  siège 
est  à  Paris,  56,  rue  Jacob. 


OnCAMSATION    DE   LA    VIE.  /O 

Les  résultats  de  cette  orientation  nouvelle  sont  faciles  à  saisir  : 
le  premier,  et  le  plus  important,  sera  un  retour  à  la  vie  nor- 
male, saine  et  ordonnée;  —  le  second,  une  organisation  de 
vie  intéressante  et  féconde.  Certes,  le  particulariste  ne  vivra  pas 
dans  l'isolement,  tant  s'en  faut!  Mais,  au  lieu  d'être  constam- 
ment en  représentation  avec  des  indififérents  dont  il  ne  peut 
connaître  les  véritables  pensées,  à  l'égard  desquels  il  doit  sans 
cesse  surveiller  ses  attitudes  et  son  langage,  surtout  si  ce  sont 
des  hommes  influents  dont  sa  situation  dépende,  il  aura,  en 
dehors  de  la  famille,  des  amis  et  des  relations  de  son  choix, 
dont  il  sera  sur  et  vis-à-vis  desquels  la  franchise  et  la  sincérité 
seront  enfin  possibles!  Quelle  satisfaction  et  quelle  source  de 
joies  profondes  ! 

Mais  que  pensera-t-on,  dans  le  monde,  d'un  homme  qui  aura 
le  courage  et  l'énergie  de  s'orienter  de  la  sorte?  N'en  doutons 
pas  :  il  inspirera  à  tous  le  respect.  Comme,  d'une  part,  il  se  po- 
sera tel  qu'il  est,  sans  ostentation,  sans  pédantisme,  mais  aussi 
sans  respect  humain;  comme,  d'autre  part,  ce  sera,  au  vu  et  au 
su  de  tous,  un  travailleur  dont  les  instants  seront  comptés  (sans 
quoi,  cène  serait  pas  un  particulariste)  ;  comme,  enfin,  sa  femme 
sera,  en  même  temps  que  lui,  active,  laborieuse  et  sans  doute 
mère  très  occupée  d'une  nombreuse  famille,  on  les  acceptera  l'un 
et  l'autre  tels  qu'ils  seront;  finalement,  ils  recueilleront  l'appro- 
bation, l'estime,  l'admiration  môme  de  ceux  qui,  tout  d'abord, 
auraient  été  tentés  de  les  critiquer. 


VI 


ORGANISATION  DE  LA    VIE    {Suite). 

B.  Aspect  positif. 

Après  l'attitude  de  défense,  celle  d'action  et  de  progrès.  — 
Il  ne  s'agit  plus  seulement  de  se  défendre,  de  se  garder,  il 
faut  se  mettre  en  mesure  d'agir,  de  travailler,  d'accomplir  son 
œuvre  particulariste.  —  Pour  cela,  la  première  chose  à  faire 
sera  d'acquérir  et  de  développer  en  soi  la  valeur  personnelle, 
de  faire  de  soi,  dans  toute  la  force  du  terme,  un  homme  — 
vir  esto  —  un  caractère. 

Mais  puisque  nous  voulons,  dans  ces  notes,  aboutir  à  des  ré- 
sultats vraiment  pratiques,  cherchons  à  déterminer  en  quoi 
consiste  exactement  cette  virilité  de  caractère  qu'il  faut  con- 
quérir à  tout  prix. 

Un  homme  de  caractère  sait  porter  un  jugement  personnel, 
prendre  une  décision  et  s'y  tenir;  il  se  possède,  se  tient  en 
main,  ne  se  trouble  pas  aisément;  il  sait  être  lui-même,  repo- 
ser sur  soi  ;  il  ne  redoute  ni  les  initiatives,  ni  les  responsabi- 
lités; il  a  volontiers  l'esprit  tourné  vers  l'avenir,  vers  le  pro- 
grès; il  aime  la  vie,  l'aborde  avec  contiance,  l'envisage  avec 
un  certain  optimisme. 

Reprenons  quelques-uns  de  ces  traits  : 

1''  Porter  un  jugement  personnel  sur  tel  événement,  telle 
personne,  telle  doctrine  n'est  pas  chose  aisée  à  notre  époque 


ORGANISATION    DK    LA    VIH.  77 

surtout  :  dans  la  confusion  des  lectures  ou  des  conversations,  on 
perd  pied  facilement;  on  doute,  on  hésite;  finalement  on  adopte 
l'opinion  de  son  journal,  colle  de  son  monde,  de  son  parti,  de 
son  interlocuteur.  Une  telle  attitude  n'est  pas  digne  d'un  par- 
ticulariste.  Il  doit  juger  par  lui-même;  il  y  réussira  pour  peu 
qu'il  s'y  applique. 

Remarquons  qu'il  se  trouve  déjà  dans  des  conditions  très  fa- 
vorables pour  juger  sainement  des  hommes,  des  choses  et  des 
idées  :  un  isolement  relatif  et  l'indépendance  personnelle. 

Mais  cela  ne  suffît  pas:  pour  juger,  il  faut  une  régie  fixe  à 
laquelle  soumettre  tout  ce  qui  doit  être  objet  de  jugement, 
sinon  la  raison  n'élabore  que  des  opérations  sans  unité  et  sans 
cohérence.  Il  faut  donc  s'appliquer  à  trouver  cette  norme  in- 
dispensable et  à  la  tenir  toujours  présente  à  l'esprit.  Une 
excellente  habitude  à  contracter  pour  un  particulariste  est  de 
tout  considérer  à  la  lumière  de  la  méthode  d' observation  qui 
est  celle  de  la  science  sociale,  c'est-à-dire,  —  le  fait  à  exami- 
ner étant  bien  établi,  la  pensée  bien  précisée  et  analysée  — 
d'en  rechercher  les  causes  d'abord,  puis  les  effets,  les  résultats 
en  vertu  de  la  maxime  :  au  fruit  on  reconnaît  l'arbre.  Les  ré- 
sultats sont-ils  bons,  engendrent-ils  un  état  de  satisfaction,  de 
bien-être  et  d'harmonie,  n'hésitons  pas  :  le  fait  ou  la  pensée 
qui  ont  produit  de  tels  résultats  méritent  notre  approbation; 
nous  sommes  dans  l'ordre  et  dans  la  vérité,  et  le  développe- 
ment de  ce  fait  ou  de  cette  idée  entraînera  manifestement  un 
progrès.  «  Il  faut  s'habituer,  a  écrit  H.  de  Tourville,  à  voir  les 
vrais  et  bons  résultats  des  choses  qu'on  pense  et  qu'on  fait  et 
que  les  autres  pensent  et  font,  pour  ne  pas  devenir  un  simple 
théoricien...  C'est  au  fruit  qu'on  reconnaît  l'arbre.  De  même 
c'est  aux  bons  résultats  de  nos  idées  que  nous  voyons  si  elles 
sont  justes  et  vraies.  »  Une  fois  cette  position  prise,  après 
sérieux  examen,  il  faut,  coûte  que  coûte,  s'y  maintenir,  ne 
varietur. 

2°  Prendre  une  décision  et  s^ij  tenir,  en  accepter  d'avance 
toutes  les  conséquences  possibles,  chose  difficile  encore  et  qui 
demande  application.    Pour   cela,    il    sera   bon  de  commencer 


78  L  ORIEMATION    PARTICILARISTE    DE    LA   VIE. 

par  des  choses  simples  et  de  très  peu  d'importance.  La  vie  de 
chaque  jour  en  offre  mille  occasions  lamilières  :  on  s'obligera  à 
se  lever  tous  les  matins  à  une  heure  donnée,  par  exemple',  à  ne 
consacrer  à  sa  toilette  qu'une  demi-heure,  rien  de  plus;  à 
prendre  le  tub  régulièrement  ou  à  faire  quelque  exercice  phy- 
sique de  cinq  ou  dix  minutes;  on  s'imposera  une  lecture  ou  une 
promenade  -  de  telle  heure  à  telle  heure  ;  père  de  famille,  on  a 
prononcé  telle  punition  pour  tel  méfait,  on  l'appliquera  stric- 
tement conmie  on  l'a  annoncée. 

Surtout  il  faudra  s'habituer  à  accepter  les  suites  des  décisions 
prises.  Une  punition  un  peu  trop  sévère  a  été  prononcée;  vous 
regrettez  votre  rigueur;  n'importe  :  que  la  punition  soit  appli- 
quée; une  autre  fois  vous  réfléchirez  avant  de  sévir.  Réfléchir, 
c'est  là  en  effet  le  point  important  :  avant  toute  décision  il  im- 
porte de  se  recueillir,  de  peser  soigneusement  le  pour  et  le 
contre  ;  mais  une  fois  le  choix  arrêté,  il  faut  s'y  tenir  et  aller 
jusqu'au  bout  de  ce  qu'on  a  résolu. 

«  Dans  tous  vos  actes  délibérés,  dit  le  P.  Hecker,  calmez 
votre  esprit,  prenez  l'attitude  de  celui  qui  reçoit  une  visite  ou 
qui  écoute  parler;  puis  décidez...  Ne  tenez  pas  compte  de  ce 
que  les  gens  disent,  gardez  votre  manière  de  voir,  tenez-vous- 
en  à  votre  scnsei  abo?ide:-î/.  Que  chacun,  comme  dit  l'apôtre, 
abonde  dans  son  propre  sens.  Ne  cherchez  pas  à  ranger  tout  le 
monde  à  votre  avis  :  il  n'y  a  pas  deux  nez  qui  se  ressemblent; 
encore  moins  deux  âmes  ^.  » 

3°  Se  posséder,  se  tenir  en  main^  ne  pas  se  troubler  a  toujours 
été  considéré,  par  les  penseurs  de  tous  les  temps  et  de  tous  les 
pays,  comme  le  point  culminant  de  la  sagesse  humaine  ;  le 
particulariste  doit  chercher  à  y  atteindre.  Ce  qu'il  aura  une  fois 
reconnu  être  juste  et  bon,  à  la  lumière  de  sa  raison  éclairée 
par  les  faits,  il  ne  souffrira  plus  de  le  remettre  en  question; 
il  s'interdira  cette  fâcheuse  tendance,  presque  maladive,  qu'ont 

1.  Si  le  lever  de  6  heures  paraît  trop  matinal,  on  fixera  G  heures  et  demie,  ne 
qukl  iiimis  ;  mais  on  exécutera  ponctuellemenf  la  décision  prise  :  tout  est  là. 

')..  Remarquons  qu'il  est  souvent  aussi  diflicHe  de  tenir  sa  décision  pour  une  chose 
de  pur  agrément  que  pour  un  travail  on  une  démarche  pénibles. 

3.  W.  Elliott,  Le  P.  Hecker,  trad.  i"r.,  p.  318-319. 


ORC.AiMSATION    Iti:    l,.\    VIE.  79 

certaines  gens  de  regretter  toute  décision  prise  et  de  se 
demander,  chaque  fois,  s'ils  n'auraient  pas  mieux  fait  de 
prendre  la  décision  contraire.  Est  est,  non  non  :  quand  c'est 
oui,  c'est  oui;  quand  c'est  non,  c'est  non.  Et  il  ne  faut  se 
laisser  détourner  de  ce  qu'on  a  cru  devoir  décider  ni  par 
les  jugements  d'autrui,  ni  par  les  railleries,  ni  par  le  respect 
humain.  Pas  davantage  ne  faut-il  se  laisser  troubler  ou  agiter 
par  les  événements  ou  les  situations  qui  ne  dépendent  pas  de 
nous.  «  N'est-ce  pas  folie,  dit  H.  de  Tourvilie,  que  d'attacher 
l'allure  de  son  âme  à  un  mouvement  extérieur  sur  lequel 
on  a  si  peu  de  prise,  ou  plutôt  aucune  prise  certaine  selon 
son  gré  à  soi'.  »  Que  de  gens  ont  eu  à  déplorer  des  résolutions 
hâtives  prises  dans  l'agitation  de  crises  politic[ues  auxquelles 
il  suffisait  de  laisser  le  temps  de  s'apaiser  pour  n'avoir  pas 
à  en  souffrir^.  Le  particulariste  réagit  contre  de  tels  entraîne- 
ments; de  même  qu'il  résiste  aux  appréhensions  vaines  :  «  En 
général,  dit  encore  H.  de  Tourvilie,  n'inclinons  pas  du  côté  des 
appréhensions  trop  vives,  car  nous  soutirons  souvent  plus  des 
maux  que  nous  redoutons  que  de  ceux  qui  ad  viennent  vraiment, 
et  à  quoi  bon?  puisque,  quand  ils  adviennent,  ils  apportent  avec 
eux  une  force  pour  les  accepter,  que  nous  n'avons  pas  à  l'avance. 
Nous  sommes  plus  dans  le  vrai  et  dans  la  force  par  conséquent, 
en  face  des  maux  réels  qu'en  face  des  maux  encore  inexistants. 
Soyons  très  positifs  à  cet  égard  comme  en  tout,  car  Dieu  a 
fait  notre  nature  pour  ce  qui  est,  et  non  pour  ce  que  notre 
esprit  se  forge '.  »  Le  particulariste  cherche  à  réaliser  en  lui  le 
calme ,  la  maitrise  de  soi-même  [compos  sui),  un  certain  état 
d'impassiliilité  et  de  llegme  :  «  Je  voudrais  vous  voir,  dit  tou- 
jours H.  de  Tourvilie,  plus  de  flegme  anglais,  plus  de  conviction 
qu'il  faut  profiter  du  peu  qu'on  reçoit  des  autres  pour  se  secou- 
rir s<ji-même,  help  yourself,  et  être  enchanté  de  ce  progrès  per- 


1.  Lettre  du  11  février  1890.  — Piéle  confiante,  p.  189. 

2.  Qu'on  se  souvienne  seulement  de  l;i  |)aiiifiue  causée,  il  y  a  peu  de  temps,  i)ar  la 
révolution  de  Russie  à  certains  porteurs  de  valeurs  russes  qui,  pour  réaliser  à  tout 
prix,  ont  préféré  subir  des  pertes  considérables. 

3.  Lettre  du  11  février  1899,  op.  cit.,  p.  18G. 


80  l'orientation  particllakiste  de  la  vie. 

sonnel^  »  Et  ailleurs  :  «  Soyez  réservé  dans  l'extérieur.  Au 
dedans,  donnez  de  la  gravité  à  vos  sentiments  et  aimez  avec  le 
sérieux  anglo-saxon  :  ne  vous  allumez  pas  comme  un  feu  d'ar- 
tifice 2.  »  Vainement  les  hommes  à  qui  vous  avez  fait  du  bien  ne 
vous  témoigneraient-ils  que  de  l'ingratitude  :  «  Quel  beau  tem- 
pérament quede  vouloir  le  bien,  en  se  passant  de  retour,  quand 
le  retour  ne  vient  pas!  Tu  ne  m'es  pas  reconnaissant;  tant  pis, 
je  t'ai  fait  du  bien.  Voilà  le  vrai  discours  anglais,  j'entends, 
l'anglais  pris  dans  sa  perfection^.  »  Vainement  les  choses  tour- 
neraient-elles autrement  qu'on  ne  le  souhaite;  vainement  sur- 
viendraient pour  soi  ou  pour  les  siens  les  ennuis,  les  déceptions, 
les  maladies,  les  infirmités  :  il  faudrait,  si  difficile  que  cela 
fût,  ne  se  laisser  aller  à  aucune  irritation,  aucun  décourage- 
ment, même  aucune  mauvaise  humeur.  —  Et  c'est  alors  qu'on 
pourrait  avoir  conscience  d'être  «  une  grande  et  belle  nature, 
non  pas  selon  l'orgueil  du  monde,  mais  selon  la  vérité  simple 
des  choses  »,  une  nature  forte,  énergique,  puissante,  exerçant 
sur  son  milieu  une  action  profonde  «  non  pas  toujours  évidente, 
mais  toujours  certaine^  ». 

Pour  avancer  dans  cette  voie,  on  trouvera  une  aide  efficace 
dans  la  lecture  des  grands  moralistes  de  l'antiquité,  en  par- 
ticulier des  stoïciens,  mais  surtout  dans  la  méditation  des 
moralistes  chrétiens  '■'.  Rien  ne  sera  fait  cependant  sans  une  ap- 
plication constante,  et  un  exercice  persévérant  portant,  au 
début,  comme  nous  l'avons  dit  déjà  et  le  redirons  encore,  sur 
des  choses  très  simples  et  relativement  faciles. 

.'1."  Etre  bien  soi-mnne,  ne  pas  chercher  à  ressembler  à  tout 
le  monde  ni  à  copier  le  voisin,  voilà  bien  encore  un  trait  de  la 

1.  LeUieclu  7  janvier  1900,  op.  cit..  p.  202. 

2.  Lellie  du  18  août  1898,  op.  cit.,  \t.  177.  —  Taine  recoiuniandait,  à  l'exemple 
des  Anglais,  «  l'économie  des  gestes  et  des  paroles  «.  Notes  sur  V Angleterre,  p.  34. 

;>.  Lettre  du  7  janvier  1900,  op.  cit.,  p.  202. 

4.  Lettre  du  11  février  1899,  op.  cit.,  p.  189. 

.").  Epictète,  Marc-Aurèle,  Lettres  spirituelles  de  Fénelon,  de  Bossuet.  —  Cf.  P.  de 
Caussade,  L'abandon  à  la  Providence  divine  (Gabalda),  ouvrage  dont  M.  OUé- 
Laprune  mourant  recommandait  aux  siens  la  lecture.  Fonsegrive,  op.  cit..  p.  15. 
Nous  devons  signaler  ici  la  belle  édition  de  la  Correspondance  de  Bossuet  que 
publie  la  librairie  Hachette  sous  la  direction  de  MM.  Urbain  et  Levesque. 


OliC.ANISATlON    DE    LA    VIE.  81 

formation  particulai-islc.  La  formation  particulariste,  dit  H. 
de  Tourville,  donne  à  l'individn  <'  cette  tendance  fondamentale 
à  se  rendre  Fesprit  indépendant,  pour  se  gouverner  au  mieux 
scion  sa  propre  nature,  non  en  s'appuyant  sur  les  idées  cou- 
rantes et  traditionnelles,  mais  sur  une  observation  attentive  de 
tout  ce  qui  se  produit  de  nouveau,  sous  la  charge  joyeuse  de  sa 
responsabilité'  ».  «  La  grande  affaire,  dit-il  encore,  c'est  de  ren- 
dre sa  propre  nature  libre  au  dedans,  de  s'habituer  à  être  seul 
dans  sa  manière  de  voir,  de  s'y  confirmer  par  l'insuccès  des 
vues  et  des  efforts  contraires,  et  de  trouver  une  grande  paix 
dans  cette  possession  de  la  vérité.  On  se  défait  ainsi  de  cet  état 
d'enfance  et  d'enfantillage  qui  nous  fait  croire  au  besoin  d'être 
approuvé  et  appuyé  par  quelque  autorité  officielle  et  convenue-.  » 
Il  ne  faut  ni  se  préoccuper  d'être  comme  tout  le  monde  ni  se 
désoler  en  voyant  que  les  autres  vous  ressemblent  si  peu.  H.  de 
Tourville  revient  sur  cette  idée  presque  à  chaque  page  de  sa 
correspondance  :  «  Ne  vous  mettez  plus  en  tête  d'arriver  à  être 
comme  tout  le  monde.  Ne  vous  étonnez  pas  non  plus  que  les 
autres  ne  soient  pas  comme  vous;  cela  ne  peut  venir  qu'à  la 
longue ,  on  n'est  pas  pionnier  pour  se  trouver  tout  de  suite  en 
grande  compagnie-^.  »  Et  ailleurs:  «Ne  vous  étonnez  pas  de  ne  pas 
gagner  les  autres  à  vos  sentiments.  Les  esprits  qui  sont  les  pre- 
miers à  porter  en  eux  une  vérité  la  portent  longtemps  solitaire^... 
11  nous  faut, j  au  milieu  du  monde  actuel,  beaucoup  d'ermites 
sachant  porter  l'isolement  d'idées  nouvelles  etd'une  vie  où  l'no 
veut  se  suffire^...  Ainsi  jouissez  pour  vous-même  de  la  lumière, 
sans  vous  étonner  qu'elle  soit  si  peu  aisée  à  communiquer. 
Elle  fait  cependant  son  chemin,  non  pas  tant  par  nous  que  par 
la  force  des  choses.  Vous  n'êtes  qu'en  avance  et  cela  est  bon  d'y 
voir  clair  de  loin  et  de  libérer  son  àme  par  la  lumière,  dès 
qu'on  l'entrevoit ''.   » 

1.  Letlre  du  20  février  1895,  o;).  cit.,  p.  132. 

2.  LeUie  du  23  juillet  1894,  op.  cit.,  \^.  126. 

3.  Lettre  du  28  août  1893,  op.  cit.,  p.  112. 

4.  Lettre  du  23  juillet  1894,  op.  cit.,  p.  127. 

5.  Cité  par  Bureau,  Vœuvre  de  H.  de  Tourville,  p.  3,  note  2. 

6.  Lettre  du  23  juillet  1894,  op.  cit.,  p.  127. 


82  l'orientation  particulaiuste  de  la  vie. 

5"  Après  cela,  on  se  sentira  la  force  de  reposer  sur  soi  paisi- 
blement et  en  toute  assurance  :  «  savoir  reposer  tranquille- 
ment sur  soi-même,  c'est-à-dire  aimer  à  être  livré  à  soi-même 
en  choisissant  ses  appuis,  ses  exemples,  sa  doctrine,  par  le 
témoignage  de  l'accord  qu'ils  ont  avec  notre  nature,  par  l'expé- 
rience du  bien  qu'ils  nous  font  et  du  besoin  que  nous  en  avons; 
et  puis  ne  se  soLicier  de  rien  autre  chose,  parfaitement  assuré 
qu'étant  ainsi  dans  sa  vraie  manière  à  soi,  on  cadrera  de  fait 
avec  les  règles  convenues  et  avec  les  gens  autant  que  la  nature 
des  choses  le  permet;  car  cjid  est  dans  son  vrai  est  dans  les 
meilleurs  rapports  qu'il  puisse  raisonnablement  espérer  avec 
qui  n'est  pas  soi  '  ».  Ainsi  peu  à  peu  on  prendra  conscience  de 
sa  valeur,  ou  plutôt  des  efforts  qu'on  a  faits,  des  résultats  qu'on 
a  obtenus,  de  ceux  qu'on  obtiendra  certainement  encore;  on 
aura  confiance  en  soi  et  dans  la  vie... 

6"  Et  tout  naturellement,  spontanément,  l'esprit  s'orientera  vers 
l'avenir,  vers  le  progrès.  «  Selon  notre  expression  américaine,  dit 
M^''  Ireland,  allons  de  r avant...  Qui  ne  hasarde  rien  n'a  rien... 
Ne  craignez  pas  le  nouveau...  Le  monde  est  entré  dans  une 
phase  entièrement  nouvelle.  Le  passé  ne  reviendra  pas.  La 
réaction  est  le  rôve  d'hommes  qui  ne  voient  ni  n'entendent, 
d'hommes  assis  aux  portes  des  cimetières,  pleurant  sur  des 
tombes  qui  ne  se  rouvriront  pas  et  oubliant  le  monde  vivant 
qui  les  pousse  2.  »  Et  ailleurs  :  «  Le  progrès,  c'est  la  création 
continuée  :  arrêter  le  progrès  par  malveillance  ou  par  paresse, 
c'est  un  crime  contre  le  créateur  et  la  créature...  Sans  doute 
il  y  aura  toujours  dans  notre  humanité  bornée  le  péché  et  la 
misère,  la  souitrance  et  la  mort;  mais  le  mal  peut  être  diminué 
et  le  bien  augmenté;  et  c'est  en  cela  que  réside  le  progrès... 
L'histoire  de  l'humanité  est  une  histoire  de  progrès"^.  »  De  son 
côté,  H.  de  Tourville  ne  cesse  de  pousser  dans  cette  direction  : 
«  Il  faut  vivre  de  pensée  et  de  cœur  avec  les  âmes  de  l'avenir  ; 


1.  LeUre  du  20  février  1895,  op.  cit.,  p.  133-i:!4. 

2.  L'Eglise  et  le  siècle,  trad,  fr.,  p.  96. 

3.  Ibid.,  p.  214-215.  Ce  beau  discours  de  M*^^'  Ireland  sur  le  l'iogrès  humain  est  à 
lire  en  entier. 


ORGANISATION    DK   LA    VIE.  83 

c'est  pour  elles  que  chaque  génération  travaille  en  ce  monde 
plus  que  pour  elle-iiirme  '  ».  «  Soyez  très  libre  pour  concevoir 
tous  les  progrès  et  très  heureux  d'y  faire  le  possible,  le  prati- 
cable, selon  la  connaissance  que  vous  avez  des  gens;  mais, 
pour  ce  (|ui  n'a  pas  d'écho  ou  soulève  clameur,  contentez-vous 
vous-même  par  la  joie  personnelle  d'être  en  avant  des  temps 
par  l'esprit  et  le  cœur...  Des  âmes,  comme  sont  les  nôtres,  appar- 
tiennent déjà  au  xxi^  siècle  pour  ceci,  au  xxv*  peut-être  pour 
cela  et  sont  comme  les  premiers  exemplaires  d'un  tirage  fait 
d'abord  pour  les  amateurs  et  destiné  plus  tard  au  public 
tout  entier-.   » 

7°  Une  conséquence  toute  naturelle  de  cet  état  d'esprit  est 
Toptimisme,  l'amour  de  la  vie,  de  tout  ce  qui  l'augmente  et 
l'accroit  dans  le  monde  ou  dans  l'homme.  Le  particulariste 
n'est  pas,  ne  peut  pas  être  un  pessimiste;  le  pessimisme  dé- 
prime, paralyse,  annihile  les  forces  vives  de  l'individu;  et  le 
particulariste  veut  au  contraire  développer  en  lui  l'énergie  et 
l'initiative.  Au  reste,  cette  doctrine  repose  sur  une  erreur  fon- 
damentale :  «  Ce  qui  nous  fait  paraître  la  vie  triste  et  lamen- 
table est  une  erreur,  dont  il  faut  nous  défaire.  Retenez  cela  et 
usez-en.  Vous  verrez  les  progrès  que  vous  ferez  dans  la  vitalité. 
Si  nous  trouvons  la  vie  malheureuse  et  le  monde  pitoyable, 
c'est  que  nous  avons  mal  compris'^  ».  Sans  doute  nous  vivons  à 
une  époque  troublée  où  la  vérité  et  le  progrès  ne  sont  pas 
toujours  faciles  à  reconnaître,  mais  cette  difficulté  même  n'est 
pas  sans  attrait,  par  la  satisfaction  qu'elle  procure  à  celui  qui  a 
su  la  vaincre  :  «  Le  grand  intérêt  de  ce  temps-ci,  c'est  que  le 
monde  fait  peau  neuve.  S'il  est  vrai  que  ces  époques  solen- 
nelles de  transition  sont  pénibles,  difficiles  à  beaucoup  d'égards, 
elles  ont  leur  charme,  parce  qu'on  sait  alors  que  le  lourd  man- 
teau du  passé,  de  toutes  ces  choses  qui  n'entrent  plus  dans 
notre  esprit,  tombe  peu  à  peu  fatalement  et  dégage  notre 
àme.  C'est  le  sentiment  qu'il  faut  que  vous  ayez.  Il  donne  beau- 

1.  Lettre  du  28  avril  1902,  op.  ciL,  p.  220. 

2.  Lettre  du  7  janvier  1900,  op.  cit..  p.  200-201. 

3.  Lettre  du  11  février  1899,  op.  cit.,  p.  192. 


84  l'orientation  particulariste  de  la  vie. 

coup  de  calme  et  de  sérénité  à  tous  ceux  que  j'ai  pu  persuader 
L'horizon  s'ouvre  et  s'illumine  au  lieu  de  se  fermer  et  de 
s'obscurcir  de  plus  en  plus.  La  Science  sociale  vous  aidera  à 
déterminer  le  sens  de  cette  évolution^..,  »  Ainsi  pas  de  décou- 
ragement :  «  Le  pessimiste  qui  s'arrête  à  prononcer  des  paroles 
décourageantes  ne  sait  pas  lire  les  leçons  que  donne  la  nature 
dans  l'éclat  de  son  soleil  matinal  et  dans  la  richesse  de  ses 
fruits  d'automne  ~,  »  Pas  de  dénigrement  à  l'égard  de  son  temps 
ni  de  son  pays  :  «  La  critique  vient  généralement  des  hommes 
fainéants  qui  se  réjouissent  de  voir  l'insuccès  suivre  l'action, 
parce  que,  decette  façon,  ils  trouvent  la  justification  deleurpropre 
paresse '■.  »  Est-ce  à  dire  qu'il  faudra,  départi  pris,  tout  louer  et 
tout  admirer?  Certes  non  :  l'indépendance  du  jugement  demeure 
entière.  Mais  il  faut  s'attacher  de  préférence  au  bien  qui  se  fait 
—  et  il  s'en  fait  —  afin  de  maintenir  son  esprit  dans  les  dispo- 
sitions qui  conviennent  jîour  continuer  ce  bien,  l'augmenter 
et  promouvoir  le  progrès  :  «  Il  ne  faut  pas  gémir  sur  l'état  du 
monde,  comme  s'il  était  perdu.  Il  y  a  tout  simplement  une 
crise  entre  le  vieil  esprit  et  le  nouveau,  et  elle  se  révèle  d'au- 
tant plus  que  le  vieil  esprit  se  voit  plus  vieux  et  s'aperçoit  que 
rien  n'est  plus  à  son  point  de  vue.  C'est  une  bonne  bataille 
dont  l'issue  n'est  pas  douteuse  en  faveur  de  ce  qui  vient  contre 
ce  qui  a  été  ^.  »  «  Pour  ma  part,  s'écrie  M^'  Ireland,  je  vois  dans 
le  siècle  présent  un  de  ces  soulèvements  puissants  qui  ont  lieu 
de  temps  à  autre  dans  l'histoire  de  l'humanité,  et  qui  en  mar- 
quent les  pas  dans  sa  marche  ascendante  et  continue...  En 
dépit  de  ses  défauts  et  de  ses  erreurs,  j'aime  mon  siècle;  j'aime 
ses  aspirations  et  ses  résolutions;  je  me  complais  dans  ses  actes 
de  valeur,  dans  ses  industries  et  dans  ses  découvertes.  Je  le 
remercie  de  sa  large  bienfaisance  envers  mes  compagnons, 
envers  le  peuple  plutôt  qu'envers  les  princes  et  les  potentats. 
Je  ne  cherche  pas  à   remonter  vers  le  passé  à  travers  l'océan 


1.  Lettre  du  28  août  1893,  op.  cit.,  p.  109. 

2.  Msi^  Ireland,  op.  cil.,  p.  21i. 

3.  Ibid.,  p.  94. 

4.  Lettre  du  11  février  1899,  op.  cit.,  p.  193. 


ORGANISATION    DE    LA    VIE.  85 

des  âges.  Je  regarderai  toujours  en  avant.  Je  crois  que  Dieu 
entend  que  le  présent  soit  meilleur  que  le  passé  et  l'avenir 
meilleur  que  le  présent  •,  »  Il  faut  donc  aimer  son  temps^, 
reconnaître  avec  équité  ce  qu'il  a  de  bon,  les  efforts  qu'il  fait 
pour  obtenir  mieux;  il  faut  accueillir  avec  sympathie  et  bien- 
veillance celles  de  ses  tendances  qui  peuvent  aboutir  à  une  meil- 
leure organisation  de  la  vie  sociale,  une  plus  juste  répartition  des 
biens,  une  amélioration  de  la  condition  des  petits  et  des  humbles. 

La  démocratie  est  une  de  ces  tendances  :  bien  dirigée,  elle  peut 
être  cause  de  grands  avantages  :  nous  l'accepterons  donc  volon- 
tiers \  Le  Socialisme  est  une  autre  de  ces  tendances  ;  nous  l'analy- 
serons, nous  rejetterons  la  formule  socialiste  elle-même  que  nous 
jugeons  fausse,  mais  nous  dégagerons  Vâme  de  vérité  qui  anime 
et  qui  soutient  cette  formule;  ainsi,  tout  en  repoussant  comme 
erronées  dans  leur  fond  les  théories  collectivistes,  nous  serons 
pourtant  avec  ceux  qui  veulent  la  suppression  des  misères  crian- 
tes, des  inégalités  iniques,  qui  font  entendre  des  revendications 
légitimes  ^.  De  cette  manière  encore  nous  serons  de  notre  temps, 
nous  en  favoriserons  les  aspirations  sociales,  nous  accepterons 
du  socialisme  les  seules  choses  qui  puissent  jamais  passer  et  s'in- 
corporer dans  la  vie  des  sociétés,  devenir  vraiment  vivantes  : 
nous  marcherons  dans  le  sens  des  choses,  dans  le  sens  de  la  vie. 

Mais,  dira-t-on,  pour  créer  en  soi  une  telle  mentalité,  une 
telle  personnalité,  un  tel  caractère,  il  faut  une  volonté  peu 
commune,  une  énergie  singulière,  une  persévérance  que  rien 
n'arrête,   —  A    viai    dire,   la  bonne    volonté  suffit,   la   bonne 

1.  M''  Irelaiid,  op.  cit.,  p.  34,  p.  8G. 

2.  V.  la  très  remarquable  brochure  de  M^"^  Bonomelii,  évêque  de  Crémone  :  Ce 
qu'il  faut  penser  du  xix    siècle  (trad.  fr.  Paris,  Ch.  Amal). 

3.  Sur  la  démocratie  envisagée  à  ce  point  de  vue,  lire  surtout  l'Introduction  de  la 
Démocratie  en  .Unérique  d'A.  de  Tocqueville.  —  Cf.  G.  Fonsegrive,  La  Criss  sociale, 
ch.  IX  :  L'idée  démocratique;  M«'  Guilbert,  La  Démocratie  et  son  avenir  social  et 
religieux,  citât,  dans  Ms'  Bonomelii,  op.  cit.,  p.  6'J-73.  —  Ollé-Laprune,  La  Vitalité 
chrétienne,  p.  307-308  et  236.  —  C"  d'Haussonville,  L'Equivoque  démocratique  ; 
dans  le  volume  intitulé  :  A  l'Académie,  p.  273  et  s. 

4.  Ollé-Laprune,  discours  sur  la  Virilité  intellectuelle,  p.  18,  reproduit  dans 
le  livre  intitulé  •-  La  Vitalité  chrétienne,  p.  123-124.  Nous  ne  saurions  trop  recom- 
mander la  lecture  de  cet  admirable  discours.  — Cf.  du  môme  auteur  :  Attention  et  cou- 
rage, dans  le  même  volume,  p.  30'J,  312. 


80  l'orientation    PARTICULARISTE    II       LA   VIE. 

volonté  de  développer  en  soi,  par  un  exercice  régulier  et  pro- 
longé, les  ressources  naturelles  d'énergie  qui  ne  font  défaut 
à  aucun  homme.  On  a  beaucoup  écrit,  dans  ces  dernières  an- 
nées, sur  l'éducation  de  la  volonté  et  plusieurs  de  ces  livres  sont 
excellents  :  on  en  peut  tirer  grand  profit'.  Tous  se  ramè- 
nent d'ailleurs  à  cette  conclusion  :  il  faut  éviter  les  efforts 
excessifs,  les  résolutions  extrêmes  :  cela  ne  dure  pas,  ne  peut 
durer;  après  l'élan  démesuré  survient  l'inévitable  défaillance 
et  l'inévitable  découragement.  Il  y  faut  aller  plus  modérément, 
plus  simplement  :  s'assigner  au  début  des  tâches  relativement 
faciles,  mais  s'imposer  de  les  accomplir  envers  et  contre  tout, 
et  recommencer  paisiblement,  avec  indulgence  pour  soi-même^, 
jusqu'à  ce  que  le  but  soit  atteint.  L'essentiel  sur  ce  point  a  été 
dit  par  M.  Ollé-Laprune  :  «  Le  premier  moyen,  c'est  de  vou- 
loir peu  de  chose;  le  second,  c'est  de  vouloir  ce  peu  malgré 
lout...  Considérez  telle  chose  que  votre  raison  vous  montre 
comme  bonne  à  faire.  Détournez  votre  regard  de  votre  vouloir 
afiaibli,  atrophié...  Remplissez-vous  l'esprit  de  cette  chose  à 
faire,  de  la  nécessité  ou  de  l'utilité  de  le  faire,  de  ce  qu'elle 
a  de  convenable,  de  beau,  d'excellent.  Remontez-vous  par  cette 
vue.  .le  dirais  presque  enivrez-vous  de  cette  vue.  Puis  dites- 
vous  :  Ce  que  je  vois  si  bien,  je  le  veux...  Et  le  moment  venu, 
en  dépit  de  tous  les  fantômes,  tenez  ferme.  Vous  avez  dit  :  Je 
veux.  N'allez  pas  faiblir.  Une  défaite  augmenterait  votre  fai- 
blesse. Si  pourtant  vous  cédez  aujourd'hui,  n'allez  pas  croire 
tout  perdu.  Vous  recommencerez  demain...  Ainsi  peut  se  res- 
taurer, non  d'emblée,  mais  lentement  la  volonté  presque  dé- 


1.  J.  Payol,  L' Éducation  de  lu  volonté (Pdc-An).  — J.  Guibert,  La  Formationde la 
t'o/on^e  (Bloud).  —  D^Lév}-,  L'Éducalionrationnelle  de  la  volonté  (Alcan),  et,  sur  ce 
livre,  un  article  intéressant  de  M.  Dauprat,  dans  là  Science  sociale,  t.  XXXV,  p.  357 
et  s.  —  Les  ouvrages  de  W.  Gebhardt,  Comment  devenir  énergique  ;  l'Altittide  qui 
en  impose,  ne  sauraient  être  indifféremment  recommandés  à  tous. 

2.  «  L'effort  ne  consiste  pas  à  se  fendre  l'esprit  et  à  se  fatiguer  la  tête,  oh,  non 
pas!  mais  à  se  détourner  tranquillement  de  soi,  dès  qu'on  s'aperçoit  qu'on  y  est 
retombé.  Cela  se  fait  par  un  mouvement  lout  paisible,  qu'on  recommence  avec  la 
même  bonhomie  chaque  fois  qu'on  retombe  sur  soi-même.  Point  de  cassement  de 
lêle,  mais  un  simple  bon  vouloir,  une  naïveté  toute  droite  à  aller  hors  de  soi.  »  (H. 
de  Tourville,  Lettre  de  décembre  1888.  op.  cit.,  p.  276-277). 


OUCANISAnON    DE    LA    VIK.  87 

truite...  Le  vouloir  se  rétablit,  se  ressaisit,  se  reprend  par  des 
efforts  successifs,  progressifs,  portant  sur  un  petit  nombre  de 
points  précis  bien  considérés,  énergiquement  voulus.  L'ambi- 
tion est  grande,  sans  quoi  il  n'y  aurait  pas  d'élan;  l'ambition 
est  grande,  puisque  c'est  celle  de  redevenir  un  homme;  mais 
les  détails  voulus  sont  telle  chose  nettement  déterminée,  puis 
telle  autre,  et  non  un  vague  et  indistinct  et  inconsistant  en- 
semble, et,  dans  la  netteté  des  vues  et  dans  la  précision  de 
l'efTort,  la  volonté  se  ranime  et  se  retrouve...  Vouloir  peu  à  la 
fois,  mais  s'habituer  à  vouloir  tout  de  bon  ce  que  l'on  veut  ; 
se  proposer  un  but  noble,  haut,  grand,  mais,  quand  on  vient 
au  détail,  étreindre  pour  ainsi  dire  un  point  précis:  une  ré- 
solution une  fois  prise,  s'y  tenir,  malgré  les  retours  d'indéci- 
sion, malgré  les  obstacles,  coûte  que  coûte;  après  les  défail- 
lances, recommencer  en  songeant  moins  à  la  défaite  essuyée 
qu'à  la  grandeur  du  but  poursuivi  et  à  la  précision  de  l'effort 
décidé  :  par  ces  moyens,  on  acquiert  la  virilité,  et  le  vouloir, 
qui  n'est  pas  chose  toute  faite,  se  fait  par  le  vouloir  môme*.  » 

1.  OUé-Laprune,  Le  Prix  de  la  vie,  p.  309-313.  Tout  le  chapitre  intitulé  :  La  fai- 
blesse humaine,  est  à  lire  et  à  méditer.  —  Cf.  les  fines  et  suggestives  analyses  de  W. 
James  dans  son  Précis  de  Psychologie  récemment  traduit  par  MM.  Bertier  et 
Baudin  (Paris,  M.  Rivière)  et  dans  ses  Causeries  pédagogiques,  Irad.  par  L.  S. 
Gidoux  (Paris,  Alcan). 


VII 

APPLICATIONS  PRATIQUES 

Ces  dispositions  générales  acquises,  c'est  alors  le  moment  de 
passer  aux  applications  pratiques. 

Comme  nous  l'avons  indiqué  déjà,  c'est  à  la  vie  privée  et  à 
sa  bonne  organisation  qu'il  faut  s'attacher  d'abord.  A  cet  égard, 
deux  remarques  préliminaires  : 

a.  —  Nous  avons  toujours  eu  en  vue  une  famille  déjà  cons- 
tituée et  cherchant  à  se  bien  orienter.  Cela  suppose  naturel- 
lement une  parfaite  entente,  une  entière  communauté  de  vues 
entre  le  mari  et  la  femme;  car  il  faut  que  la  femme  aide  son 
mari  dans  l'œuvre  qu'il  veut  accomplir;  sans  quoi  celui-ci 
ne  saurait  rien  faire  de  solide  ni  de  durable.  Or,  si  le  mari  a 
d'abord  à  convertir  sa  femme  à  sa  manière  de  comprendre 
la  vie,  la  tâche  sera  lourde  et  peut-être  impossible.  C'est  donc 
le  cas  d'attirer,  une  fois  de  plus,  l'attention  sur  l'importance 
sociale  du  mariage  et  du  choix  qui  y  préside;  on  l'a  dit  mille 
fois  :  ce  n'est  ni  la  beauté  du  visage  ni  l'opulence  de  la  for- 
tune qui  doivent  guider  ce  choix;  ici  on  le  voit  mieux  encore  : 
c'est  la  valeur  personnelle  de  la  femme  qui  doit  être  prise  en 
toute  première   considération ^ 

b.  —  Nous  avons  supposé  aussi  une   famille  pourvue   d'en- 

1.  «  Le  mariage,  dit  Carnegie,  est  une  très  sérieuse  affaire  et  qui  donne  naissance 
à  des  réilexions  nombreuses  et  graves.  Prenez  la  résolution  d'épouser  une  femme 
de  bon  sens...  Le  bon  sens  est  le  plus  rare  et  la  plus  précieuse  qualité  dans  un 
homme  ou  une  femme.  »  L'empire  des  affaires,  trad.   fr.,  |>.  143. 


APPLICATIONS    PRATIQUES.  89 

fants.  Au  point  de  vue  de  la  science  sociale,  nous  considérons 
le  luéiiage  sans  enfants  comme  une  exception  et  par  consé- 
quent comme  une  anomalie  :  ce  n'est  pas  à  proprement  parler 
une  famille.  Certes  les  époux  ({ui  ont  le  malheur  de  n'avoir  pas 
d'enfants  peuvent  se  créer  une  vie  intéressante  et  utile  ;  mais 
ce  n'est  pas  eux  que  nous  avons  en  vue  ici.  Nous  parlons 
d'une  famille  complète,  père,  mère  et  enfants,  et  même  plutôt 
d'une  famille  nombreuse,  dont  les  enfants  se  multiplient  sui- 
vant les  lois  régulières  de  la  vie.  Sans  insister  sur  ce  point, 
nous  ferons  remarquer  que  l'accroissement  du  nombre  des 
enfants  sera  même,  probablement,  un  des  premiers  résultats 
de  l'orientation  particulariste  de  notre  famille  :  qu'on  songe 
seulement  aux  facilités  exceptionnelles  que  donne  cette  organi- 
sation de  vie  pour  l'éducation  et  l'établissement  des  enfants  '  ! 

Gela  dit,  un  point  ne  tardera  pas  à  se  dégager  :  c'est  que,  dans 
une  famille  ainsi  constituée,  l'essentiel  de  la  vie  n'est  autre  que 
Véducation  des  e?i fants  eWe-mèuie.  En  fait,  la  chose  apparaîtra 
clairement  comme  nécessaire;  en  théorie,  c'est  bien  ainsi  qu'il 
en  doit  être,  puisque,  d'après  les  écrivains  les  plus  compétents, 
l'éducation  des  enfants  est  la  fonction  essentielle  de  la  famille  2. 
Toute  l'activité,  dans  la  famille,  va  donc  être  orientée  dans  ce 
sens;  et  c'est  pourquoi,  dans  ce  qui  va  suivre,  le  soin  des  enfants 
ne  se  séparera  pas  de  celui  que  les  parents  devront  prendre 
d'eux-mêmes. 

A  cet  égard  nous  envisagerons  successivement  : 

A.  La  vie  physique. 

B.  La  vie  intellectuelle. 

C.  La  vie  morale  et  religieuse. 

D.  La  vie  professionnelle. 

E.  La  vie  familiale. 

F.  La  vie  sociale. 


1.  E.  Demolins,   Supériorité  des   Amjlo-Saxons,  liv.  II.  chap.   i  :   Xotre  mode 
d'éducation  réduit  la  natalité  en  France,  p.  114-135. 

2.  V.  les  références  dans  notre  brochure  :  La  Notion  de  prospérité  et  de  supé- 
riorité sociales,  p.  3'2-3i. 


90  l'orientation  particulariste  de  la  vie. 


A.  Vie  Physique. 

Il  est  évident  que  notre  particulariste  donnera  les  soins  les 
plus  éclairés  à  sa  santé  et  à  celle  de  tous  les  siens.  Son  installa- 
tion et  son  g-enre  de  vie  le  placeront  déjà  dans  d'excellentes 
conditions  à  ce  sujet.  Mais  il  y  pourvoira  par  un  effort  personnel 
incessant.  Nous  ne  pouvons  entrer  ici  dans  de  bien  long-s  détails, 
mais  nous  attirerons  l'attention  sur  deux  points  : 

i°  Généralement  on  naît  avec  une  bonne  santé,  ou  du  moins 
avec  une  santé  suffisante,  qu'il  faudrait  seulement  entretenir  ou 
améliorer.  Le  plus  souvent  les  maladies  surviennent  par  notre 
faute,  au  moins  par  notre  fait,  du  fait  de  notre  insouciance,  de 
notre  étourderie,  de  notre  imprévoyance,  de  notre  ignorance^. 
Il  faut  donc  savoii'  et  être  avisé.  Évidemment  tout  le  monde  ne 
peut  faire  des  études  de  médecine  ;  il  faut  chercher  cependant, 
de  plus  en  plus,  à  devenir  son  propre  médecin.  Comme  l'a  très 
bien  indiqué  M.  Dauprat,  les  spécialistes  en  se  multipliant  font 
disparaître  le  type  du  médecin  général,  du  médecin  de  famille 
d'autrefois'-;  d'autre  part,  il  y  a  bien  quelque  humiliation  pour 
un  particulariste  à  perdre  la  tète  au  premier  symptôme  d'indis- 
position et  à  faire  venir  le  docteur  pour  le  moindre  bobo.  Il  faut 
donc  ici  encore  arriver  à  se  suffire  :  quelques  lectures,  l'esprit 
d'observation,  un  peu  d'expérience  auront  vite  appris  l'essen- 
tieP.  Toute  famille  devrait  avoir  chez  elle  un  bon  dictionnaire'^ 


1.  V.  J.  p.  Millier,  Mon  Systè7ne.\^.  8. 

2.  Dauprat,  art.  cité.  Science  sociale,  t.  XXXY,  p.  .îSO. 

3.11  serait  bon  que  toute  jeune  (ille  pût  suivre,  pendant  quelques  mois,  des  cours 
d'hygiène  et  de  médecine  élémentaires,  comme  il  s'en  fait,  à  cette  intention,  dans 
certaines  grandes  villes  de  France.  Ce  serait  une  excellente  préparation  à  ses  devoirs 
éventuels  de  mère  de  famille. 

4.  Bien  entendu,  ce  livre  sera  soigneusement  renfermé  et  l'on  s'interdira  à  soi- 
même  d'y  recourir  trop  souvent  :  on  connaît  les  inconvénients,  pour  les  profanes, 
de  la  lecture  inconsidérée  des  livres  de  médecine.  — On  peut  recommander  ici  l'excel- 
lent et  très  commode  Dictionnaire  de  médecine  usuelle  du  D'  Galtier-Boi<!sière 
(Librairie  Larousse),  celui,  beaucoup  plus  développé,  du  D'  H.  M.  Menier,  Mon  Doc- 
teur, 4  vol.  (Paris,  Librairie  commerciale);  pour  les  soins  à  donner  aux  jeunes  en- 
fants, le  livre  du  D'   Auvard,  Le  noiiveau-nc  (0.  Doin).  Nous  connaissons  quelques 


APPLICATIONS    PRATinUKS.  91 

de  médecine  usuelle  et  une  petite  pharmacie  de  famille  bien 
montée*. 

2"  Plus  que  les  remèdes,  VJujgiène  ào\i  être  en  honneur  chez 
un  particulariste.  Et  comme  la  plupart  des  médecins  consultants 
de  notre  temps,  chose  singulière,  semblent  la  dédaigner,  c'est 
bien  alors  qu'il  faut  se  tirer  d'affaire  tout  seul.  Il  n'y  a  qu'à 
l'étudier-  et  à  s'attacher  scrupuleusement  à  ses  prescriptions, 
sans  pousser  d'ailleurs  le  scrupule  jusqu'à  la  manie,  ce  qui  ren- 
drait la  vie  insupportable.  Il  se  faut  se  pénétrer  surtout  de  cette 
vérité  que  l'air,  la  lumière  et  l'eau  sont  les  facteurs  essentiels 
d'une  bonne  santé.  Les  exercices  physiques  ne  doivent  être  né- 
gligés de  personne,  et,  si  le  temps  manque  pour  s'y  adonner  lon- 
guement, que  chacun  du  moins  consacre  chaque  jour  quelques 
minutes  à  des  exercices  de  Sandon-  ou  à  la  pratique  de  «  Mon 
système  »  3.  A  l'hygiène  se  rattache  la  question  si  importante  de 
Valimentation  :  le  particulariste  n'aura  garde  de  la  négliger 
et  il  s'appliquera  à  faire  usage  de  sa  raison  et  des  données  bien 
établies  de  l'expérience  en  une  matière  où  tout  est,  trop  souvent, 
abandonné  à  la  routine  et  au  hasard  ''. 

[larticularistes  qui  font  le  plus  grand  cas  de  la  médecine  hoiiiéopatliiquc.  Nous  ne 
pouvons  que  signaler  le  fait.  Le  livre  Mon  Docteur  indique  pour  chaque  maladie  le 
traitement  homéopathique  à  côté  du   traitement  allopathique. 

1.  La  composition  de  cette  pharmacie  est  parfaitement  décrite  dans  le  Dicfionitaire 
du  D"^  Galtier-Boissière,  v^  Pharmacie. 

2.  Le  meilleur  traité  d'hygiène  est,  croyons-nous,  celui  de  Brouardel,  Chantemesse, 
Mosny  (en  20  fascicules  :  fasc.  III,  l[]j(jiéne  individuelle;  fasc.  IV,  Hijgihiealimeii- 
tai7-e ;  tasc.  V,  Hygiène  de  Vliabitaiion,  Paris,  J.-B.  Baillière).  On  pourra  toujours 
s'y  reporter;  mais  on  devra  commencer  par  des  ouvrages  beaucoup  plus  simples  et 
plus  courts,  comme  celui  du  D'-  Galtier-Boissière,  Notions  élémentaires  d'hijgiène 
pratique  {k.  Colin),  ou  celui  de  L.  Mangin,  l>rincipes  d'hygiène  (Hachette). 

3.  Mon  système,  quinze  minutes  de  travail  par  jour  pour  la  santé,  par  J.-G. 
Millier  (Paris,  Eichler,  21,  rue  .lacob).  Nous  ne  saurions  trop  recommander  la  lec- 
ture d'abord,  puis  la  mise  en  pratique  de  cet  excellent  petit  livre.  Ceux  qui  auront 
le  courage,  facile  d'ailleurs,  d'étudier  et  d'accomplir  chaque  jour  un  des  exercices 
recommandés  (il  y  en  a  dix-huit  en  tout),  puis  de  les  grouper  de  façon  à  constituer 
une  gymnastique  quotidienne  d'un  quart  d'heure,  aura  fait  d'abord  l'éducation  de 
sa  volonté  et,  ensuite,  conquis  un  grand  avantage  physique. 

4.  Il  puisera  à  cet  égard  de  précieuses  indications  dans  le  livre  du  D'  Monteuuis, 
L'Alimentation  et  ta  cuisine  naturettes  ("Maloine). 


02  l'orientation  particulariste  de  la  vie. 


B,  Vie  intellectuelle. 

Le  particulariste  aura  soin  de  son  intelligence  comme  il  a  soin 
de  son  corps:  et,  de  même  qu'il  cherche  à  conserver  la  santé  de 
celui-ci,  de  même  il  s'attachera  à  préserver  la  santé  de  celle-là; 
c'est-à-dire  qu'à  une  époque  comme  la  nôtre,  où  tout  est  remis 
en  question,  où  tous  les  principes  sont  suspectés,  toutes  les  idées 
traditionnelles  ébranlées,  —  d'où  résulte,  pour  les  esprits,  la 
confusion  et  le  malaise,  —  notre  particulariste  cherchera  à  main- 
tenir son  esprit  en  équilibre  au  milieu  de  tant  d'opinions  contra- 
dictoires et  à  garder  en  lui  la  sérénité,  le  calme,  le  bien-être  que 
donne  la  ferme  possession  d'une  doctrine  solidement  établie. 

Pour  cela,  quel  que  soit  le  genre  d'études  qu'il  poursuive,  l'es- 
sentiel sera  de  trouver  une  bonne  méthode  de  travail,  et,  cette 
méthode  une  fois  trouvée,  de  l'adopter  et  de  la  suivre  régulière- 
ment. C'est  à  chacun,  évidemment,  à  chercher  ce  qui  peut  lui 
convenir.  La  Science  sociale,  pourvue  d'une  méthode  si  simple 
et  en  môme  temps  si  rigoureuse,  procure  à  ses  adeptes  une 
grande  paix  intellectuelle  '.  Il  en  doit  être  de  même  en  tout 
ordre  d'études  :  la  vue  claire  et  paisible  des  choses  peut  être  ac- 
quise, en  toute  matière,  par  l'emploi  de  méthodes  appropriées. 
La  méthode  exclut  la  précipitation,  l'excès  de  travail,  et  par 
conséquent  le  surmenage,  cette  maladie  de  notre  siècle  agité. 

1.  A  méditer  ces  quelques  extraits  de  la  correspondance  de  H.  de  Tourville  :  «  Je 
ne  connais,  pour  remédier  à  cet  embrouillage  indigne  de  l'esprit  humain  et  purement 
démoralisant,  que  la  Science  sociale,  qui,  comme  toutes  les  sciences,  a  le  mérite 
d'éclaircir  son  objet.  Tâchez  de  vous  mettre  un  peu  au  courant...  Bientôt  vous  y 
sentirez  une  lumière  qui  vous  réjouira  par  sa  limpidité  et  vous  fera  voir  vrai  au  point 
de  vue  naturel  :  vrai  et  joyeux  »  (19  septembre  1901.  Op.  cit.,  p.  214).  —  «  Je  ne 
puis  me  consoler  de  voir  que  vous  n'avez  pas  à  votre  aide  la  connaissance  de  ce 
lemps-ci  que  donne  la  Science  sociale...  Si  vous  saviez  le  bien  merveilleux  que  cette 
connaissance  opère  dans  les  esprits!  Quelle  sérénité!  Quelle  jubilation!  Quel  plaisir 
de  vivre!  Quelle  limpididé  dans  les  questions  religieuses!  Comme  on  comprend  bien 
les  conditions  dans  lesquelles  on  agit;  ce  qu'on  peut  s'en  promettre;  ce  qui  ne  peut 
réussir  à  aucun  titre;  ce  à  quoi  cela  se  relie  dans  le  monde;  ce  qui  vient  inévitable- 
ment à  notre  suite;  de  quel  côté  il  faut  diriger  les  jeunes  qui  sont  destinés,  non  à 
notre  temps,  mais  à  des  temps  tout  nouveaux;  ce  qu'il  ressort  de  bien  du  mal;  ce 
qu'il  y  a  de  mal  inaperçu  dans  les  choses  encore  tenues  pour  bonnes!  Enfin  c'est  la 
lumière!  Elle  en  a  le  charme  et  l'utilité.  »  (27  juin  1902.  Op.  cit.,  p.  224-225.) 


APl'LK^ATIONS    PRATIQUES,  93 

Gardons-nous  du  surmenage  ',  Travaillons  régulièrement,  po- 
sément, méthodiquement,  et  ce  sera  bien.  N'ayons  pas  l'ambition 
de  tout  savoir  :  nous  échouerions  misérablement.  Contentons- 
nous  de  connaître  à  fond  un  certain  nombre  de  choses,  et  de 
posséder  une  méthode  sûre,  grâce  à  laquelle  nous  ayons  cons- 
cience d'être  à  même  d'étudier  et  d'approfondir,  quand  nous  le 
vouerons,  n'importe  quel  sujet .  Avec  cela  nous  garderons 
toujours  la  tête  dégagée,  l'esprit  dispos,  l'âme  fraîche,  signes 
manifestes  d'une  santé  intellectuelle  qui  ne  laisse  rien  à  dési- 
rer \ 

C.  Vie  morale  et  religieuse. 

Après  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut  des  dispositions  géné- 
rales que  le  particulariste  doit  apporter  à  l'organisation  de  sa 
vie,  il  est  de  toute  évidence  qu'il  attachera  une  très  grande  im- 
portance à  la  vie  morale  pour  lui  et  pour  sa  famille. 

Il  veillera  au  développement,  chez  lui  et  chez  les  siens,  des 
qualités  actives  et  viriles  dont  nous  avons  parlé  et  pour  cela  tout 
sera  mis  en  œuvre  :  fréquentations  choisies,  lectures  appro- 
priées'^, participation  aux  œuvres  et  associations  qui  requièrent 
précisément  ces  qualités. 


1.  M.  de  Préville,  Le  Surmenage  intellectuel  (Science  sociale,  t.  IIl,  p.  313).  — P. 
Schwalm,  Le  Péché  de  surmenage  {Année  dominicaine,  septembre  1907). 

2.  Comme  ouvrages  (en  dehors  de  la  Science  sociale)  donnant  l'impression  d'une 
grande  sérénité  et  qui  peuvent,  à  oe  titre,  comme  à  beaucoup  d'autres,  être  recom- 
mandés, nous  citerons  ceux  de  M.  Ollé-Laprune  :  Les  Sources  de  la  paix  intellec- 
tuelle,Le  Prix  de  la  vie.  La  Philosophie  et  le  temps  présent,  La  Vitalité  chrétienne. 
Ce  sont  là  de  très  beaux  livres  dont  il  est  impossible  que  la  lecture  n'inspire  pas  le 
goût  durable  de  cette  paix  sereine  et  de  cette  lumière  supérieure  qui  rendaient  si 
attachante  la  physionomie  de  l'auteur.  —  Au  reste,  pour  les  lectures,  nous  renvoyons 
à  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut. 

3.  Se  rappeler  ce  que  nous  avons  dit  déjà  de  la  lecture.  Ajouter  ici  les  ouvrages 
spéciaux  suivants  :  J.-J.  Blackie,  V Education  de  soi-même  (trad.  franc.  Hachette).  — 
Smiles,  Self-LIelp  (trad.  fr., Paris,  Pion).—  Feuchtersleben,  Hygiène  de  l'âme {iïdiA. 
fr.,  Paris,  J.-B.  Baillière);  —  art.  de  E.  Caro  {L'Hygiène  morale,  ses  principes  et 
ses  règles]  àsnis Noiivetles  études  morales  sur  le  temps  présent,  p.  105  et  s.  — le 
petit  livre  anglais,  non  encore  traduit,  Being  and  Doing.  —  Gralry,  I.,es  Sources 
(Téqui).  —  Spalding,  Opportunité  (trad.  Klein,  Lethielleux).  —  Emerson,  Sept  Essais 
(trad.fr.  Fischbaciier),  La  Conduite  de  la  vie  (trad.  fr.  A.  Colin). 


94  l'orientation  particulariste  de  la  vie. 

Il  aura  soin  de  ne  donner  aux  siens  que  des  exemples  de  haute 
moralité  personnelle  ;  —  de  n'admettre  dans  l'intimité  de  la 
famille  que  des  personnes  sûres  et  éprouvées,  notamment  en  ce 
qui  concerne  les  domestiques;  —  de  surveiller  très  attentivement 
les  amitiés  et  les  relations  de  ses  enfants;  —  de  n'avoir  chez  lui 
ni  peintures,  ni  œuvres  d'art  immorales  ou  simplement  légères 
(non  par  pruderie,  mais  parce  que  lohservation  montre  que  c'est 
souvent  par  là  que  s'opère  insensiblement  la  suggestion  du  mal)  ; 
—  de  ne  laisser  traîner  sur  la  table  de  famille  aucun  journal 
mauvais,  aucune  revue  équivoque;  —  et  surtout  de  surveiller 
très  scrupuleusement  la  composition  de  sa  bibliothèque. 

Tout  cela  est  assez  long  et  fastidieux  à  écrire.  Mais  c'est  en 
somme  très  simple  à  faire  :  il  suffit  d'une  orientation  constante 
de  la  pensée  dans  ce  sens. 

Cela  suppose  évidemment  que,  pour  le  particulariste,  la  vie 
est  chose  importante,  de  prix,  et  qu'elle  vaut  la  peine  d'être 
vécue.  Cependant  ce  sera  pour  lui  un  devoir  de  s'en  assurer  et 
d'examiner  une  bonne  fois  le  problème  de  la  vie,  car  tout  est  là. 
Nous  l'avons  dit  plus  haut  pour  les  Allemands  (il  faudrait  à 
plus  forte  raison  le  répéter  pour  les  Anglo-Saxoiis)  :  ce  qui 
fait,  en  grande  partie,  leur  force,  c'est  le  sérieux  avec  lequel  ils 
prennent  la  vie,  c'est  la  persuasion  qu'ils  ont  de  son  importance 
et  de  sa  valeur.  Si  notre  particulariste  veut  être  véritablement 
un  homme,  un  père,  un  éducateur,  il  ne  lui  suffit  pas  d'avoir 
le  sentiment  plus  ou  moins  confus  du  prix  de  la  vie;  il  lui  faut 
en  avoir  la  conviction,  la  certitude  intime  et  profonde  tpie  peut 
donner  seul  un  examen  attentif  de  la  question^. 

Ce  sera  pour  lui  un  devoir  aussi  d'examiner  et  d'étudier  la 
religion  dans  laquelle  il  est  né  et  a  sans  doute  été  élevé.  L'ob- 
servation, ici  encore,  montre  que  dans  la  plupart  des  familles 
bien  organisées,  le  souci  de  bien  faire  repose  avant  tout  sur  de 
fortes  croyances  et  de   régulières  pratiques   religieuses.  Si  ces 

1.  Pour  cet  examen  consciencieux  et  méthodique,  il  n'est  pas  nécessaire  d'étudier  de 
bien  gros  ouvrages;  il  suffit,  mais  il  importe,  délire  l'admirable  livre,  d'une  si  haute 
portée  philosophique  et  morale,  de  M.  OUé-Laprune,  Le  Prix  de  la  vie  (Belin).  On 
pourra  ajouter,  si  l'on  veut  :  W.  Mallock,  La  Me  vatU-elte  la  peine  d^ctre  vécue? 
deux  traductions  françaises  :  celle  de  F.  U.  Salomon,  et  celle  de  P.-J.  Forbes. 


APPLICATIONS    PliATIOUES.  95 

croyances  et  ces  pratiques  sont  toujours  vivaces  eu  lui,  l'étude 
les  fortifiera.  Si  elles  se  sont  afiaiblies,  la  considération  de  leur 
parfaite  adaptation  à  la  vie',  de  leur  grande  bienfaisance  morale 
et  sociale  ne  manquera  pas  de  lui  faire  désirer  de  les  ranimer 
en  lui  ;  or,  c'est  un  point  acquis  que  la  volonté  peut  beaucoup 
pour  cela  :  en  vrai  particulariste,  il  mettra  toute  sa  volonté  à 
obtenir,  à  conquérir  peut-être,  un  résultat  dont  l'importance  ne 
se  calcule  pas'. 

D.    Vie  professionnelle. 

Pour  le  particulariste,  le  travail  est  la  vie  même.  On  sait  à 
quel  point  les  Anglais  et  les  Américains  estiment  et  affection- 
nent le  travail;  pour  eux,  vivre,  c'est  agir  et  travailler.  Ils  n'ont 
pas  assez  de  mépris  pour  l'homme  oisif,  ce  parasite  qui  profite 
du  travail  d'autrui  sans  rien  apporter  lui-même  à  la  masse 
sociale.  Ils  ne  tarissent  pas  d'éloges,  au  contraire,  pour  celui  qui 
a  su  s'élever  par  son  effort  personnel.  ((  Ceux  qui  sont  aujour- 
d'hui des  millionnaires  n'ont  pas  de  honte  de  raconter  comment, 
il  y  a  vingt  ans,  ils  travaillaient  pour  un  dollar  par  jour  ',  »  «  Le 
travail,  répètent-ils  volontiers  avec  sir  John  Lubbock,  et  même 

1.  «Le  Christianisme  possède  une  incomparable  puissance  d'interprétation  totale  de 
la  vie  humaine  »  (P.  Bourgel,  L'Etape,  p.  ;<55).  —  Lareligion  chrétienne,  a  dit  M.  Thiers, 
est  «  la  seule  qui  ait  donne  une  explication  à  la  mort  et  un  sens  à  la  douleur  » 
(parole  rapportée  par  G.  Picot,  /.  Débats,  24  sept.  1902).  — A  rapprocher  les  belles 
pages  si  souvent  citées  de  Taine  sur  les  bienfaits  sociaux  du  Christianisme  {Origines 
de  la  Irance  contempor.,  le  Régime  moderne,  t.  II,  p.  118-119).  — Cf.  G'"  de  Bré- 
mond  d'Ars,  La  Vertu  morale  et  sociale  du  Christianisme  (Perrin). 

2.  Ici  encore,  les  gros  livres  sont  tout  à  fait  inutiles.  Un  catholique  peut  arrivera 
connaître  parfaitement  sa  religion  en  se  bornant  aux  ouvrages  suivants  :  1"  l'excel- 
lent résumé  de  la  Foi  catlwlique  que  vient  de  publier  M.  l'abbé  Lesétre  (G.  Beau- 
chesne)  en  y  joignant  le  recueil  de  textes  connu  sous  le  nom  de  Enchiridion, 
de  Denzinger  (Lei|>zig,  Brockhaus),  auquel  renvoie  presque  à  chaque  page  l'ouvrage 
jirécédent  ;  —  2"  la  Vie  de  Nolre-Seifjnc.ur  Jésus-Christ,  par  le  même  auteur  (2  vol. 
Lelhielleux);  —  3»  Vllistoire  et  l  Église,  de  Funck  et  Hemmer  (2  vol.  A.  Colin),  et, 
si  l'on  trouve  cet  ouvrage  trop  considérable,  le  petit  résumé  qu'en  a  fait  M.  l'abbé 
Beurlier(Putois-Cretté)  ; —  4"  que  l'on  ajoute,  comme  livre  de  lecture,  Le  Vatican,  les 
Papes  et  la  civilisation  par  MM.  Goyau.  Péralé  et  Fabre  (Firmin-Didot,  un  vol. 
in-4''  illust.  ou  deux  vol.  in-12).  Kt  c'est  tout.  Avec  le  Nouveau  testament  (édi- 
tion Filiion,  Paris,  Letouzey),  ces  livres  lus,  relus  et  médités  suflironl largement,  s'ils 
ne  donnent  le  désir  d'en  lire,  après  eux,  d'autres  plus  complets  et  plus  étendus. 

3.  M'''  Ireland,  L'Église  et  le  siècle,  p.  133. 


96  l'orientation  particulariste  de  la  vie. 

un  travail  achevé  est  une  source  de  bonheur...  Nous  savons  tous 
comme  le  temps  passe  vite  quand  on  est  très  occupé  ;  les  heures 
pèsent,  au  contraire,  aux  mains  des  paresseux...  Si  nous,  Anglais, 
avons  prospéré  comme  nation,  c'est  en  grande  partie  parce  que 
nous  sommes  des  travailleurs  acharnes ^  » 

Le  particulariste  aura  donc  une  vie  très  remplie,  très  labo- 
rieuse. S'il  a  encore  le  choix  de  sa  carrière,  il  s'orientera  de  pré- 
férence vers  les  professions  usuelles  (agriculture,  commerce, 
industrie,  colonisation,  etc.),  vers  celles  en  tout  cas  qui  garan- 
tissent entièrement  son  indépendance  personnelle.  —  Si,  ce  qui 
arrivera  le  plus  souvent,  son  orientation  particulariste  est  pos- 
térieure au  choix  de  sa  carrière,  il  se  pourra  que  ses  occupations 
actuelles  lui  semblent  aujourd'hui  peu  intéressantes,  bien  fades 
en  même  temps  que  trop  assujétissantes.  Ce  qu'il  aura  de  mieux 
à  faire,  sauf  de  rares  exceptions,  sera  cependant  de  conserver 
son  métier  et  de  l'exercer  de  son  mieux  2.  11  le  fera  seulement 
dans  un  esprit  différent,  complètement  renouvelé.  Quel  sera  cet 
esprit? 

1''  Il  cherchera  à  exceller,  à  devenir  émiaent  dans  sa  fonction. 
Cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  se  surmènera  ni  qu'il  sacrifiera  tout  à 
son  avancement;  non,  mais  que,  par  l'application  de  son  intel- 
ligence et  l'effort  méthodique  de  sa  volonté,  il  cherchera  à 
exercer  sa  profession  aussi  parfaitement  que  cela  est  humaine- 
ment possible  et  ù  dominer  sa  besogne.  «  11  faut  exceller  en  ce 
qu'on  fait,  dit  M.  OUé-Laprune.  Malheur  à  qui  n'a  pas  d'ambi- 
tion! Il  y  a  une  ambition  belle  et  nécessaire,  celle  d'accomplir 
en  perfection  tout  ce  à  quoi  l'on  s'applique"^  ».  Et  pourtant  il  ne 
faut  jamais  se  laisser  submerger  par  le  flot  des  tâches  profes- 
sionnelles :  «  Quoi  que  vous  fassiez,  sachez  tenir  votre  esprit  au- 
dessus  de  votre  ouvrage.  Quoi  que  vous  étudiiez,  réservez-vous 
le  temps  et  la  force  de  dominer  l'objet  de  votre  étude.  Ne  vous 
y  épuisez  pas.  '  » 

1.  Cité  par  £.  Demolins,  Super,  des  A. -S.,  p.  372.  —  Cf.  notre  brochure  sur  la 
Notion  de  prospérité  et  de  supériorité  sociales,  p.  56  et  note  1. 

2.  P.  Bureau,  Science  sociale,  XXI,  p.  115. 

3.  Le  prix  de  la  vie,  p.  415-416. 

4.  Ibid.,  p.  422. 


AIMM.ICATIONS    l'HATIQUKS.  D7 

2*  Le  repos  est  nécessaire  atout  homme  actif  et  lab(n*ieux. 
Personne  ne  travaille  plus  que  les  Anglais  et  personne  ne  se 
repose  ni  ne  Joue  plus  qu'eux.  C'est  un  fait  qu'ont  noté  tous  les 
observateurs'.  Le  dimanche.  l'Anglais  ne  fait  littéralement  rien. 
Et,  en  semaine,  avant  et  après  les  heures  strictement  consacrées 
au  travail  et  pendant  lesquelles  l'activité  est  alors  intense, 
l'Anglais  s'appartient  pleinement  :  il  regagne  son  home  et  s'y 
repose  auprès  de  sa  famille,  à  moins  qu'il  ne  se  livre  à  quelque 
sport.  Ce  goût  des  exercices  physiques  est  à  peu  près  général, 
même  parmi  les  hommes  les  plus  sérieux  et  les  plus  occupés, 
et  c'est  pour  nous,  Français,  un  sujet  de  surprise  de  lire,  dans 
la  biographie  des  hommes  d'État  anglais  ou  américains,  que 
le  souci  des  afîaires  publiques  n'a  jamais  été  un  obstacle  au 
sport  quotidien  du  tennis,  du  golf  ou  du  yacliting .  Les  jour- 
naux ne  nous  annonçaient-ils  pas  récemment  que  M.  Roosevelt, 
avant  de  quitter  la  présidence,  avait  offert  un  lunch  aux  mem- 
bres de  sa  société  de  tennis  ? 

C'est  un  exemple  dont  nous  devons  nous  inspirer.  A  travailler 
trop  et  surtout  continuellement,  on  s'épuise  et  l'on  ne  vit  pas 
d'une  vie  vraiment  humaine.  Le  repos  est  nécessaire;  il  faut 
renouveler,  recréer  ses  forces  :  il  faut  se  récréer.  «  J'espère, 
dit  Carnegie,  que  vous  n'oublierez  pas  l'importance  des  amuse- 
ments... C'est  une  grande  erreur  de  croire  que  l'homme  qui 
travaille  continuellement,  gagne  la  course.  Ayez  vos  distractions. 
Apprenez  à  faire  une  bonne  partie  de  whist  ou  de  dames . 
Intéressez-vous  au  base-bail,  au  criket,  aux  chevaux,  à  tout 
ce  qui  vous  donnera  une  distraction  innocente  et  vous  reposera 
de  votre  travail  de  chaque  jour '.  » 

3"  Mais,  dira-t-on,  à  prendre  ainsi  la  vie  —  surtout  à  une 
époque  de  travail  et  de  concurrence  comme  la  nôtre  —  ne  sera- 
t-on  pas  vite  distancé  par  ses  émules?  ne  laissera-t-on  pas  passer 
des  occasions  d'avancement  et  de  progrès?  ne  perdra-t-on  pas  un 
temps  précieux?  Et  le  temps,  c'est  de  l'argent,   time  is  money. 

1.  V.  notamment  P.  Bureau,  }[on  si-jour  dans  une  petite  ville  d'Angleterre 
{Science  sociale,  t.  X,  p.  85  et  s.). 

2.  L'empire  des  affaires,  Ird^à.  h.,  p.  87. 


98  l'orientation  particllaristl:  he  la  vie. 

Cependant  nous  voyons  que,  chez  les  Anglo-Saxons,  ces 
funestes  résultats  ne  se  produisent  pas  ;  s'ils  se  produisaient, 
les  Anglais,  gens  pratiques,  auraient  vite  fait  de  renoncer  aux 
usages  et  aux  habitudes  qui  en  seraient  la  cause.  Ils  remar- 
quent, au  contraire,  que  les  distractions,  les  jeux  sont  éminem- 
ment favorables  au  travail  et  à  la  production.  Ce  sera  à  nous, 
particularistes,  à  trouver,  à  l'imitation  de  nos  modèles,  le 
moyen  de  produire,  en  un  nombre  d'heures  restreint,  la  même 
ou  une  plus  grande  somme  de  travail  que  celle  que  nous  produi- 
sions autrefois,  de  façon  à  nous  réserver  les  heures  de  repos 
ou  d'exercice  qui  sont  indispensables  à  une  vie  normale  et  saine. 

Au  reste,  deux  choses  ne  doivent  pas  être  perdues  de  vue  : 

a.  —  Sans  doute  l'argent  est  nécessaire  ;  il  en  faut  même 
une  assez  grande  quantité  pour  élever  une  famille  nombreuse 
dans  certaines  conditions  de  bien-être  et  de  confort.  —  Mais 
il  en  faut  peut-être  moins  qu'on  ne  pense  si  la  vie  est  franche- 
ment organisée  dans  le  sens  particulariste,  c'est-à-dire  si  les 
enfants  sont  élevés  dans  la  pensée  très  nette  qu'ils  devront  se 
suffire,  sans  compter  sur  la  fortune  de  leurs  parents  ;  si  l'on 
renonce  à  la  représentation  mondaine  qui  entraine  tant  de 
dépenses  superflues;  si  l'hygiène  est  pratiquée  de  façon  à 
assurer  à  tous  une  santé  robuste  et  résistante,  etc.. 

Au  reste,  la  richesse  ne  doit  jamais  être  poursuivie  que  comme 
un  moyen  et  non  comme  une  tin.  «  En  tant  que  but,  dit  Car- 
negie, l'acquisition  de  la  richesse  est  ignoble  à  l'extrême. 
Je  suppose  que  vous  n'économisez  et  ne  souhaitez  la  fortune 
que  comme  un  moyen  d'être  utile  à  vos  contemporains'  ».  Il 
y  a  des  choses  supérieures  à  la  richesse  ;  celui  qui  la  poursuit 
pour  elle-même,  croit  qu'il  en  est  le  maître;  il  ne  tarde  pas 
à  en  devenir  l'esclave  :  «  Les  hommes  qui  luttent  pour  augmenter 
leurs  richesses  déjà  grandes,  dit  encore  Carnegie,  d'abord  sont 
les  maîtres  de  l'argent  qu'ils  ont  gagné  et  économisé;  plus 
tard  l'argent  est  maître  d'eux  et  ils  ne  peuvent  lui  échapper^.  » 
L'acquisition,   plus  encore  le  bon  usage  d'une  grande    fortune 

1.  V empire  des  affaires,  trad.  fr.,  p.  54. 

2.  Ibid.,  p.  100. 


AIM-LICATIONS    l'HATIQUES.  09 

est  chose  difficile  et  ardue  qui  ne  peut  être  le  fait  que  d'une 
minorité'.  L'immense  majorité  doit  tendre  à  avoir  de  quoi 
vivre  et  assurer  son  indépendance  -.  La  question  à  résoudre 
pour  cette  majorité  n'est  pas  celle  de  la  richesse  à  millions, 
mais  celle-là  simplement  à'iin  revenu  suffisant  pour  mener 
une  existence  modeste,  indépendante'-''.  »  La  vie  simple  reste 
donc  le  dernier  mot  de  la  sagesse  et  l'on  connaît  assez  le 
succès  qui  fut  fait  aux  Étais-Unis  au  livre  excellent  qui 
porte  ce  titre,  œuvre  du  pasteur  français,  C.  Wagner*. 

b.  —  D'autre  part,  s'il  est  incontestable  que  la  profession]o\xe, 
dans  la  vie  d'un  chef  de  famille,  un  rôle  prépondérant;  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  qu'il  ne  faut  pas  tout  sacrifier  à  la  carrière, 
à  l'avancement,  comme  on  le  croit  trop  souvent  dans  le  monde 
des  fonctionnaires  l'rançais  :  on  ne  pense  qu'à  avancer  à  tout 
prix,  k  se  faire  nommer,  s'il  est  possible,  dans  la  capitale,  sans 
songer  que  la  vie  parisienne  est  la  vie  désorganisée,  artificielle, 
étriquée  par  excellence,  tandis  que  la  vie  de  province,  si  on  le 
veut  bien,  peut  devenir  la  vie  la  plus  saine,  la  plus  douce,  la 
moins  enfiévrée,  la  plus  recueillie,  la  plus  intime,  celle  où  l'on 
peut  le  mieux  se  développer  à  tous  égards,  exercer  l'action  la 
plus  efficace,  élever  le  plus  facilement  ses  enfants. 

De  même  qu'il  y  a  des  choses  qui  passent  avant  l'acquisition 
des  richesses,  de  même,  et  pour  des  raisons  semblables,  il  y  en 
a  qui  passent  avant  la  carrière,  et  ces  choses  sont  :  la  bonne  or- 
ganisation de  la  vie  privée,  de  la  famille,  la  bonne  éducation 
des  enfants.  Comment  pourvoir  à  cela  si  l'esprit  est  accaparé  par 
les  préoccupations  professionnelles,  le  souci  de  l'avancement, 
le  désir  des  distinctions  officielles.  «  Tout  père  de  famille  a  deux 
tâches,  a  dit  un  éducateur  éprouvé  :  l'accomplissement  de  son 
devoir  professionnel  et  l'éducation  de  ses  enfants;   et  s'il   me 


1.  V.  dans  le  même  ouvrage  le  iiorliait  du  millionnaire,   p.  150-153. 

:>.  Ibid.,  p.  101. 

3.  Ibid.,  p.  143. 

i.  La  vie  simple  (Paris,  A.  Colin),  ouvrage  spécialement  loué  et  recommandé  par 
le  président  Roosevell,  qui  est  bien  cependant  le  type  de  l'Américain,  (i  typical  aine- 
rican,  comme*  disent  ses  biographes  [Th.  Roosevelt,  byC.  E.  Banlis  and  L.  Armstrong, 
New-York,  W.  L.  Quinn). 


100  l'orieintation  particularisïe  de  i.a  vik. 

fallait  établir  une  hiérarchie,  c'est  la  seconde  que  je  dirais  la 
j)lus  importante'.  » 

E.   Vie  familiale. 

Notre  particulariste,  bien  convaincu  que  la  vie  de  famille  est 
la  vie  essentielle  et  fondamentale,  lui  réservera  et  lui  consacrera 
le  plus  de  temps  qu'il  pourra.  Il  en  sentira  vivement  le  charme 
et  la  douceur  :  il  y  placera  son  bonheur.  C'est  qu'en  effet  la 
famille  est  bien  la  source  des  joies  les  plus  vraies  et  les  plus 
pures,  de  celles  qui  ne  laissent  après  elles  ni  regret  ni  amertume. 
Dans  ce  centre  intime  et  réservé,  les  occasions  de  se  réjouir  et  de 
se  sentir  heureux  au  contact  du  bonheur  des  autres  se  peuvent 
multiplier  à  l'infini  :  ce  seront,  par  exemple,  les  anniversaires 
de  naissances,  l'anniversaire  du  mariage  des  parents  qui  devrait 
être  la  grande  réjouissance  annuelle  de  la  famille;  ce  sera  le 
premier  jour  de  l'an,  telle  ou  telle  fête  locale,  comme,  en  Lor- 
raine, la  Saint-Nicolas,  si  féconde  en  douces  émotions;  pour 
une  famille  chrétienne,  ce  seront  tous  les  dimanches,  toutes  les 
fêtes  de  l'Église,  en  particulier  Noël  et  Pâques.  D'une  manière 
plus  habituelle,  ce  seront  les  récréations  prises  en  commun,  les 
promenades,  les  excursions,  les  voyages,  les  lectures  faites  en 
famille,  la  musique,  etc. 

Certes,  dans  toute  vie  familiale,  les  préoccupations,  les  soucis, 
les  peines,  les  chagrins  trouvent  leur  part;  mais  si  l'on  est  plu- 
sieurs à  les  supporter  et  si  les  cœurs  sont  unis,  combien  leur  fardeau 
paraît  plus  léger!  — Et  tout  cela  constitue,  pour  l'éducation,  une 
atmosphère  éminemment  favorable  :  c'est  la  vie  même,  avec  ses 
joies  et  ses  tristesses,  joies  qui  épanouissent  l'âme  et  la  dilatent, 
tristesses  qui  la  resserrent,  l'étreignent,  l'inclinent  à  la  com- 
misération, à  l'oubli  de  soi-même,  au  sacrifice.  Quel  milieu  plus 
salutaire  pour  former  la  sensibilité  et  la  moralité  des  enfants  2, 

1.  G.  Bertier,  directeur  de  l'Ecole  des  Roches,  V Education^  revue  d'éducation 
l'amiliale  et  scolaire,  mars  1909,  p.  3.  —  Ajoutons  que  le  père  serait  mal  fondé  à 
rejeter  sur  la  mère  tout  le  soin  de  l'éducation  :  la  mère  ne  saurait  y  suffire  ;  la 
collaboration  et  la  haute  direction  du  père  y  sont  absolument  indispensai)les. 

2.  V.  sur  V Éducation  de  la  sensibilité,  un  article  de  M.  Paul  Gautier  dans  la 
revue  L'Éducation,  n°  2,  juin  1909. 


AI'Pl.ir.ATION?    I'l!ATIOll'".S.  101 

leur  inspirer  ramoiir  de  la  i'ainilio,  le  respect  des  choses  sé- 
rieuses, réprimer  eu  eux  les  tendances  mauvaises  au  laisser- 
aller  et  à  l'égoïsme  ! 

Toujours  très  soucieux  d'une  bonne  organisation  de  sa  famille, 
notre  particulariste  donnera,  naturellement  aussi,  une  large 
part  de  son  temps  au  soin  de  ses  affaires  domestiques,  en  parti- 
culier à  l'administration  de  ses  biens.  Nous  avons  ici  une  tradi- 
tion à  renouer.  Il  faut  voir,  dans  les  livres  de  M.  de  Hibbe  sur 
nos  anciennes  familles  françaises',  avec  quelle  conscience  nos 
ancêtres  géraient  leur  patrimoine,  quelle  application  ils  met- 
taient à  le  conserver  et  à  l'augmenter,  avec  quelle  prudente 
économie  ils  conduisaient  leur  ménage.  Sans  doute  les  temps 
sont  changés  :  le  patrimoine  n'est  plus  tout  à  fait  ce  qu'il  était 
jadis;  sa  composition  est  différente;  les  valeurs  mobilières,  à 
peu  près  inconnues  autrefois,  y  entrent  aujourd'hui  pour  une 
large  part  ;  il  est  moins  qu'autrefois  un  bien  de  famille  recueilli 
par  le  père  qui  s'en  reconnaît  comptable  vis-à-vis  de  sa  des- 
cendance. Malgré  ces  changements,  les  règles  essentielles  d'une 
bonne  administration  subsistent.  Il  faut  et  il  faudra  toujours  se 
rendre  un  compte  exact  de  ce  que  l'on  possède,  de  ce  que  Ion 
gagne  ;  connaître  le  chiffre  de  son  capital  et  celui  de  son  revenu; 
dresser  chaque  année  le  budget  de  ses  dépenses  et  établir  ce 
budget  sensiblement  plus  bas  que  celui  des  recettes-;  tenh'  ses 
comptes  avec  exactitude  et  régularité-^,  gérer  sa  fortune  avec 
sagesse  et  précaution^. 

1.  Charles  de  Ribbe,  Les  Faini/les  et  la  Sociélc  en  France  avant  la  Révolution, 
2  vol.  (Maine);  la  Vie  domestique,  ses  modèles  et  ses  règles  d'après  les  docu- 
ments originaux,  2  vol.  (Baltenweck). 

2.  Carnegie  donne  ce  conseil  à  des  jeunes  i;ens,  dans  un  discours  sur  le  c/ieniin 
du  succès  daiis  les  affaires  :  «  Prenez  note  de  celle  règle  essentielle  :  vos  dépenses 
toujours  moindres  que  vos  revenus.    »   L'empire  des  affaires,    Irad.  tr.,  p.  5i. 

o.  Ici  nous  devons  attirer  l'attention  sur  la  nécessité  d'une  bonne  comptaOilité 
domestique.  A  défaut  de  la  coini)labilité  en  partie  double  qui  est  la  seule  vraiment 
scientifique,  il  faut  du  moins  tenir  un  registre  où  les  diffrrenls  c/iefs  de  re- 
cettes et  de  dépenses  (alimentation,  chauffage,  éclairage,  entretien,  instruction  des 
enfanls,  etc.)  seront  nettement  séparés  en  colonnes  distinctes  :  on  trouve  à  acheter 
de  tels  registres  tout  préparés;  il  vaut  mieux  encore  les  préparer  soi-même  suivant 
ses  convenances  personnelles. 

4.  Carnegie  donne  encore  ce  conseil  :  «  De  nos  jours,  le  capital  est  si  mal  rému 
néré  que  je  vous  coT;eille  heiucoup  de  prudence  dan^  vos  pincements.  Ainsi  que 


102  L  ORIENTATION    PARTICULARISTE    1»E    LA    VIE. 

Le  particulariste  ne  négligera  aucun  de  ces  devoirs;  leur 
accomplissement  méthodique  lui  procurera  d'ailleurs  de  très 
vives  jouissances;  il  goûtera  la  satisfaction  intime  de  travailler 
non  seulement  pour  lui-même,  mais  dans  l'intérêt  des  sien-s, 
dans  l'intérêt  de  cette  famille,  de  celte  lignée,  dont  il  est  le 
continuateur  responsable. 

A  cet  égard  et  pour  que  la  famille  prenne  bien  conscience 
de  son  individualité,  de  son  passé,  de  ses  traditions,  de  ce 
quelle  se  doit  à  elle-même  pour  se  continuer  dig-nement  dans 
l'avenir,  on  ne  saurait  trop  recommander  la  pratique  ancienne 
et  excellente  du  livre  de  famille  ou  livide  de  raison  où  se  raconte 
l'histoire  des  parents  et  des  ancêtres,  où  se  développent  les 
tableaux  généalogiques,  où  s'inscrivent  les  événements  mémo- 
rables de  la  vie  courante.  Autrefois  toute  famille  bourgeoise, 
solidement  assise,  avait  à  cœur  de  tenir  son  livre  de  raison;  en 
cherchant  un  peu,  bien  des  familles  d'aujourd  hui  retrouve- 
raient encore  de  ces  registres  vénérables  sous  la  poussière  de 
leurs  archives.  M.  de  Ribbe  en  a  publié  plusieurs;  mieux  en- 
core, il  a  donné  des  conseils  précis  pour  la  rédaction  de  ces 
livres  1  :  la  chose  est  beaucoup  plus  facile  et  plus  simple  qu'on 
ne  se  l'imagine  ;  qu'on  essaie  et  l'on  sera  vite  récompensé  de 
sa  peine  par  l'intérêt  qu'on  prendra  soi-même  à  ce  travail  et 
par  celui  qu'on  y  verra  prendre  à  tous  les  membres  de  la  fa- 
mille :  on  peut  affirmer  qu'il  y  a  là  un  puissant  moyen  d'ins- 

je  l'ai  dit  à  des  ouvriers,  à  des  pasteurs,  à  des  professeurs,  à  des  artistes,  à  des  mé- 
decins et  à  tous  ceux  qui  exercent  des  professions  libérales  :  Ne  placez  votre  argent 
dans  aucune  affaire.  Les  risques  des  affaires  ne  sont  pas  pour  vous.  Achetez 
d'abord  une  maison;  s'il  vous  reste  de  l'argent,  achetez-en  une  autre...  ».  L'empire 
des  affaires,  trad.  fr.,  p.  147.  —  Sur  l'art  de  placer  et  de  gérer  sa  fortune,  tout 
chef  de  famille  devra  lire  et  étudier  l'excellent  petit  livre  qui  porte  justement  ce 
titre,  de  M.  Paul  Leroy-Beaulieu,  de  l'Inslilut,  professeur  au  Collège  de  France 
(Paris,  Delagiave).  Les  deux  meilleurs  journaux  financiers  nous  paraissent  être 
r Économiste  français  dirigé  par  M.  Paul  Leroy-Beaulieu,  et  le  Bentier  par 
M.  Xey mardi. 

1.  Ch.  de  Ribbe,  Le  Livre  de  famille  (Maine).  —  Les  librairies  Berger-Levrault. 
Désolée  et  Mame  ont  respectivement  |)ublié  des  registres  spéciaux,  plus  ou  moins 
élégants,  destinés  à  cet  usage.  —  En  s'adressant  à  un  papetier  et  à  un  relieur,  on 
peut  aussi  se  faire  confectionner  un  registre  à  sa  guise  :  l'essentiel  sera  d'avoir  de 
très  bon  papier  et  une  reliure  qui  s'impose  à  la  conservation  tout  à  la  fois  par  sa 
solidité  et  sa  beauté. 


Ai'i-i.iCA'i'io.Ns  l'ijAirorKS.  103 

pirer  aux  entants  l'amour  de  la  famille,  par  où  commence,  le 
plus  souvent,  l'amour  de  la  patrie. 

Cela  fait,  le  père  de  famille  aura  à  cœur  de  tenir  digne- 
ment son  rôle  de  chef  de  famille  et,  bien  qu'à  notre  époque 
ce  mot  sonne  assez  mal.  d'exercer  réellement  V autorité  qui 
convient  à  un  chef. 

L'exercice  de  l'autorité  paternelle  présente  aujourd'hui  des 
difficultés  particulières;  raison  de  plus  pour  y  réfléchir  sérieu- 
sement et  n'en  rien  abandonner  au  hasard.  «  Il  faut  se  défier 
de  soi  quand  on  a  l'autorité,  »  a  dit  H.  de  Tourville^.  Procéder 
par  voie  d'injonctions  impératives  ne  réussit  plus.  C'est  par  le 
conseil,  plutôt,  par  l'affection,  le  dévouement,  l'exemple  sur- 
tout d'une  vie  personnelle  active,  énergique  et  hautement  mo- 
rale qu'un  père  acquiert  de  l'influence  ^ur  ses  enfants  et  les  en- 
traine au  bien.  Il  est  respecté  d'eux  dans  la  mesure  où  il  leur 
parait  respectable,  écouté  et  obéi  dans  la  mesure  où  ses  ordres 
et  ses  avis  leur  paraissent  émaner  d'une  conscience  réfléchie, 
pondérée,  désintéressée. 

Néanmoins,  —  dans  bien  des  circonstances  —  il  y  a  des  dé- 
cisions à  prendre.  Il  faut  le  faire  virilement.  Entre  autres  une 
grave  question  se  pose  aujourd'hui  à  tout  père  désireux  de 
s'orienter  dans  la  voie  du  particularisme  :  doit-il  faire  lui- 
même  l'éducation  de  ses  enfanls  ou  la  remettre  à  d'autres 
mains? 

La  question  est  si  importante  que  nous  en  dirons  quelques 
mots.  Pour  la  résoudre,  il  semble  bien  qu'il  faille  d'abord 
écarter  toute  considération  d'ordre  purement  ihéoriqiie  :  la 
théorie  n'a  cjue  faire  ici  ;  c'est  le  résultat  seul  qu'il  faut  consi- 
dérer. Or,  le  résultat  qu'on  veut  obtenir,  c'est  une  éducation 
telle  que  les  enfants  formés  par  elle  deviennent  des  hommes  au 
meilleur  sens  du  mot,  bien  armés  pour  la  vie  cju'ils  auront  à 
vivre,  forts,  endurants,  capables,  ne  refusant  ni  le  travail  ni 
les  responsabilités,  d'une  vigueur  physique  assurée,  d'un  es- 
prit sain,  d'une  moralité  éprouvée. 

1.  Science  sociale,  XVIII.  p.    u->,. 


104  l'orientation  particilariste  de  la  vie. 

Voilà  le  but  à  atteindre.  Toute  la  question  est  de  savoir  si 
la  famille  en  a  la  possibilité.  Consulté  sur  ce  point,  H.  de  Tour- 
ville  répondait  :  «  Si  la  famille  pourvoit  à  la  formation  physi- 
que de  lenfant  et  lui  fait  un  milieu  mental  éclairé,  elle  est 
préférable  à  tout  internat  »  ^  Si...!  Mais  il  y  a  des  cas  nom- 
breux où  la  famille  est  impuissante  à  assurer  à  Tenfant  une 
bonne  formation  physique  —  par  exemple  :  si  elle  habite  la  ville, 
la  grande  ville  surtout,  où  les  appartements  sont  étroits,  mal 
aérés,  sans  jardin  ;  si  les  enfants  suivant  les  classes  d'un 
lycée  ou  d'un  collège  dont  l'horaire  est  si  chargé  qu'il  ne 
s'y  trouve  nulle  place  où  intercaler  des  exercices  de  plein 
air. 

Même  impuissance,  souvent,  en  ce  qui  concerne  la  formation 
intellectuelle  et  morale  :  c'est  la  surcharge  désespérante  des 
programmes  universitaires  qui  ne  permet  aucune  occupation 
libre  (travail  manuel,  collections,  jardinage,  etc.),  aucune  lec- 
ture désintéressée,  aucune  conversation  prolongée  avec  les 
parents  ou  des  personnes  d'expérience  ;  c'est  la  désorg-anisa- 
tion  fréquente  de  la  famille,  désorganisation  qu'on  aurait  la 
bonne  volonté  de  faire  cesser,  mais  qui  subsiste,  malgré  tout 
effort,  par  la  présence  inévitable  de  certains  éléments  pertur- 
bateurs, peut-être  des  grands-parents  trop  faibles  ou  un  en- 
tourage trop  mondain. 

Dans  ces  cas  et  dans  bien  d'autres-,  il  est  certain  que  les  pa- 
rents devraient,  sans  aucun  doute  possible,  se  séparer  de  leurs 
enfants-'.  La  question  se  pose  alors  du  choix  d'un  établissement. 
L'ioteriiat  dans  un  lycée  de  l'Etat  ou  dans  un  collège  libre  éta- 
bli sur  le  modèle  universitaire  ne  saurait  évidemment  convenir  : 
nous  ne  voyons  que   les  écoles   nouvelles,  comme  V Ecole  des 

1.  V.  notre  brochure  sur  //.  de  Tour  vil  le,  p.  77. 

2.  Par  exemple,  si  les  enfants  sont  particulièrement  dilHciles  et  que  l'œuvre  édu- 
catrice  des  parents  échoue  manifestement:  si  l'on  habite  la  campagne  et  qu'il  s'agisse 
de  gan.ons  (du  moins,  après  un  certain  âge);  si  la  santé  des  parents  ou  de  l'un  d'eux 
laisse  à  désirer  au  point  que  l'éducation  des  enfants  puisse  en  être  compromise,  etc. 

3.  Pas  trop  tôt  cependant  :  sauf  exception,  vers  onze  ou  douze  ans.  On  remar- 
quera que  nous  avons  ici  surtout  en  vue  les  garçons;  mais,  avec  quelques  atté- 
nuai ions,  la  solution  devrait  être  la  même  pour  les  /illes  :  la  difficulté  est  de  trouver 
pour  elles  des  établissements  rorres|iondant  aux  écoles  nouvelles  de  garçons. 


APPLICATIONS    PHATIOUES.  105 

Roches^  (jui  puissent  donner  aux  parents  toutes  les  garanties 
désirables'. 

Si,  par  exception,  la  famille  réussissait  à  remplir  toutes  les 
conditions  requises,  les  enfants  pourraient  être  alors  gardés  à 
la  maison,  sauf  à  leur  faire  suivre,  comme  externes,  les  cours 
d'un  lycée,  d'un  collège  ou  d'un  autre  établissement  analogue. 
Encore  est-il  probable  que  le  père  de  famille  ne  tarderait  pas 
à  faire  les  deux  remarques  suivantes  :  la  première,  c'est  que 
les  horaires  surchargés  du  collège  avec  multiplication  des 
devoirs  et  des  leçons,  mettent  décidément  obstacle  à  tout  effort 
d'éducation  vraiment  libérale  et  élargissante  à  la  maison  ;  la 
seconde,  c'est  que  lui,  père  de  famille,  n'a  pas  été  suffisamment 
formé  à  lénergie,  à  l'initiative,  à  la  responsabilité  pour  y  pré- 
parer lui-même  ses  enfanis,  malgré  sa  bonne  volonté;  que,  par 
suite,  quelques  années  d'école  nouvelle  ne  sauraient  que  leur 
être  avantageuses  et  s'imposent  par  conséquent. 

A  quelque  parti  d'ailleurs  que  s'arrête  le  père  de  famille,  il 
faut  qu'il  demeure  bien  convaincu  que  l'éducation  de  son  enfant 

1.  La  grosse  objection  est  l'élévation  du  prix  de  la  pension.  En  Allemagne,  dans 
les  écoles  du  même  genre,  les  prix  sont,  parait-il,  beaucoup  moins  élevés.  Il  faut 
espérer  qu'un  jour  nous  aurons  en  France,  comme  en  Allemagne,  des  écoles  plus 
facilement  abordables  aux  bourses  moyennes.  Toutefois  nous  ferons  ici  deux  remar- 
ques importantes  ;  1"  Beaucoup  de  familles  qui  pourraient  facilement  en  faire 
les  frais,  rejettent  l'école  nouvelle  coumie  trop  coi'iteuse  parce  qu'elles  entendent 
bien  ne  rien  retrancher,  d'autre  j)art,  à  leur  train  de  vie  luxueux  et  mondain.  2"  On 
ne  rélléchit  pas  assez  qu'une  excellente  éducation  est  un  capilal  et  le  plus  produc- 
tif qu'on  puisse  mettre  entre  les  mains  d'un  enfant.  Cela  même  doit  être  pris  au 
pied  de  la  lettre  :  un  garçon,  auquel  on  destine  une  dot  de  tant,  n'aura-t-il  pas 
avantage  à  recevoir  de  son  père  .une  somme  un  peu  moindre,  mais  à  posséder  une 
formation  grâce  à  laquelle  il  pourra  gagner  beaucoup  i)lus;'  On  nous  permettra 
quelques  cbiflres  très  simples.  Supposons  un  père  de  famille  qui  ait  formé  le  pro- 
jet de  donner  à  son  lils,  lors  de  son  mariage,  une  dot  de  100.000  francs.  Il  se  dé- 
cide à  le  mettre  dans  une  école  nouvelle  où  il  dépense  pour  lui  3.000  francs  par  an 
pendant  six  ans,  soit  18.000  francs,  mettons  '20.000  francs  en  chillres  ronds.  Défalquons 
ce  qu'il  aurait  déboursé  en  le  conservant  à  la  maison,  au  minimum  6.000  francs. 
L'éducation  de  son  lils,  à  l'école  nouvelle,  lui  sera  revenue  finalement  à  14.000  francs. 
Au  lieu  de  100.000  francs,  que  ce  garçon  ne  reçoive  à  son  mariage,  que  80.000  francs, 
il  sera  ainsi  privé  d'un  revenu  annuel  de  420  francs!  Qu'est-ce  que  cela,  s'il  est 
maintenant  en  mesure  de  gagner  par  an  plusieurs  milliers  de  francs  de  plus?  .\ssu- 
rément,  il  ne  lui  viendra  jamais  à  la  pensée  de  reprocher  à  son  père  d'avoir,  dans 
ces  conditions,  baissé  le  chidrc  de  sa  dot. 

2.  Sur  V Ecole  des  Roches,  lire  :  E.  Demolins,  L'Education  nouvelle  (Firmin- 
Didot)  et  le  Journal  df  L'Ecole  des  Itoc/ies  (ibid.). 


106  l'orientation    PARTICULARISTE    de    l.A   VIE. 

doit  rester,  de  loin  comme  de  près,  son  principal  souci  et  que, 
s'il  ne  Fa  pas  près  de  lui,  il  doit  du  moins  suppléer  aux  incon- 
vénients de  réloignement  (car  il  y  en  a)  par  une  correspondance 
suivie,  par  des  visites  fréquentes  et,  lorsque  viennent  les  vacan- 
ces, par  le  sacrifice  très  large  de  son  temps  à  cet  enfant  sur  qui 
l'action  directe  de  la  famille  doit  être  d'autant  plus  affectueuse  et 
intense  qu'elle  est  maintenant  plus  rare  et  plus  espacée.  De  loin 
comme  de  près  le  père  donnera  toute  sa  sollicitude  à  l'éduca- 
tion physique  de  ses  enfants,  à  leur  éducation  intellectuelle. 
Il  leur  épargnera  tout  travail  excessif  et  prématuré.  Comme  il 
est  probable  qu'il  ne  songera  pour  ses  fils  à  aucune  école  du 
gouvernement,  il  ne  tombera  pas  dans  cette  erreur,  si  générale, 
qui  consiste  à  les  faire  arriver,  le  plus  jeunes  possible,  au 
terme  de  leurs  études'.  Pourquoi  tant  les  presser?  Nalura 
non  facit  saltiis.  Rien  ne  vautlelilu'e  épanouissement  d'un  être 
bien  portant  et  vigoureux  qui  produit,  en  temps  opportun,  les 
fruits  qui  conviennent  à  sa  nature. 

Mais  c'est  de  l'éducation  morale  et  relig-ieuse  de  ses  fils,  sur- 
tout, que  le  père  ne  devra  jamais  se  désintéresser.  C'est  lui  qui, 
le  moment  venu,  et  quoi  cpi'il  lui  en  paisse  coûter,  devra  avoir  le 
courage  d'aborder  franchement  avec  eux  cette  question  de  la  vie 
sexuelle  qui  ne  saurait  être  éludée  et  qui.  si  elle  n'est  pas  résolue 
par  le  père,  le  sera  tôt  ou  tard,  de  la  façon  la  moins  délicate  et 
souvent  la  plus  grossière,  par  les  camarades  ou  les  domesti- 
ques ~.  Il  faudra  que,  dans  sa  famille,  l'enfant  trouve  toujours 


1.  Il  faut,  enlend-on  dire  couramment,  que  l'enfant  soit  en  avance  d'un  an  dans 
chacune  de  ses  classes,  car  il  peut  loml)er  malade  e(  alors...  Quel  raisonnement! 
N'est-ce  pas  justement  parce  qu'il  aura  été  ainsi  pressé,  surmené,  qu'il  courra  le  ris- 
que de  perdre  sa  santé,  tandis  qu'il  l'entretiendra  à  nievveille,  au  contraire,  avec  un 
travail  modéré,  régulier,  approprié  à  son  âge.  L'essentiel  n'est  pas  d'arriver  vite,  mais 
d  arriver  bien.  Ce  qui  manque  partout,  ce  sont  les  hommes  de  valeur:  un  homme  de 
valeur  réelle,  reconnue,  est  toujours  sûr  de  réussir  dans  la  vie.  V.  Carnegie,  L'empire 
des  affaires,  p.  55-57.  Cf.  H.  de  Tourville,  préface  à  la  Question  ouvrière  en  An- 
(jleterre  de  M.  P.  de  Rousiers,  p.  xvii. 

2.  Pour  se  préparer  à  l'examen  et  à  la  solution  de  cette  question,  le  père  de  famille 
ne  saurait  mieux  faire  que  de  lire  et  de  méditer  les  deux  excellents  petits  livres  de 
Sylvanus  Staal  :  Ce  que  tout  jeune  garçon  devrait  savoir;  Ce  que  tout  jeune 
homme  devrait  savoir  (Fischbacher).  Il  jugera  lui-même  du  temps  et  des  circons- 
tances les  plus  favorables  pour  aborder  ce  grave  sujet,  dont  on  retarde  en  général 


AlM'LICATKtNS    l'HATIoUES.  107 

entretenue  par  les  conversations,  les  lectures,  les  exemples,  une 
atmosphère  de  haute  moralité,  d'autant  plus  nécessaire  que 
l'édiuatioii  qu'on  cherchera  à  lui  donner  sera  plus  indépendante 
et  plus  éniancipatrice. 

L'avenir  des  enfants  préoccupera  le  père  particulariste  ;  mais 
il  se  souciera  moins  de  leur  laisser  une  fortune  toute  faite'  que 
de  mettre  entre  leurs  mains  un  solide  et  puissant  instrument  de 
travail.  Le  choix  de  la  carrière  prendra  donc  à  ses  yeux  une  im- 
portance considérable  :  il  observera  attentivement  les  goûts  de 
ses  fils  et  n'aura  garde  de  les  contrarier;  ce  n'est  pas  au  père 
que  la  profession  choisie  doit  convenir  et  plaire,  mais  bien  à 
celui  qui  doit  l'exercer.  Il  faut  aimer  son  métier  pour  y  réussir. 
Le  père  qui  fait  opposition  au  libre  choix  de  son  tils  l'expose  à 
de  graves  dangers  :  l'oisiveté  et  l'inconduite  ;  que  de  jeunes  gens 
ne  font  rien  pour  avoir  été  empêchés  de  suivre  leur  vocation! 
L'important  n'est  pas  d'avoir  une  profession  considérée  comme 
distinguée  ou  élégante,  mais  d'en  avoir  une  et  de  l'exercer  ho- 
norablement 2. 

Les  mêmes  considérations  dirigeront  le  père  de  famille  en  ce 
qui  concerne  le  mariage  de  ses  enfants.  Il  se  gardera  de  vouloir 

rexanien  beaucoup  trop  loin  :  plus  rontanl  est  jeune  et  plus  ces  choses  lui  parai- 
tronl  simples  et  naturelles.  Sans  doute  il  faut  apporter  ici  beaucoup  de  prudence  et 
de  tact  et,  en  règle  générale,  ne  parler  de  ce  sujet  f/u'eii  tèle  à  Icte  avec  un  seul 
enfant;  vainement  s'en  etl'raierail-on  :  l'enfant  se  montre  profondément  reconnaissant 
de  la  confiance  qu'on  lui  témoigne  et  de  la  franchise  dont  on  use  envers  lui  :  il  se 
contente  des  explications  données  et.  chose  digne  de  remarque,  ne  pose  jamais  les 
questions  eud^arrassantes  qu'on  pourrait  redouter.  —  Bien  entendu,  ce  que  fait  le 
père  avec  son  (ils,  la  mère  le  fera,  avec  sa  (ille  :  elle  s'aidera,  elle  aussi,  des  livres 
de  S.  Staal  :  Ce  i{ue.  toute  fillette  devrait  savoir  ;  Ce  que  toute  jeune  fille  devrait  sa- 
voir. —  Pères  et  mères  trouveront  encore  prolit  à  lire  les  ouvrages  suivants  :  A.  Fons- 
sagrives,  Conseils  aux  parents  et  aux  maîtres  sur  l'éducation  de  la  pureté  [Poas- 
sielguer,  E.  Lyttelton,  Education  de  l'enfant,  enseignement  des  lois  delà  vie,  de 
la  naissance  et  des  sexes  (trad.  fr.,  Paris,  Barthe);  D-  Oker-Blom.  Comment  mon 
oncle  le  docteur  m'instruisit  des  choses  sexuelles  (Fischbacher);  .leanne  Leroy- 
AUais,  Comment  j'ai  instruit  mes  filles  des  choses  de  la  maternité  (Maloine); 
Malapert,  La  morale  sexuelle  à  l'école,  dans  L' Education,  n"  de  mars  1909. 

1.  Carnegie,  L'empire  des  affaires,  trad.  fr.,  \k  59  bas.  Of.  p.  135-136;  157. 

2.  I>our  aider  les  enfants  dans  ce  choix  si  diflicile,  le  père  de  famille  pourra  lire  : 
G.Hanotaux,  </«  Choix  d'une  carrière  (ïallaiidier)  :  deBettencourt.  Du  Choix  d'une 
carrière  indépendante  (Poussielgue).  11  relira  aussi  le  beau  sermon  de  Bourdaloue 
sur  le  Devoir  des  pères  par  rapport  à  la  vocation  de  leurs  enfants  (édit.  Gar- 
nier,  p.  3i7  et  s.). 


108  l'orientation  particilariste  dk  la  mi;. 

les  marier  à  sa  propre  convenance  :  ce  sont  eux  qui  s'engagent 
et  non  lui;  ce  sont  eux  qui  ont  à  faire  leur  vie  et  à  l'organiser  à 
leur  gré.  Il  aura  su  d'ailleurs  leur  inspirer  assez  de  confiance 
pour  qu'ils  viennent  lui  demander  d'eux-mêmes  des  avis  et  des 
conseils,  qu'ils  sauront  d'avance  sages  et  désintéressés.  Dans  les  cas 
extrêmes,  il  va  de  soi  que,  si  ses  enfants  lui  paraissent  décidément 
imprudents  et  inconsidérés,  le  père,  qui  a  l'expérience,  usera, 
avec  fermeté,  du  droit  que  la  loi  lui  accorde,  dans  de  certaines 
limites,  de  refuser  son  consentement  '. 

La  question  de  la  vie  familiale  serait  insuffisamment  traitée 
si  l'on  ne  disait  ici  quelques  mots  au  moins  des  domestiques  ^.  Il 
n'est  pas  de  famille  qui  n'ait  à  se  plaindre  de  ceux  qu'elle  em- 
ploie, et  sans  doute  il  n'est  pas  de  domestique  qui  nait  quelque 
grief  contre  les  familles  où  il  sert  ou  a  servi.  Il  y  a  là  un  état  de 
malaise,  de  crise,  dont  il  serait  trop  long  de  rechercher  les 
causes.  Il  est  du  moins  naturel  que  le  particulariste  s'ingénie  à 
en  soulfrir  le  moins  possible.  Y  pourra-t-il  réussir?  Une  des  prin- 
cipales difficultés  vient  de  l'instabilité  et  de  l'incapacité  à  peu 
près  générales  du  personnel  domestique  dont  il  est,  dans  ces 
conditions,  pour  ainsi  dire  impossible  de  songer  à  faire  l'édu- 
cation'^  Une  solution  radicale  serait  de  s'en  passer;  mais  elle 
est,  la  plupart  du  temps,  inacceptable.  Puisqu'il  faut  y  recourir, 
du  moins  cherchera-t-on  à  en  avoir  le  moins  possible  et  à  sup- 
pléer à  leur  service  par  l'usage  de  tous  les  perfectionnements, 
de  toutes  les  commodités  que  peuvent  nous  apporter  les  inven- 

1.  Code  civil,  ail.  148  et  151,  modifiés  par  la  loi  du  21  juin  1907. 

2.  Sur  cette  question,  V.  Jean-Pierre,  Maîtres  et  serviteurs,  la  crise  du  service 
domestique,  2  broch.  Paris,  Gabalda  (collection  de  l'Action  populaire);  Bonniceau- 
Gesmon,  Doinesliqucs  et  maîtres  (Lenierre).  —  H.  Sainl-Romaiii,  Muilres  et  domes- 
tiques (Science  sociale,  t.  Il(,  p.  1(J6  et  s.).  —  J.  Lemoine,  L'Émigration  bretonne  à 
Paris  et  aux  environs  {Science  sociale,  1.  XIV,  p.  242  et  s.).  —  J.  Cazajeux,  Une 
question  sociale  :  nos  domestiques  [Réforme  sociale,  1897,  2.  24.5  et  s.).  —  V,  Vin- 
cent, La  Domesticité  féminine  [Héf  soc,  1901.  2.  510  et  s.).  —  A.  des  Cilieuls,  La 
Domesticité  féminine  dans  tes  grandes  villes  de  France,  itnd.,  1901,  2.  519  et  s.  — 
Eug.  Rostand,  La  Question  des  Domestiquas  (Journal  des  Débats,  11  février  1902, 
reprod.  dans  L'Action  par  l'initiative  privée,  t.  111).  —  Béchaux.  La  Maison  pari- 
sienne et  les  logements  des  domestiques  (Bullet.  de  ta  Soc.  des  habitations  à  bon 
marché.  1903.  — D'Azambuja,  La  Questiondcs  domestiques  (Quinzaine,  l"déc.  1903). 

3.  La  plupart  de»  domestiques  sont  issus  de  familles  communautaires  plus  ou  moins 
désorganisées. 


Al'I'l-lCATIO.NS    l'IiATIUUES.  109 

tioiis  du  confort  moderne.  Un  ou  deux  domestiques  pourront 
ainsi  être  facilement  sup[)riinés  par  l'établissement  du  chauf- 
fage central,  par  lusage  de  l'électricité  et  du  gaz,  l'installation 
de  toilettes  avec  eau  froide,  eau  chaude  et  vidange  automatique, 
par  une  entente  avec  les  fournisseurs  qui  apporteront  à  la 
maison  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  la  vie,  par  les  achats  dans 
les  grands  magasins,  par  des  arrangements  avec  des  spécialistes 
qui  viendront,  certains  jours  déterminés,  faire  la  lessive,  le  dé- 
barras, le  raccommodage,  etc.  Pour  les  domestiques  indispen- 
sables, il  faudra  se  résoudre  à  les  payer  plus  cher,  à  les  bien 
loger,  les  bien  nourrir,  les  traiter  avec  égards  et  bonté,  exiger 
que  les  enfants  leur  parlent  poliment  et  ne  leur  créent  pas,  à 
chaque  instant,  par  leur  négligence,  des  travaux  supplémen- 
taires, leur  laisser  une  certaine  liberté,  leur  donner  des  ordres 
très  précis,  avec  des  emplois  du  temps  adroitement  combinés, 
surtout  faire  beaucoup  par  soi-même,  payer  de  sa  personne  et 
donner  en  tout  l'exemple  du  travail  et  de  l'activité.  Cela  fait,  il 
n'est  pas  encore  certain  que  tout  marchera  à  souhait  :  les  choses 
iront  cependant  le  moins  mal  possible  et  il  faudra  prendre  son 
parti  de  ce  demi-résultat  '. 

F.    Vie  sociale. 

Il  apparaît  déjà,  sans  qu'il  soit  besoin  d'autres  développe- 
ments, que  celui  qui  organise  ainsi  sa  vie  privée,  celle  des  siens 
et  l'éducation  de  ses  enfants,  remplit  un  fort  beau  rôle  social  et, 
sans  contredit,  le  plus  important  de  ceux  qui  incombent  à  tout 
homme  vivant  en  ce  monde.  Est-ce  à  dire  qu'il  devra  rester  ainsi 
confiné  dans  sa  propre  famille  et  réserver  toutes  ses  pensées  et 
tous  ses  actes  pour  le  cercle  étroit  de  son  entourag"e  immédiat? 

Il  faut  distinguer.  Tant  que  ses  affaires  domestiques  ne  seront 
pas  établies  sur  le  pied  qui  convient  en  vue  dune  bonne  et  saine 

1.  Il  nous  manque  un  bon  répertoire  de  toutes  les  maisons  d'éducation  et  de  pia 
cernent,  en  France  et  à  l'étranger,  grâce  auxquelles  on  pourrait  peut-tHre  se  procurer 
des  domestiques  mieux  préparés  à  leurs  fonctions.  On  trouvera  cependant  quel- 
ques indications  dans  -.  Louis  Frank,  L  Education  domestique  des  jeunes  filles 
(Larousse). 


110  l'orientation    l'AKTIClJLARISTE    DE    LA    VIE. 

organisation  de  la  vie  privée,  il  ne  se  laissera  détourner  de  ce 
soin  par  aucun  autre;  ou,  tout  au  moins,  celui-là  se  tiendra 
toujours  au  premier  plan  et  les  autres  lui  seront,  de  parti  pris, 
subordonnés. 

Mais  peu  à  peu,  au  fur  et  à  mesure  que  sa  vie  privée,  mieux 
assise,  lui  laissera  de  plus  nombreux  et  de  plus  longs  loisirs,  il 
élargira  l'horizon  de  ses  préoccupations  sociales.  [1  songera  d'a- 
bord à  ceux  avec  lesquels  le  mettent  en  relations  ses  travaux 
professionnels',  car,  parmi  les  hommes  qui  constituent  le  pro- 
chain^ ce  sont  assurément  ceux-là,  après  la  famille,  qui  sont  ses 
plus  proches.  S'il  est  industriel,  c'est  à  ses  ouvriers  qu'ira  sa  pre- 
mière pensée  pour  étudier  les  meilleurs  moyens  de  leur  venir 
en  aide,  de  les  élever,  et,  ces  moyens  trouvés,  pour  en  assurer  la 
réalisation.  S'il  est  commerçant,  ce  seront  ses  employés;  s'il  est 
agriculteur,  ce  seront  ses  ouvriers  de  culture,  ses  fermiers,  ses 
métayers;  s'il  est  professeur,  ce  seront  ses  élèves  auxquels  il 
s'intéressera  pour  leur  faire  tout  le  bien  possible  à  la  manière 
particulariste,  c'est-à-dire  en  favorisant  et  en  facilitant  leur  dé- 
veloppement personnel  et  leur  élévation  sociale.  Il  n'y  a,  pour 
ainsi  dire,  aucune  profession  qui  ne  permette  ainsi  de  s'occuper 
du  prochain,  et  de  le  faire  d'une  manière  d'autant  plus  efficace 
qu'on  est  plus  régulièrement  en  contact  avec  lui,  qu'on  le  con- 
naît mieux  et  qu'on  est  mieux  connu  de  lui. 

Quant  aux  autres  œuvres  sociales,  elles  seront  plutôt  le  fait 
de  ceux  cjui  n'auront  pas  de  profession  proprement  dite  ou  de 
ceux  que,'  par  exception,  leur  profession  ne  mettrait  pas  à 
même  d'exercer  le  patronage  fécond  dont  nous  venons  de 
parler.  Pour  ces  œuvres  il  faudra  d'ailleurs  se  reporter  à  ce  que 
nous  en  avons  dit  plus  haut-  :  les  choisir  avec  soin  parmi  celles 
qui  sont  le  plus  engagées  dans  l'orientation  particulariste  et, 
parmi  celles-là,  en  adopter  un  petit  nombre,  une  seule  peut- 


1.  On  ne  perdra  pas  de  vue  l'importance  sociale  du  devoir  d'clat  accompli  avec 
conscience  et  dans  sa  perfection.  A  ce  sujet,  on  relira  avec  profit  le  sermon  de  Bour- 
daloue  sur  le  Devoir  d'état  et  les  moyens  de  s'y  perfectionner  (édition  Garnier, 
p.  376  et  s.). 

2.  P.  68-70. 


Al'I'LlCATIItNS    l'KATlnl  i;s.  111 

être,  doni  on  s'occupe  avec  zèle  et  à  fond'.  De  cœur  adhéroi' 
au  bien  partout  où  il  se  l'ait  et  sous  queltiuc  forme  qu'il  se  fasse, 
mais  se  donner  effectivement  à  une  seule  œuvre  qu'on  fait 
sienne  et  dont  on  veut  le  succès,  voilà,  semble-t-il,  une  ligne 
de  conduite  prudente  et  recommandable  entre  toutes  :  No?i 
omnia  possumus  omncs. 

Mais  cela  encore  touche  à  la  vie  privée,  à  celle  des  autrc^s  tout 
au  moins.  Le  particulariste  se  désintéressera-t-il  de  la  vie  pu- 
blique et,  pour  tout  dire,  de  la  politique-?  Il  est  incontes- 
table que  les  chefs  de  famille  anglo-saxons  (particularistes  au- 
thentiques) socciipent  assez  peu  de  politique  et  que  les  choses 
n'en  vont  pas  moins  bien  pour  cela  dans  leur  pays\  Gela 
se  comprend  :  la  politique  est  fort  absorbante  et  celui  qui 
s'y  livre  est  vite  obligé  de  négliger  ses  propres  affaires  do- 
mestiques et  professionnelles;  les  passions  qu'elle  suscite, 
les  agitations  quelle  soulève  sont  désorganisatrices  de  toute 
vie  de  famille  profonde  et  régulière.  La  vie  politique  ne  peut 
être  que  l'exception  :  elle  devrait  être  réservée  à  ceux  qui  s'y 
sentent  portés  par  une  vocation  très  nette,  y  sont  préparés  par 
une  éducation  appropriée  et  sont  en  mesure  de  s'y  consacrer, 
soit  parce  qu'ils  ont  déjà  pourvu  à  l'établissement  des  leurs, 
soit  parce  qu'ils  sont  célibataires  ou  sans  enfants  et  qu'ils  pos- 
sèdent d'ailleurs  une  situation  indépendante  qui  leur  en  laisse 
le  temps  et  la  facilité.  Dans  ce  cas,  il  y  aurait  encore,  sem- 
ble-t-il, un  ordre  à  suivre  :  il  faudrait  s'occuper  d'abord  des 
affaires  de  la  cité,  de  la  commune,  ce  qui  serait  un  appren- 
tissage excellent  au  maniement  plus  difficile  et  plus  délicat  des 
affaires  du  département  et  surtout  de  l'État '\ 

1.  Sur  l'avantage  qu'il  y  a  à  s'engager  à  fond  dans  une  œuvre  bien  déterminée. 
V.  Ollé-Laprune.  Le  Prix  de  la  vie,  p.  426-428.  Cf.  p.  399. 

2.  Nous  savons  très  bien  qu'il  n'y  a  pas  identité  nécessaire  entre  ces  deux  ter- 
mes :«  Vie  puOlique»el  '(  Politique  )^  ;  mais  nous  savons  aussi  qu'en  fait,  il  est  impos- 
sible, en  France,  de  participer  à  la  vie  publique  sans  se  jeter  dans  la  mêlée  des 
partis. 

3.  V.  P.  de  Rousiers,  La  Vie  américaine,  t.  II.  cbap.  vu  :  La  Vie  politique, 
p.  180  et  s. 

4.  ((Les  conseils  municipaux  sont  l'école  primaire  du  régime  représentatif.  »  E.  de 
Laveleye,  cité  par  E.  Demolins,  Comment  la  route  crée  le  type  social,  t.  II,  p.  220. 


112  l'orientation  particulariste  de  la  vie. 

Mais  autre  chose  est  se  môler  do  politique  active  et  militante, 
autre  chose  faire  acte  de  citoyen  et  de  patriote  en  s'intéressant  aux 
afiaires  du  pays,  en  les  suivant  de  près,  en  éclairant  ses  votes  par 
une  étude  attentive  des  candidats  proposés  aux  choix  des  électeurs. 
Avec  les  réserves  que  nous  avons  faites  plus  haut  sur  la  lecture 
des  journaux,  notre  particulariste,  loin  de  s'isoler  dans  sa  tour 
d'ivoire,  sera  très  ouvert  à  toutes  les  manifestations  de  la  vie, 
même  politique,  dans  son  pays;  il  se  préoccupera  du  bon  re- 
nom, de  la  dignité  et  de  l'honneur  de  sa  patrie  dans  le  monde  ; 
il  sera  fier  de  sa  qualité  de  Français  et,  précisément  pour  cela, 
considérera  comme  un  devoir  patriotique  cette  orientation 
particulariste  que  la  science  sociale  lui  montre  comme  l'élément 
essentiel  de  toute  prospérité  nationale. 

En  se  comportant  ainsi,  il  aura  le  sentiment  vif  qu'il  est 
dans  la  règle  et  dans  l'ordre,  qu'il  fait  ce  qui  est  à 
faire,  et  que  ce  qu'il  fait  réussit,  lui  réussit  à  lui,  à  son  milieu 
familial  et  social  et  finalement  à  son  pays.  Il  en  résultera  pour 
lui  et  les  siens  une  intime  satisfaction  et  vraiment  le  bonheur  ', 
ce  bonheur  dont  la  recherche  est  légitime  s'il  est  vrai,  selon  la 
parole  de  Bossuet,  que  «  tout  le  but  de  l'homme  soit  d'être 
heureux-  ». 

1.  La  Science  sociale  a  son  mot  à  dire  sur  la  question  du  bonheur  et  elle  l'a  dit. 
V.  E.  Demolins,  Quel  est  l'état  social  le  plus  favorable  au  bonheiir  dans  : 
.1  qxkoi  tient  la  Supériorité  des  Anglo- Saxons,  liv.  III,  chap.  v,  p.  345  et  s.  Cf. 
d'Azanibuja,  La  Théorie  du  bonheur  [^\o\\û)  ;  P.  Souriau,  Les  Conditions  du  bonlieur 
(A.  Colin);  P.  Lescceur,  La  Science  du  bonheur  (Perrin);  Cl.  ,Piat,  La  morale  du 
bonheur  (Alcan). 

2.  Méditations  sur  l'Evangile,  p.  1. 


VIII 

ÉCUEÎLS  A  ÉVITER 

Cette  orientation  nouvelle  qui  suppose  une  mentalité  et  un 
mode  d'existence  le  plus  souvent  opposés  à  l'état  d'esprit  et  au 
genre  de  vie  qui  furent  les  nôtres  pendant  longtemps  et  restent 
encore  ceux  de  notre  milieu,  ne  va  pas  sans  de  grosses  difficul- 
tés auxquelles  se  sont  heurtés  tous  ceux  qui  ont  essayé  de  réagir 
contre  l'ambiance  communautaire.  «  On  est  particulariste  par  la 
tête,  mais  communautaire  par  tous  les  membres  •.  «  Et  justement 
parce  qu'on  est  communautaire,  on  se  sent  embarrassé  et  g-êné 
par  une  foule  d'entraves  dont  on  a  toutes  les  peines  du  monde  à 
se  libérer.  On  sait,  dit  E.  Deniolins  «  quelle  est  la  ténacité  d'une 
formation  sociale  :  elle  saisit  Ihomme  tout  entier  par  le  milieu 
physique,  par  l'éducation,  par  toute  la  série  des  influences  so- 
ciales qui  agissent  dès  l'enfance  avec  une  persistance  ininter- 
rompue. C'est  une  chaîne  solidement  forgée  qui  vous  enlace  de 
mille  replis'^  ». 

Ce  qui  est  à  redouter,  c'est  que,  pour  se  dégager  des  étreintes 
de  cette  formation  communautaire  si  enveloppante,  on  ne  fasse 
des  gestes  excessifs,  on  ne  se  livre  aux  exagérations,  aux  sin- 
gularités, aux  extravagances  dans  lesquelles  sont  trop  souvent 
tentés  de  tomber  les  néophytes  de  toutes  les  religions  et  de 
toutes  les  doctrines  sociales.   Comme  le  particularisme  est,  en 

1.  E.  Demolins,  Mouvement  social,  t.  1,  p.  101. 

'i.  Un  Méridional  qui  cesse  de  l'être  {Science  sociale,  t.  .XII,  p,  49). 

8 


1  I  ',  l'orientation    PAKTlCLLAr.lSTE    DE    LA    VIE. 

définitive,  emprunté  aux  Anglais  et  aux  Américains,  ce  que 
nous  avons  ici  le  plus  à  éviter,  c'est  ce  qu'on  appelle  courauiment 
V anglomanie  et  qu'il  serait  plus  juste  d'appeler  Yanylo-saxon- 
nisme,  ou  V anglo-saxomanie ,  c'est-à-dire  l'imitation  à  tort  et  à 
travers  des  Ang-lo-Saxons. 

Il  ne  faut  pas  oublier  que  les  Anglo-Saxons  ne  nous  sont  pas' 
en  tout  supérieurs,  tant  s'en  faut,  et  que,  sur  bien  des  points,  nous 
gardons  sur  eux  l'avantage  :  on  ne  contestera  guère  qu'en  ce  qui 
concerne  la  politesse  des  manières,  les  usages  de  la  vie  sociale 
et  mondaine,  le  goût,  l'élégance,  les  arts,  nous  ne  l'emportions 
sur  les  Anglo-Saxons  qui  viennent  justement  chez  nous  et  nous 
envoient  leurs  enfants  pour  nous  emprunter  quelque  chose  de 
cette  fleur  de  civilisation  et  d'urbanité  qui  leur  manque,  ils  le 
sentent  eux-mêmes.  Certaines  qualités  solides  semblent  nous 
appartenir  plus  qu'à  eux  :  nos  familles,  les  meilleuros  du  moins, 
paraissent  avoir  plus  de  cohésion,  notre  esprit  de  famille  semble 
plus  développé;  notre  dévouement  aux  nobles  causes,  notre  dé- 
sintéressement, notre  générosité  sont  peut-être  égalés,  mais  non 
dépassés  ;  l'écrasement  des  faibles  par  les  forts,  l'art  de  jouer  des 
coudes  nous  ont  toujours  inspiré  une  irrésistible  répulsion  ;  nos 
femmes  sont,  dans  leur  ménage,  plus  avisées,  plus  actives,  moins 
dépensières;  elles  ont,  plus  que  leurs  sœurs  d'outre-Manche  ou 
d'outre-mer,  l'esprit  d'ordre  et  d'économie.  Nos  qualités  géné- 
rales ^épargne  sont  partout  admirées  et  Carnegie  nous  donne, 
à  cet  égard,  en  exemple  à  ses  concitoyens'. 

Nous  devons  donc  avoir  conscience  de  notre  propre  valeur, 
et  ne  jamais  consentir  à  nous  rabaisser  à  nos  propres  yeux. 
Cardons  précieusement  nos  avantages.  Il  n'y  aurait  rien  de 
plus  ridicule,  de  plus  injuste,  de  plus  pernicieux  pour  un  noo- 
particulariste  que  de  vouloir,  sous  prétexte  d'imitation  anglo- 
saxonne,  atfecter  le  mépris  des  usages  mondains,  afhcher  de 
prétentieux  costumes  anglais,  rompre  avec  ses  relations,  négliger 
ses  parents  ou  ses  amis,  cesser  les  visites,  se  lancer  à  corps  perdu 
dans  les  sports,  dédaigner  l'économie,  l'ordre,  l'épargne,  laisser 

1.  Sur  l'épargne,  Y.  Carnegie.  L'Empire  des  affaires,  p.  53-54,  99  et  tout  le  cha- 
pitre intitulé  :  Le  devoir  d'épargner,  p.  05  et  s. 


ÈCLEILS   A    ih'TTEU.  il  3 

à  ses  enfants,  à  ses  filles  surtout,  une  liberté  excessive  ',  pren- 
dre parti  en  tout  pour  les  nouveautés,  aller  toujours  de  Yii- 
vant,  faire  fi  des  traditions,  etc.  Ce  seraient  là  des  fautes  cer- 
taines. Nous  sommes  Français,  nous  sommes  tiers  de  l'être  et 
nous  entendons  bien  le  rester.  Mais  nous  voulons  être  des  Fran- 
çais meilleurs,  plus  forts,  plus  énergiques,  mieux  préparés  aux 
initiatives  et  aux  responsabilités.  C'est  pour([Uoi,  tout  en  con- 
servant jalousement  nos  qualités  nationales,  nous  voulons  les 
fortilier,  les  renforcer,  et  y  joindre,  s'il  est  possible,  celles  que 
nous  admirons  chez  les  autres  et  que  nous  croyons  pouvoir,  avec 
profit,  surajouter  aux  nôtres.  Aussi  maintiendrons-nous  soigneu- 
sement l'habitude  des  bonnes  manières,  de  la  distinction  et  de 
l'élégance,  qui  n'excluent  ni  l'énergie  ni  la  force  ;  nous  culti- 
verons notre  goût  des  belles  choses  ;  de  l'art  qui  nous  sauvera 
de  la  vulgarité;  de  la  littérature,  de  la  nôtre  en  particulier, 
dont  les  maîtres  ne  nous  ont  guère  parlé  que  d'action  et  de 
courag-e  ^.  Nous  conserverons  pieusement  notre  belle  langue  fran- 
çaise, nous  gardant  de  l'altérer  par  des  emprunts  inutiles  aux 
langues  étrangères.  Nous  serons  respectueux  de  nos  traditions, 
sachant  qu'on  ne  peut  rien  édifier  de  solide  qu'en  s'appuyant 
sur  le  passé '.  Nous  entretiendrons  le  culte  de  nos  gloires  na- 
tionales. ((  Les  peuples  qui  n'ont  pas  d'histoire  essaient  de  s'en 
faire  une  '.  »  xNous  serons  patriotes  et  nous  le  serons  profondé- 
ment'. Nous  aimerons  notre  pays,  nos  concitoyens,   nos  amis, 

1.  On  ne  .saurait,  à  ce  sujet,  s'élever  trop  vivement  contre  les  babiludesde  flirt 
que  certains  parents  toltrent  aujourd'hui  beaucoup  trop   facilement. 

2.  «  Car,  pour  ne  rien  dire  de  leurs  autres  qualités...  ce  que  leurs  oeuvres  à  tous 
nous  enseignent,  c'est  l'action  :  et  leur  prose  ou  leurs  vers  nous  sont  des  sources 
d'('nergie.  Ils  n'ont  pas  écrit  pour  écrire,  ni  pour  réaliser  un  rêve  de  beauté  soli- 
taire, mais  pour  agir,  et,  selon  l'expression  de  l'un  d'entre  eux,  pour  travailler  au 
perfectionnement  de  la  vie  civile.  Vous  savez  s'ils  ont  réussi!  »  liruneticre,  Les 
Ennemis  de  l'âme  française  (Discours  de  combat,  t.  1,  p.  181t). 

;}.  En  Angleterre,  dit  Taine  «  la  génération  suivante  ne  rompt  pas  avec  la  précé- 
dente ;  les  réformes  se  superposent  aux  institutions,  et  le  présent,  appuyé  sur  le 
passé,  le  continue  ...  Jutes  sur  l'Angleterre,  p.  1«9.  —  Sur  le  respect  de  la  tradi- 
tion, voir  les  hautes  réflexions  d'Auguste  Comte,  Cours  de  philosophie  posit'ive. 
."iO"  leçon,  t.  IV,  p.  413  et  s.  (.édit.  Schleicher,  p.  305  et  s.).  Cf.  Le  Play,  Méthode 
d'observation,  p.  8-11. 

4.  Brunetière,  les  Ennemis  de  rame  française  (op.  cit.,  p.  1S2  et  la  note). 

.').  Sur  le  patriotisme  anglais,  voir  Hamerton,   Erançals  et  Anglais,   Irad.lr.,    l.  1, 


116  l'orientation  particulariste  de  la  vie. 

notre  famille  :  sans  doute  nous  vivrons  en  simple  ménage, 
mais  ce  ne  sera  pas  une  raison  pour  négliger  nos  parents,  pour 
nous  montrer  vis-à-vis  d'eux  moins  prévenants,  moins  attentifs, 
pour  ne  pas,  à  l'occasion,  recueillir  à  notre  foyer  l'un  d'entre 
eux  s'il  est  âgé  ou  infirme...  En  un  mot  nous  imiterons  les 
Anglais  sur  les  points  seulement  où  ils  nous  sont  vraiment  su- 
périeurs et  nous  les  imiterons  non  parce  qu'ils  sont  Anglais,  mais 
parce  que  nous  observons  qu'ils  font  précisément  ce  qui  est  à 
faire  et  qu'ils  nous  donnent  de  cela  un  exemple  concret  et  vi- 
vant. Nous  nous  pénétrerons  de  leurs  qualités  tout  en  conser- 
vant les  nôtres.  Brunetière  remarque  que  la  supériorité  des 
Anglo-Saxons  tient  surtout  «  à  ce  qu'ils  sont,  toujours  et  en 
tout,  demeurés  des  Anglo-Saxons  »  et  que,  si  nous  voulons  les 
imiter  jusqu'au  bout,  nous  devons  demeurer  Français  comme  ils 
sont  demeurés  Anglais  et  poursuivre  notre  évolution  dans  le 
sens  même  de  nos  traditions.  «  Il  ne  faut  pas  essayer,  conclut- 
il,  de  nous  faire  une  âme  anglo-saxonne;  mais  des  qualités  de 
fâme  anglo-saxonne  il  faut  retenir  celles  qui  peuvent  servir  à 
l'enrichissement  de  t âme  française.  On  ne  se  nourrit,  on  ne  pro- 
fite que  de  ce  que  l'on  s'assimile  ou,  si  vous  l'aimez  mieux, 
que  de  ce  que  l'on  transforme  en  sa  propre  substance^ .  » 

Ainsi  seront  évitées  toutes  les  exagérations,  et,  comme  il  con- 
vient, nous  serons  sages  avec  modération,  sapere  ad  sobrie- 
latem.  Ce  sera  encore  la  plus  juste  manière  d'imiter  les 
Anglo-Saxons  dont  les  meilleurs,  qu'on  ne  l'oublie  pas,  sont 
éminemment  prudents,  posés,  calmes  et  môme  conservateurs  : 
loin  d'applaudir  à  toutes  les  exagérations  où  versent  trop  sou- 
vent leurs  concitoyens,  ils  savent  les  critiquera  l'occasion  et,  par 
conséquent,  arrêter  ou  entraver  les  courants  qui  leur  paraissent 
dangereux  :  ils  critiquent  les    abus  des  sports  -,   les   excès  de 

p.  75els.  —  et  sur  le  patriotisme  américain,  Boutmy,  Psijcholoyie  du  peuple  améri- 
cain,^. 77  et  s.  Cf.  Anat.  Leroy-Beaulieu,  Reforme  sociale,  1905.  1.289. 

1.  Les  ennemis  de  l'âme  française  {op.  cit.,  p.  183  et  191).  Dans  ce  dernier  pas- 
sage, Brunetière  dit  :  «  Une  âme  russe  ou  une  âme  suédoise  »  ;  il  y  a  même  raison 
de  dire  :  «  une  âme  anglo-saxonne  »  ;  nous  avons  cru  pouvoir  apporter  celle  petite 
modification  au  texte. 
.  2.  Spalding,  Opportunité,  lrin\.  fr.,  p.  .52-53, 


CONCLUSION.  m 

rindividualisme,  le  divorce  ^  l'amour  exagéré  de  l'argent,  la 
course  au  dollar,  l'absence  de  tout  esprit  d'ordre  et  d'épargne'^. 
Se  soyons  pas  plus  Anglo-Saxons  qu'eux-mêmes  ;  imitons-les 
sur  ce  point  et  ne  croyons  pas  que  toute  tendance,  par  cela 
seul  qu'elle  semble  se  généraliser,  est  légitime,  socialement 
bonne,  et  qu'on  la  doit  favoriser  •.  Hevenons-en  toujours  à  notre 
règle  de  jugement  :  au  l'ruit  on  reconnaît  l'arbre. 


CONCLUSION 

Sous  le  bénéfice  des  réserves  qui  viennent  d'être  faites,  soyons 
bien  persuadés  qu'en  poursuivant  l'orientation  particulariste 
de  notre  vie,  nous  serons  dans  la  vérité. 

Que  nous  soyons  dans  la  vérité  sociale,  c'est  ce  que  chacune 
des  pages  qui  précèdent  a  essayé  de  démontrer.  Dans  tous  les 
groupements  de  la  vie  sociale,  ce  qui  manque  le  plus  aujour- 
d'hui, ce  qui  est  partout  réclamé,  ce  sont  des  hommes  vraiment 
dignes  de  ce  nom,  c'est-à-dire  des  hommes  capables,  éner- 
giques, maîtres  d'eux-mêmes,  adaptés  à  leur  temps,  armés  pour 
la  vie,  des  hommes  qui  agissent,  qui  sachent  non  se  plaindre 
et  gémir,  m.ais  entreprendre  virilement  et  joyeusement,  qui 
veuillent,  non  corriger  ou  restaurer  sur  des  plans  périmés, 
mais  créer  et  édifier  sur  desimodèles  nouveaux,  pour  le  présent 
et  pour  l'avenir,  avec  ardeur,  confiance  et  compétence  éprouvée. 
«  Ce  qui  manque,  a  dit  H.  de  Tourville,  ce  n'est  ni  la  science, 
ni  l'outillage  pour  l'action  matérielle  intellectuelle  ou  morale  : 
ces  deux  instruments  sont  en  progrès  incessant;  ce  qui  manque, 
c'est  Y  homme,  l'homme  qu'il  faut  avec  cette  science  et  avec  cet 
outillage  :  là  est  la  vraie  question,  làglt  réellement  le  problème. 

1.  P.  de  Bousiers,  La  Vie  américaine,  t.  II,  p.  50. 

2.  Carnegie,  L'Empire  des  affaires,  trad.  franc;.,  passim,  en  particulier  le  cliap. 
inlitulé  :  Le  devoir  d'épargner,  et  cette  phrase  signilicative  :  «  En  tant  que  but,  l'ac- 
quisition de  la  richesse  est  ignoble  à  t'extrvme  »,  p.  3i.  Cf.  p.  9y  :  «  Ce  n'est  ni 
le  but  de  l'épargne  ni  le  devoir  de.  l'homme  d'acquérir  des  millions...  Entasser  des 
mitions,  c'est  de  l'avarice,  non  de  l'épargne.  » 

3.  Théorie  qui  semble  bien  être  celle  de  M.  Durkheim  :  Les  Règles  de  la  méthode 
sociologique,  chap.  m,  «  Distinction  du  normal  et  du  patliolof^ique  ». 


148  l'orientation  tarticulariste  de  la  vïé. 

C'est  la  question  de  V homme  qui  vient  à  son  tour,  après  celle  du 
développement  des  autres  puissances  naturelles.  Une  grande 
œuvre  a  surgi,  mais  elle  fonctionne  mal,  et,  après  s'en  être 
pris  à  toutes  les  forces  de  la  nature,  après  y  avoir  fait  appel, 
OQ  s'aperçoit  que  ce  qui  fait  défaut,  c'est  Y  homme  '.  » 

Or,  rhonnne  naît  et  se  développe  au  sein  de  la  famille  :  c'est 
la  famille  qui  lui  donne  son  empreinte  et  sa  formation  essentielle. 
Si  donc  la  famille  est  solidement  constituée,  socialement  forte, 
les  hommes  qui  en  seront  issus  lui  emprunteront  naturellement 
les  qualités  de  force  et  d'énergie  qu'ils  y  auront  trouvées  et  les 
porteront  avec  eux  dans  tous  les  groupements  dont  ils  feront 
partie  dans  la  suite.  Ainsi  une  société  composée  de  familles 
fortes  sera  elle-même  fortement  constituée  et  ne  pourra  l'être 
qu'à  cette  condition,  u  Puisque  la  valeur  et  la  force  d'une  société, 
a  dit  H.  Spencer,  sont  basées  en  dernier  ressort  sur  le  caractère 
des  citoyens  qui  la  forment,  et  puisque  l'éducation  est  le  moyen 
le  plus  certain  d'intluer  sur  leur  caractère,  il  en  résulte  natu- 
rellement que  la  prospérité  de  la  société  est  basée  sur  celle  de 
la  famille^.  »  Travailler  et  donner  tous  ses  soins  à  une  forte 
organisation  de  la  famille  et,  par  suite,  à  la  formation  d'hommes 
vraiment  ho?7wies est  donc,  sans  hésitation  possible,  le  plus  sur, 
mieux  que  cela,  l'unique  moyen  de  travailler  et  d'aboutir  à  une 
forte  organisation  de  la  société  elle-même  "^ 

Pleinement  d'accord  avec  la  vérité  sociale,  nous  ne  le  sommes 
pas  moins  avec  la  vérité  philosophique.  S'il  est  une  notion 
certaine,  que  tous  s'accordent  à  admettre  aujourd'hui,  c'est  bien 
celle  du  développement  de  la  personne  humaine.  L'être  humain, 


1.  Préface  à  la  Question  ouvrière  en  Angleterre  de  M.  P.  de  Rousiers,  p.  xvii. 
Cf.  Les  très  justes  réflexions  de  M-"  d'Hulst,  dans  la  Morale  de  la  famille,  note  18, 
p.  428-430  (Poussielgue). 

2.  De  V Ëducalion ,  Irad.  franc.  (Alcan,  in-S"),  p.  15. 

3.  Cf.  noire  brochuresur  la  Notion  de  prospérité  et  de  supériorité  sociales,  cliap.  ix, 
p.  53  et  s.  —  Ajoutons  cette  considération  :  s'il  est,  pour  notre  pays,  une  question 
angoissante  entre  toutes,  c'est  celle  de  ratfaiblissement  de  la  natalité.  Mais  n'est-il 
pas  de  toute  évidence  que  ce  terrible  problème  national  ne  peut  trouver  de  solution 
que  dans  la  famille  fortement  organisée?  V.  sur  ce  point  le  courageux  article 
publié  récemment  par  M.  Paul  Leroy-Beaulieu  {Journal  des  Débats  du  4  novembre 
iyo9). 


par  cela  même  qu'il  a  en  lui  certaines  puissances,  se  doit  à 
lui-niènie  et  doit  aux  autres  de  les  déployer,  de  les  épanouir 
pour  son  bien  propre  et  pour  celui  de  la  collectivité.  C'est  un 
devoir  pour  lui  et  c'est  aussi  un  droit;  mais  c'est  un  devoir 
surtout.  Aristote  disait  que  l'homme  devait  être  homme  le  plus 
et  le  mieux  possible,  il  àvÔpwTZîJîjGei,  ce  que  Montaigne  tradui- 
sait ainsi  :  faire  bien  l'homme.  D'après  le  philosophe  grec, 
l'homme  vraiment  homme  est  celui  «  chez  qui  toutes  les  facultés 
humaines  reçoivent  leur  complet  développement,  où  la  nature 
humaine  s'épanouit  tout  entière...  où  toutes  les  puissances  qui 
sont  en  lui  [se  développent!  d'une  manière  vigoureuse,  large 
et  riche,  qui  vit  d'une  vie  pleine,  épanouie'  ». 

Les  philosophes  contemporains  ne  disent  pas  autre  chose  : 
«  Nul  ne  peut  se  dispenser  de  faire  son  métier  d'homme,  affirme 
M.  Séailles.  Le  premier  des  devoirs  est  la  résistance  à  la  paresse, 
à  l'inertie,  l'éveil  à  la  vie  morale,  le  courage  d'atfronter  le 
problème  qu'elle  pose,  le  courage  de  réfléchir  sur  ses  propres 
actes,  de  prendre  une  décision,  d'avoir  une  volonté...  La  vie 
morale  est  avant  tout  une  vie  :  elle  se  définit  par  l'efiort,  par 
le  progrès  intérieur...  Nous  voulons  être  des  hommes...  Notre 
premier  devoir  est  de  nous  créer  nous-mêmes,  de  nous  donner 
l'être,  en  nous  élevant  à  la  dignité  de  la  personne  humaine... 
Nous  ne  nous  élevons  à  l'être  cju'en  nous  élevant  à  la  liberté, 
qu'en  maîtrisant  nos  penchants  multiples,  qu'en  subordonnant 
leur  diversité  à  la  logique  d'une  volonté  fidèle  à  la  même  pensée. 
La  vie  nous  apparaît  ainsi  comme  un  perpétuel  effort  pour  se 
conquérir  elle-même-.  » 


1.  L.  OUé-Laprune,  Essai  sur  la  morale  d' Aristote,  \>.  53-ô.J.  — Cf.  notre  bro- 
chure déjà  citée,  p.  27-31. 

2.  Les  affirmations  de  la  conscience  moderne  ;  édition  de  V Union  pour  l'action 
morale,  p.  8,  9,  23,  24,  25;  édition  A.  Colin,  pp.  120,  121,  133,  134.  A  noter  que  le 
sentiment  de  la  dignité  personnelle  a  pris,  dans  le  monde  moderne,  une  impor- 
tance considérable  :  «  Ce  qui  est  nouveau,  dit  M.  J.  Guibert,  ce  qui  est  caractéris- 
tique de  la  génération  présente,  c'est  que  chaque  individu,  depuis  l'homme  de  peine 
jusqu'au  moraliste  le  plus  affine,  vit  et  se  détermine  sous  l'obsession  de  ce  sentiment 
qu'il  est  une  personne  humaine,  que  sa  personnalité  mérite  le  respect,  que  toute 
personne  humaine  est  également  digne  d'égards.  »  Le  Mouvement  chrétien  {Blond), 
p.  239. 


JJO  l'oRIENTATIO.N    rARTlClLARlSTE    DE    LA    VIE. 

«  Je  conçois,  dit  à  son  tour  M.  Ollc-Laprune,  celui  qui  fait 
bien  l'homme  comme  vivant  d'une  vie  intense  et  proportionnée 
d'abord,  déployant,  développant  les  puissanceshumaines,  toutes, 
mais  chacune  en  son  rang  et  selon  la  mesure  qui  convient  ;  et, 
quand  il  est  ainsi  lui-même  d'une  façon  complète,  agissant  au- 
tour de  lui,  menant  les  choses  et,  quand  il  le  faut,  les  hommes 
même,  eu  la  manière  qui  lui  est  possible,  tirant  des  événe- 
ments et  de  ses  ressources  propres  le  meilleur  parti,  faisant  de 
la  matière  que  sa  nature  et  les  circonstances  lui  fournissent 
Tœuvre  la  plus  belle,  suscitant  par  son  aciion  d'autres  actions, 
énergiques  et  fécondes  comme  la  sienne,  suscitant  des  hommes 
parce  qu'il  sait  être  homme  lui-môme,  et  faisant  tout  cela  avec 
le  sentiment  vif,  que  dis-je?  avec  la  conscience  claire  que  c'est 
faire  ce  qui  convient,  car  c'est  faire  honneur  à  sa  nature 
d'homme*.  » 

Mais  pour  tirer  ainsi  de  notre  nature  d'homme  tout  ce  que 
comporte  son  essence,  pour  faire  notre  métier  d'homme  et  le 
faire  de  la  manière  qui  convient  au  temps  et  au  pays  dans 
lesquels  nous  vivons,  il  n'y  a  qu'un  moyen  suggéré  et  fourni 
par  la  science  sociale,  c'est  d'organiser  notre  vie  suivant  la 
forme  particulariste.  Cela  nous  le  savons  maintenant  de  science 
certaine,  et,  le  sachant,  nous  le  devons  faire.  «  C'est  une  obliga- 
tion, dit  Emerson,  de  réaliser  tout  ce  que  l'on  connaît  et  d'ho- 
norer toute  vérité  par  l'usage  -.  » 

Gabriel  Melix. 

1.  Le  Prix  delà  vie,  pp.  71-72.  —  Cf.  Guyau,  Esquisse  d  une  morale  sans  obli- 
r/ation  ni  sanction,  pp.  11-13. 

2.  «  To  realise  ail  what  we  know...  lo  honour  every  IriilL  by  use  »,  cité  par  M.  Du- 
gard,  La  Société  américaine,   pp.  276-277. 


L'Administrateur-Gérant  :  Léon  Gangloff. 


TYPOGRAPHIE  FIRMIN-DIDOT   ET  c'°. 


FÉVRIER  1910 


66'  LIVRAISON 


BULLETIN 

UE  LA  SOCIÉTÉ   INTERNATIONALE 

DE  SCIENCE  SOCIALE 


HiOUllAIBE  :  Nouveaux  membres.  —  Los  réunions  mensuelles.  —  Les  grands  sauts  sur 
skis  à  HolmenkoHen  (Norvège"!,  par  Louis  Arqlk.  —  Bibliographie.  —  Livres  reçus. 


NOUVEAUX  MEMBRES 

M""  Anastasie  de  Wessolkine,  vueA'ino- 
jiradnaya,  183.  Kielî  (Russie),  présentée, 
par  M.  Paul  de  Rousiers. 

M.  Lefr^ntois,  29,  boulevard  Gambetta, 
Evreux  (Eure),  présenté  par  le  même. 


LES  REUNIONS  MENSUELLES 
La  prochaine  réunion. 

Notre  prochaine  réunion  aura  lieu  le 
vendredi  25  février,  àSheures  .'j/i,k  l'Hôtel 
des  Sociétés  savantes,  rue  Serpente,  28 
(près  la  place  Saint-Michel).  La  communi- 
cation sera  faite  par  M.  Ph.  Champault,  et 
aura  pour  sujet  :  Un  nouveau  classement 
des  ti/pes  familiaux  d'après  la  formation 
de  l'aplilude  à  se  tirer  d'affaire. 

La  réunion  de  mars  ne  pouvant  avoir 
lieu  à  cause  des  fêtes  de  Pâques,  la  réunion 
suivante  sera  celle  du  mois  d'avril. 

Compte  rendu  delà  séance  dejanvier. 

M.  Paul  Desca.mi's,  après  avoir  rappelé 
que  la  Nomenclature  a  été  inventée  pour 
l'analyse  des  faits  .sociaux  recueillis  par 
l'observation  directe  des  sociétés  humai- 
nes, constate  que  cet  instrument  merveil- 
leux peut  également  servir  à  l'analyse  des 
faits  sociaux  contenus  dans  une  œuvre 
littéraire.  Mais,  dans  ce  dernier  cas,  on  ne 
peut  tirer  des  conclusions  que  si  ces  faits 
sociaux  sont  bien  liés  entre  eux  d'une  façon 
cohérente. 

C'est  le  cas  des  contes  arabes  recueillis 


sous  le  nom  de  Mille  el  une  Nuits,  et  dont 
l'analyse  permet  de  reconstituer  un  cer- 
tain état  social  particulier,  celui  d'une 
fraction  des  populations  musulmanes  du 
Moyen  Age. 

En  faisant  l'analyse  de  ces  contes,  on 
trouve  des  faits  dans  tous  les  casiers  de 
la  Nomenclature,  et  non  pas  seulement 
dans  celui  du  Mode  d'existence,  comme 
dans  nos  romans  actuels.  Et  pourtant  on  a 
qualitié  les  Mille  et  une  Xuits  d'œuvre  de 
pure  imagination!  Et  pour  montrer  la 
haute  valeur  sociale  des  contes  arabes, 
M.  Descamps  s'attache  particulièrement  à 
résumer  les  faits  relatifs  au  Travail,  en 
suivant  l'ordre  de  la  Nomenclature. 

En  Occident,  lorsqu'on  parle  des  Arabes, 
on  a  immédiatement  devant  les  yeux  le 
Désert,  l'Art  pastoral  nomade  et  la  Famille 
patriarcale.  Les  Mille  et  une  Nuits  nous 
montrent  des  Arabes  tout  différents.  Ce 
sont  des  urbains  qui  ne  connaissent  le 
Désert  que  par  la  nécessité  où  ils  sont  de 
le  traverser  pour  commercer  avec  les  au- 
tres pays  ;  —  qui  ne  connaissent  les  No- 
mades que  parce  que  leurs  caravanes  sont 
dirigées  par  des  chameliers  ou  pillées  par 
des  cavaliers  ;  —  et  dont  la  famille  est 
instable  ou  tout  au  moins  très  ébranlée. 

La  cause  de  tout  cela  est  la  commercia- 
lisation de  toutes  les  branches  de  la  pro- 
duction :  le  pécheur  va  vendre  son  pois- 
son; —  les  jardiniers  viennent  vendre 
leurs  fruits  au  marché  ;  —  les  paysans 
sont  les  tenanciers  de  commerçants  enri- 
chis, et  vendent  le  surplus  de  leur  ré- 
colte; —  les  bûcherons  viennent  vendre 
au  marché  le   bois  qu'ils  ont  coupé  dans 


18 


BULLETIN    DK   LA   SOCIÉTÉ  INTERNATIONALE 


la  forêt  voisine  ;  —  les  artisans  sont  en 
même  temps  de  petits  boutiquiers  qui 
exposent  aux  passants  les  produits  de 
leur  fabrication  ou  qui  travaillent  pour  le 
compte  de  grands  négociants-exportateurs. 

Tout,  en  somme,  aboutit  au  commerce 
et  c'est  le  commerce  qui  est  le  grand 
moyen  d'enrichissement,  principalement 
le  commerce  d'exportation  et  d'importa- 
tion avec  les  pays  neufs,  les  îles  et  les 
côtes  de  l'océan  Indien.  On  peut  suivre 
pas  à  pas  le  double  courant  commercial 
qui  existe  entre  ces  pays  et  les  cités  du 
monde  musulman  :  Bagdad,  Bassora, 
Mossoul,  Damas,  Le  Caire,  etc. 

Il  y  a.  une  classe  spéciale  de  négociants, 
en  train  de  s'enrichir  promptement,  qui 
assure  ces  échanges,  en  voyageant  person- 
nellement, accompagnant  les  marchan- 
dises à  l'aller  et  au  retour,  et  payant  un 
prix  fixé  aux  entrepreneurs  de  transport 
(caravaniers  ou  armateurs). 

Les  marchandises  sont  échangées  dans 
les  marchés  par  l'intermédiaire  de  cour- 
tiers, et  passent  alors  entre  les  mains  des 
l'iches  négociants-propriétaires  qui  les  em- 
magasinent, et  les  revendent  au  jour  le 
jour  aux  petits  boutiquiers  dépourvus  de 
capitaux  qui  les  écoulent  au  détail  dans  les 
bazars^. 

L'organisation  sociale  dominante  semble 
être  celle  du  c/ancommercm/.- les  ouvriers 
sont  endettés  envers  les  chefs  de  fabrique 
collective  pour  lesquels  ils  travaillent  ;  de 
même  les  boutiquiers  sont  endettés  envers 
les  gros  négociants-propriétaires  dans  les 
magasins  desquels  ils  vont  s'approvision- 
ner chaque  jour.  Ces  dettes  ne  sont  jamais 
remboursées,  et  ne  sont  que  la  matériali- 
sation des  liens  permanents  qui  existent 
dans  les  engagements  du  travail  ou  dans 
les  rapports  commerciaux. 

Nulle  part,  le  grand  atelier  apparaît  si 
ce  n'est  dans  les  transjjorts  maritimes,  (^t 
alors  le  système  des  engagements  forcés 
se  resserre  et  devient  Fesclavage.  Chose 
curieuse,  les  propriétaires  de  navires,  qui 
sont  des  commerçants  enrichis,  habitent, 
non  pas  des  ports  de  mer,  mais  les  grandes 

1.  On  appelle  bazar,  en  Orient,  un  ensemble  de 
petites  rues  contenant  les  petites  cclioppes  des 
boutiquiers  et  des  artisans. 


cités  de  l'intérieur,  Bagdad,  par  exemple. 

En  terminant,  M.  Ueicamps  dit  quelques 
mots  des  génies  et  des  fées,  qui  sont  sou- 
vent mis  en  scène  dans  les  Mille  et  une 
Nuits,  et  qui  sont  les  représentants  d'un 
état  social  un  peu  différent,  basé  sur  le 
matriarcat  :  les  génies  sont  constamment 
absents  pour  piller  les  caravanes  ou  les 
protéger,  tandis  que  les  fées  habitent  dans 
les  rochers,  gardant  les  trésors  accumulés 
dans  les  cavernes;  elles  ont  un  mode 
d'existence  très  luxueux,  et  sont  servies 
par  de  nombreux  esclaves. 

M.  Gauthier,  qui  a  habité  pendant  quel- 
ques années  dans  les  îles  Comores,  dit  que 
l'on  peut,  à  l'heure  actuelle  encore,  re- 
trouver dans  l'océan  Indien  tous  les  types 
décrits  par  M.  Descamps.  Toutefois,  les 
matelots  sont  bien  de  la  classe  des  escla- 
ves particuliers  du  propriétaire  de  navire, 
lequel  les  paie  surtout  en  nature  (nourri- 
ture, etc.). 

M.  Blanciion  rappelle  que,  dans  les 
Mille  et  une  Nuits,  la  chasse  est,  ou  bien 
un  amusement  de  grand  seigneur  (chasse 
à  courre),  ou  bien  est  une  annexe  du  com- 
merce (cha,sse  à  l'éléphant  pour  l'ivoire). 
Dans  les  contes  arabes,  l'amour  forme 
moins  souvent  la  trame  du  récit  que  dans 
les  romans  occidentaux;  les  sentiments  do- 
minants des  personnages  paraissent  être 
surtout  la  cupidité  et  la  curiosité.  M.  Blan- 
ciion se  demande  pourquoi  il  y  est  moins 
question  de  guerres. 

M.  Descamijs  pense  que  l'état  social  des 
Mille  et  une  Nuits  est  peu  guerrier,  comme 
celui  de  toutes  les  cités  commerçantes. 
Les  guerriers  se  recrutent  ailleurs  :  ce  .sont 
des  mercenaires  turcs  ou  autres.  La  guerre 
n'intéresse  que  par  ses  résultats,  et  non 
par  les  bauts  faits  auxquels  elle  donne  lieu. 

LES  GRIVNDS  SAUTS  SUR  SKIS  A 
HOLMENKOLLEN  (NORVÈGE) 

Le  jour  des  fameux  concours  de  grands 
sauts  sur  skis  ^  à  HolmenkoUen,  le  jour  de 

1.  Inventés  autrefois  parles  paysans  de  diverses 
provinces,  et  notamment  du  Telemarken,  les  skia 
lurent  d'abord  un  instrument  d'utilité,  servant  aux 
Norvégiens  à  se  déplacer  plus  vite  et  plus  commode 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


19 


gloire  est  arrivé.  Les  traîneaux  se  suivent 
à  la  queue  leu  leu  sur  les  routes  accédant 
à  la  haute  colline.  C'est  une  vraie  proces- 
sion, qui  me  fait  songer  à  celle  des  voi- 
tures de  Bayreuth,  lorsqu'elles  gravissent 
à  la  file  indienne  Téminence  sur  laquelle 
se  dresse  le  Bii/inen/'cstspicl/iuKs.  Mais 
quelle  différence  de  paysage  et  de  senti- 
ments ! 

Les  tramways  sont  envahis.  A  l'emhar- 
cadère  de  Majorstuen,  où  l'on  quitte  les 
tramways  urbains  de  Christiania  pour 
prendre  ceux  qui  desservent  la  montagne, 
la  foule  des  partants,  trétilée  par  des  bar- 
rières, s'allonge  en  un  interminable 
ruban. 

Enfin  beaucoup  de  gens  se  sont  levés 
très  tôt  et  s'en  sont  allés  à  pied  ou  sur 
skis.  Vn  grand  nombre  de  ces  piétons  por- 
tent sur  le  dos  un  sac  de  provisions.  Ils 
sont  alertes  et  allègres.  Gais  surtout  sont 
les  enfants  et  les  adolescents,  et,  encore 
plus  que  les  garçons,  les  filles  ;  quelques- 
unes  ont  le  haut  bonnet  national,  avec  sa 
broderie  multicolore  ;  ces  «  petites  Nor- 
vèges  »  aux  cheveux  blonds  et  aux  joues 
roses  montent  d'un  pas  courageux  à  Hol- 
menkollen  pour  avoir  le  bonheur  d'admi- 
rer tout  à  riieure  les  «  grands  sauts  sur 
.skis  »  ;  avides  de  mouvement  et  de  grands 
espaces,  curieuses  du  spectacle  des  beaux 
sangs-froids  et  des  tranquilles  hardiesses, 
elles  incarnent  en  ce  moment  quelques- 
uns  des  sentiments  vifs  de  la  race,  telle 
que  l'a  faite  la  rencontre  de  son  eftort  avec 
le  singulier  milieu  géographique  où-  elle 
a  du  se  développer. 

Aux  approches  d'Hohnenkollen,  Ton  est 
.sollicité  par  de  petits  marcliands  qui  vous 
offrent  des  bananes,  des  oranges  et  d'au- 
tres comestibles..  11  y  a  aussi  quelques 
distributeurs  de  pro.spectus,  et  les  feuillets 
colorés,  en  tombant  sur  la  neige,  la  pavoi- 
sent. 

Me  voici  sur  le  lieu  solennel  où  va  se 
disputer  l'épreuve.  Après  avoir  franchi  les 
barrages.  J'aperçois  l'arène,  et  suis  frappé 


mciiO.  en  glissant  sur  les  plateaux  nionlagneus  ciui 
verts  de  neige  el  de  glace.  La  pratique  du.sA/,  tont 
en  continuant  de   répondre  à    un  besoin    sur  plu- 
sieurs  points   du  territoire,  est  ensuiti;    devenue 
un  jeu  et  un  grand  sport  national. 


par  la  belle  étrangeté  du  coup  d'oeil.  La 
pente  couverte  de  neige,  longue  de  150  mè- 
tres, descend  en  formant  un  angle  de 
45  degrés  environ  avec  l'horizontale.  De 
chaqtu^  côté,  sont  élevées  des  tribunes 
improvisées,  qui  s'étagent  de  telle  .sorte 
que  les  meilleures  places  sont  près  du 
iiaut,  face  à  l'endroit  de  la  pi.ste  où  les 
sauteurs  prendront  leur  élan.  Au  bas  de 
la  pente,  là  où  le  sauteur  tombera,  un 
vaste  espace  circulaire  est  ménagé  (et  ce 
n'est  autre  chose  qu'un  étang  gelé  !),  au- 
tour du(iuel  se  dressent  des  gradins  en 
amphithéâtre,  sur  lesquels  le  public  trouve 
des  places  à  prix  modérés.  A  l'extérieur 
de  l'enceinte,  se  groupera,  la  multitude 
des  spectateurs  non  payants. 

\ers  le  haut  de  la  pente  et  au  niveau 
où  se  trouvent  les  ])remières  loges,  une 
chose  attire  le  regard  :  le  tremplin  à  sur- 
face horizontale,  façonné  de  bois  et  de 
neige  tassée,  sur  lequel  le  sauteur,  arri- 
vant du  sommet  extrême  en  glissant  sur 
skis,  viendra  rebondir  et  s'élancer  dans  le 
vide.  Puis  l'on  se  prend  à  considérer  la 
loge  royale,  fort  simple,  ornée  seulement 
de  quelques  attributs;  des  associations 
d'idées  imprévues  assiègent  l'esprit  :  cette 
pente  raide,  ce  tremplin  du  haut  duquel 
des  honmies  vont  se  précipiter,  cette  loge 

de  roi en  vérité,  l'on  rêve  malgré  soi 

de  quelque  tyran  capricieux,  d'un  Néron 
aux  fantaisies  cruelles,  qui  aurait  fait 
planter  là  son  trône  pour  assister  à  la 
mort  théâtrale  de  mallieureux  prisonniers, 
de  gladiateurs  sacrifiés...  Les  tentures 
rouge  écarlate  qui  recouvrent  par  devant 
les  i»lanches  des  tribunes  im})rovisées  con- 
tribuent par  leur  couleur  barbare  à  forti- 
Her  ce  cauchemar.  Dans  l'air  diaphane  de 
la  montagne,  ce  rouge  sanglant  prend  une 
farouche  intensité.  Et  il  contraste  crùmenl 
avec  les  autres  couleurs  du  tableau  : 
l'aveuglante  blancheur  de  la  neige,  le  vert 
funèbre  des  sapins,  et  le  gris  bleuté  du 
ciel. 

A  tous  les  niveaux  de  la  pente  glacée, 
des  membres  des  Sociétés  sportives,  parés 
de  leurs  insignes,  et  montés  sur  skis,  s'oc- 
cupent à  aplanir  la  surface  neigeuse  ;  pour 
cela,  ils  se  livrent  à  un  piétinement  régu- 
lier,   au  moyen  de   leurs   skis  frappant 


20 


BULLETIN   DE   LA   SOCIETE   INTERNATIONALE 


parallèlement  la  grande  nappe  blanche. 
Un  énorme  chien  noir,  appartenant  à  je 
ne  sais  qui,  s'est  assis  sur  son  derrière  au 
beau  milieu  de  la  piste,  et  semble  surveil- 
ler gravement  ces  préparatifs. 

Les  tribunes  de  droite,  destinées  à  rece- 
voir les  adhérents  des  sociétés  et  leurs 
familles,  se  garnissent  rapidement.  Celles 
de  gauche  sont  encore  vides  pour  la  plu- 
part. Craignant  de  manquer  le  spectacle, 
je  suis  arrivé  trop  tôt.  Et  déjà  je  me  res- 
sens du  froid  terrible,  contre  les  inconvé- 
nients duquel  on  m'avait  mis  en  garde, 
mais  que  je  ne  me  figurais  pas  devoir  être 
aussi  mordant.  Mes  jambes  deviennent  do 
plomb  et  je  sens  ma  poitrine  se  glacer. 
Des  gens  font  leur  entrée,  munis  de 
grosses  couvertures.  D'autres  ont  d'é- 
normes chaussons  en  paillasson,  de  sorte 
qu'ils  paraissent  avoir  de  monstrueux 
pieds  de  goutteux.  Sur  les  pauvres  tri- 
bunes construites  à  la  diable  et  rappelant 
les  estrades  des  orchestres  du  14  juillet 
dans  les  faubourgs  de  Paris,  le  froid  pèse 
de  plus  en  plus  lourdement.  Mais  la  vision 
du  cirque  est  tellement  singulière,  telle- 
ment «  prenante  »  que  l'on  sent  en  soi 
grandir  la  curiosité  en  même  temps  que 
sourdre  des  sources  de  vie  et  de  chaleur 
inconnues. 

Peu  à  peu  les  spectateurs  prennent  leurs 
places.  Sur  la  piste,  quelques  sauteurs 
font  des  essais.  Mon  étonnement  est  ex- 
trême lorsque,  pour  la  première  fois  de 
ma  vie,  je  vois  s'élancer  du  tremplin  le 
l)izarre  oiseau  humain,  l'étrange  échassier 
aux  jambes  terminées  en  skis.  Le  mal- 
heureux va  rouler  et  cabrioler  sur  la  glace 
au  bas  de  la  pente.  Il  se  relève  sans 
donner  signe  de  dégât  corporel.  D'autres 
tombent  encore.  Tous  se  ramassent  sans 
laisser  voir  trace  d'émotion.  Mais  un  sau- 
t(!ur  parvient  à  tomber,  droit  sur  ses  pieds 
et  il  accomplit,  selon  l'usage,  une  évolu- 
tion finale  le  long  des  gradins  en  amphi- 
tiiéâtre.  Des  acclamations  partent  de  la 
foule.  Le  public  est  tout  joyeux  de  voir 
que  les  sauteurs  ont  enfin,  si  je  puis  dire, 
>i  rectifié  leur  tir  ». 

Cependant  les  derniers  spectateurs  ar- 
rivent. La  loge  diplomatique  s'est  remplie 
d'élégances.  Le  roi  Haakon  et  ses  frères, 


les  princes  de  Danemark,  pénètrent  dans 
la  loge  royale.  Le  capitaine  commandant 
les  jeux  invite  l'immense  assemblée  à 
pousser  les  neuf  hourras  traditionnels.  Les 
40.000  spectateurs  s'exclament  tout  d'une 
voix.  Le  caucliemar  de  tout  à  Theure  est 
dissipé.  Nous  n'avons  pas  devant  nous 
Néron  venant  assister  à  des  jeux  sanglants, 
mais  un  roi  qui  tient  à  donner  par  sa  pré- 
sence la  consécration  suprême  au  grand 
sport  national. 

Alors,  les  grands  sauts  commencent  — ■ 
fantastique  vision  !  Plus  de  200  sauteurs  se 
sont  fait  inscrire.  Chacun  porte  sur  la  poi- 
trine son  numéro,  en  énormes  caractères. 
Le  public  a  en  mains  des  programmes  qui 
indiquent  les  noms,  les  âges  et  les  lieux 
d'origine.  Une  grêle  trompette,  retentis- 
sant sur  la  hauteur,  appelle  chaque  con- 
current à  son  tour.  L'homme  arrive  du 
sommet  à  toute  allure,  s'enlève  sur  le 
tremplin,  et  plane.  Les  bras  girent  comme 
des  roues.  Puis  le  sauteur  tombe  dans  la 
partie  inférieure  et  horizontale  de  la  piste 
—  parfois,  grâce  au  réglage  savant  de  sa 
position  initiale  et  de  son  élan,  ainsi  qu'à 
l'effort  héroïque  de  ses  jarrets,  deboul, 
tout  droit,  vainqueur  (et  alors  ce  sont  des 
clameurs  salutatrices  pendant  qu'il  accom- 
plit le  circuit  final  devant  les  gradins),  — 
parfois,  à  la  suite  d'un  mauvais  départ, 
d'une  défaillance  de  force,  ou  d'une  fâ- 
cheuse rencontre  de  terrain,  sur  le  flanc, 
sur  ie  dos  ou  sur  la  tète  (et  alors  règne  un 
silence  mi-désappointé,  mi-compatissanl. 
ou  bien,  si  la  chute  est  vraiment  tro}» 
cocasse,  courent  des  rires  discrets). 

La  maigre  trompette  admonitrice  perce 
toujours  l'air  froid,  et,  sans  cesse,  de  la 
profondeur  féconde,  il  en  jaillit,  des  sau- 
teurs intrépides,  qui  viennent  rebondir  sur 
le  grand  tremplin.  A  toute  vitesse  de  leurs 
skis,  ils  roulent  de  la  hauteur,  et  déjà  le 
public,  haletant,  les  voit  sur  le  bord  du 
tremplin,  prêts  à  lâcher  terre.  Ils  se  ma- 
nifestent brusquement,  comme  des  appa- 
ritions, comme  le  Chasseur  Noir  du  Frei- 
schiitz.  Mais  eux  ne  restent  pas  sur  la  roche. 
A  peine  sont-ils  dessus  qu'ils  s'élancent. 

L'animation  de  la  multitude  est  superbe. 
Sur  les  franches  couleurs  de  fond  :  écar- 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


51 


late  sanguinaire  des  tribuneï>.  vert  tragique 
des  sapins,  blanc  éblouissant  de  la  neige- 
bleu  cendré  du  ciel,  et  dans  cette  écla" 
tante  lumière  du  Nord,  où  chaque  objet  se 
dessine  avec  une  précision  linéaire,  les 
spectateurs  détachent  nettement  leurs 
milliers  de  petites  silhouettes  en  général 
noires,  mais  çà  et  là  émaillées  de  ces  tons 
rouge  vif  et  vert  cru  qui  rehaussent  la 
toilette  populaire  des  femmes  de  Norvège. 
Et  toutes  ces  têtes  regardent  passionné- 
ment, et  toutes  ces  poitrines  acclament. 

Cette  année,  pour  la  première  fois,  des 
étrangers  prennent  part  au  concours.  Un 
Allemand  de  la  Bavière  du  Sud,  Biehler, 
va  sauter.  Il  tombe  sur  ses  pieds  d'une 
manière  remarquable.  Un  grand  enthou- 
siasme se  déchaîne.  La  musique  joue 
l'Hymne  allemand.  Les  acclamations  rou- 
lent dans  la  vallée. 

Voici  maintenant  le  tour  de  la  France. 
Un  jeune  guide  de  Chamonix,  Couttet, 
âgé  de  19  ans,  arrive  au  tremplin.  H  s'é- 
lance avec  fougue  et  retombe  droit  sur  ses 
pieds.  Il  a  effectué  un  saut  de  35  mètres. 
Un  tonnerre  d'applaudissements  éclate. 
L'orchestre  attaque  la  Marseillaise.  Les 
skieurs  norvégiens  serrent  la  main  du 
Français.  Tandis  qu'il  remonte  lentement 
la  pente  en  longeant  le  côté  droit  de  la 
piste,  les  applaudissements  continuent  de 
crépiter.  Des  tribunes  partent  des  «  Hurra! 
Couttet!  »  très  nourris.  Le  garçon  trapu, 
aux  cheveux  noirs  et  à  la  figure  placide, 
essuie  le  feu  roulant  des  ovations  avec  di- 
.li-nité. 

Un  paysan  norvégien  du  'l'elemarken. 
coiffé  d'une  es})èce  de  bonnet  plirygien 
écarlate.  et  vêtu  d"un  costume  pittoresque, 
réalise  un  saut  merveilleux.  Lui  aussi 
connaît  l'ivresse  du  triomjjhe. 

Mais,  pour  ces  vainqueurs,  que  de  vain- 
cus! Que  de  chutes  burlesques!  Les  pieds 
des  malheureux  se  débattent  et  exécutent 
des  mouvements  désordonnés.  Les  longs 
skis  tournent  furieusement  comme  des 
ailes  de  moulin 5.  Plusieurs  fois  l'un  des 
skis  se  brise  avec  un  bruit  sec  et  le  mor- 
ceau cassé  vole  en  l'air.  Involontairement 
l'on  frémit  en  percevant  l'éclio  de  cet  af- 
freux patatras.  L'on  croit  que  c'est  l'infor- 
tuné sauteui-  (pii   vient  de  se  rompre   la. 


carcasse.  Il  n'en  est  rien.  L'homme  est  tôt 
relevé.  Couvert  de  neige,  il  s'ébroue.  Et 
sa  bonne  face  rouge  et  tranquille  ne  paraît 
exprimer  que  le  regret  de  ne  pas  avoir 
mieux  réussi. 

Toujours  il  surgit  des  sauteurs  du  haut 
de  la  colline.  Il  semble  qu'un  étrange 
canon,  mis  en  batterie  à  l'arrière,  vomit 
sans  interruption  ces  projectiles  humains. 

Lorsque  la  piste  est  trop  piétinée,  un 
signe  est  fait  de  suspendre  les  jeux,  et 
aussitôt  les  membres  des  Sociétés  sporti- 
ves se  remettent  à  leur  besogne  d'apla- 
nissement,  frappant  la  neige  de  leurs  skis 
parallèles. 

Pendant  ce  temps,  l'assistance  échange 
des  impressions.  Quelques  jeunes  gens 
prennent  des  airs  avantageux  et  vont  sa- 
luer les  dames  au  bord  des  loges.  Les 
manteaux  et  toques  de  fourrure  sont  très 
nombreux  aux  premières  places.  Mais  les 
costumes  de  sport  sont  aussi  fort  bien  por- 
tés. Simples  et  rudes  chez  le  commun  des 
mortels,  ils  deviennent,  chez  les  élégants, 
quelque  chose  de  désinvolte,  de  fier  et  de 
coquet.  Tous  les  draps  spéciaux,  anglais 
et  norvégiens,  étalent  leurs  rolmstes  con- 
textures  et  leurs  nuances  où  les  verts  do- 
minent. 

Plusieurs  hommes,  sur  la  piste,  fument 
des  pipes,  ce  qui  contril)ue  à  leur  réchauf- 
fer le  visage. 

La  perçante  petite  trompette  vrille  l'air. 

Et  les  hommes-chamois  recommencent 
de  bondir.  Les  chutes  se  multiplient. 
C'est  pitié  que  de  voir  les  sauteurs  s'effon- 
drer avec  fracas,  dans  un  grand  claque- 
ment de  skis  entre-choqués  et  brisés. 

Le  froid  devient  mortel.  J'ai  le  senti- 
ment que  mes  jambes  se  sont  enracinées 
et  que  je  ne  pourrai  plus  me  déprendre 
quand  le  moment  du  départ  va  venir. 
Beaucoup  de  gens,  même  des  plus  aguer- 
l'is.  éprouvent  les  atteintes  pénétrantes  de 
l'air  glacé  et  surtout  sont  gagnés  par  le 
froid  redoutable  qui  monte  de  la  terre.  En 
accompagnement  au  maigre  orchestre 
exécutant  des  marches,  les  pieds  battent 
énergiquement  le  sol  pour  tâcher  de  se 
dégourdir. 

Ayant  sauté  une  fois,  les  350  concur- 
rents sont   appelés  à  exécuter,  selon  lu- 


a^ 


BULLETIN   DE    LA    SOCIÉTÉ   INTERNATIONALE 


sage,  un  second  saut.  A  nouveau,,  dans  le 
mènae  ordre,  on  les  voit  rouler  du  sommet 
de  la  colline,  prendre  leur  essor  sur  le 
tremplin,  et  assomptionner  glorieusement- 
On  assiste,  dans  un  spectacle  éclair,  à  la 
rotation  des  bras,  à  l'envol  des  coiffures, 
à  Telfort  violent  des  jarrets,  à  la  tension 
(les  volontés  d'équilibre,  puis  à  la  reprise 
de  contact  avec  le  sol.  Et  ce  sont  les  triom- 
phales retombées,  jambes  droites,  torse 
vertical,  lace  victorieuse  regardant  le  pu- 
blic idolâtre.  Ou  bien  ce  sont  les  dévia- 
tions de  ligne,  et  la  détresse  des  jambes, 
et  l'effondrement  des  corps  sur  la  glace, 
dans  un  tintamarre  de  skis  mis  enpièces. 
L'attention  du  i)ublic  est  pourtant  un  peu 
lasse.  Elle  ne  se  réveille  qu'au  passage 
des  protagonistes.  Le  paysan  du  Tele- 
marken,  tout  pimpant  sous  son  bonnet 
rouge  et  dans  son  costume  d'opéra-comi- 
que, s'enlève  avec  une  élasticité  plus  sur- 
prenante encore  que  la  première  fois. 
Calme  et  faraud,  il  donne  l'impression 
d'une  quiétude  satisfaite  et  presque  go- 
guenarde. Pour  emprunter  une  expresion 
à  l'argot  des  courses  chevalines,  il  a  Tair 
d'être  «  dans  un  fauteuil  ».  Et,  de  le  voir 
si  sûr  de  son  .iffaire,  cela  procure  un  vif 
sentiment  d'aise. 

La  fin  des  jeux  arrive  cependant.  Alors 
c'est  un  ébranlement  général.  Ceux  qui 
ont  des  traîneaux  les  cherchent  avec  une 
nervosité  un  peu  anxieuse.  Ceux  qui  n'en 
ont  pas  bouclent  leurs  skis  ou  secouent 
leurs  jambes,  et  se  mettent  en  marche. 
Quelques-uns  s'asseoient  sur  les  «  li'ii:- 
ges  >,  petites  banquettes-traîneaux  quOn 
laisse  rouler  le  long  des  pentes  glacées, 
en  se  dirigeant  avec  une  longue  perche 
en  guise  de  gouvernail.  Toute  cette  mul- 
titude se  presse,  et  les  braves  agents  de 
police  ont  peine  à  faire  dégorger  les 
issues.  Sur  les  routes  qui  dévalent  de 
l'emplacement  de  la  course,  se  produit  le 
plus  pittoresque  encombrement.  Les  traî- 
neaux, collés  l(>s  uns  derrière  les  autres, 
t>nt  peine  à  avancer,  sont  parfois  tout  à 
fait  immobilisés,  et  demeurent  englués 
au  milieu  de  la  cohue.  Des  jeunes  filles, 
peu  timides,  en  profitent  pour  demander 
au  cocher  debout  à  l'arrière  de  souffrir 
(ju'elles  montent  à.  côté  de  lui.  Les  piétons 


et  les  skieu.rs  sont  d'ailleurs  en  proie  à 
une  animation  et  à  une  gaîté  insolites.  On 
examine  les  gens  tapis  sous  les  triples 
couvertures  des  traîneaux  ;  on  se  montre 
les  nez  surgissant  au-dessous  des  toques 
de  fourrure  enfoncées  jusqu'aux  oreilles; 
volontiers  (chose  inouïe  ici)  les  plus  hardis 
adresseraient  aux  voyageurs  des  interpel- 
lations joyeuses. 

Comme  il  y  a  plusieurs  routes  qui  sui- 
vent des  directions  analogues,  comme  ces 
routes  s'élèvent  et  s'abaissent  tour  à  tour 
à  différents  niveaux,  et  comme  elles  font 
des  courbes  imprévues,  l'aspect  de  ce 
«  retour  d'HoImenkollen  »  prend  le  carac- 
tère d'un  décor  de  féerie  aux  plans  in- 
nombrables et  à  la  machinerie  compli- 
(juée.  Le  bariolage  des  costumes  sportifs 
et  provinciaux,  l'humeur  enjouée  du  bon 
peuple,  les  vitesses  et  les  trajectoires  va- 
riables (les  piétons,  des  skieurs,  des  che- 
vaucheurs  de  «  liigges  »  et  des  possesseurs 
de  traîneaux,  prêtent  une  vie  plus  ardente 
encore  à  cette  multitude,  mettent  un 
brassement  et  une  agitation  extraordinai- 
res dans  ces  masses  humaines  se  pro- 
mouvant ainsi,  aux  lueurs  pourpres  du 
crépuscule,  vers  Kristiania  couchée  là-bas 
dans  le  brouillard  marin  au  bord  du  Fjord. 
Le  rite  solennel  des  grands  sauts  d'HoI- 
menkollen vient  d'être  célébré  selon  la 
liturgie.  Une  sorte  d'exaltation  religieuse 
possède  quelques-uns  des  fidèles  répandus 
en  ce  moment  sur  les  chemins.  Ils  sont 
heureux  d'avoir  rendu  leur  culte  énergi- 
que à  Notre-Dame  la  Neige. 

Tout  à  l'heure,  à  Christiania,  les  exhor- 
tations du  parti  «  abstinent  »  seront  ou- 
bliées de  beaucoup  de  citadins.  Il  y  aura 
ce  soir  des  ivrognes  trébuchant  par  les 
rues. 

Qu'importe  !  Ce  sont  là  les  inévitables 
cendres  de  toute  flamme  hardie,  de  tout 
feu  singulier  allumé  par  l'intrépidité  hu- 
maine. Entretenons  seulement  toute  vive 
dans  notre  mémoire  l'image  de  40.000  Nor- 
végiens enthousiastes,  du  grand  cirque 
glacé  entouré  de  bois  de  sapins  vert  som- 
bre, des  tribunes  écarlates  étagées  sur 
l'escarpement,  du  saisissant  tremplin  posé 
comme  un  défi  au  milieu  de  la  piste  blan- 
che, et  de  l'envoi  merveilleux  des  grands 


m:  SCIENCE  sociAi.f;. 


2:1 


sauteurs  d'HolinPiikolIcn,  jaillissant  sans 
fin  dans  Taii'  froid  en  un  intarissable  l'eu 
d'artitice  do  bravoure  et  d'audace. 

Louis  Akoié. 


BIBLIOGRAPHIE 


Le  livre  de  lélite  rurale,  en  vente  à 
Lyon  :  à  la  Chronique  sociale,  10,  rue 
du  Plat;  cbez  Emmanuel  Vitte,  3,  place 
Bellecour,  àLyon,  et  14,  ruade  l'Abbaye. 
à  Paris.  —  Prix  :  1  fr.  50. 

La  formation  de  l'élite  rurale  préoccupe 
tous  les  esprits  clairvoyants.  On  l'attend 
des  syndicats  des  mutualités,  des  groupes 
d'étude  et  autres  associations  dont  le 
nombre ,  dans  nos  communes,  se  fait 
chaque  jour  plus  considérable.  Mais  (juelle 
méthode  suivre,  quels  sujets  étudier  et 
comment  y  pourvoir?  Une  élite  rurale  doit 
avoir  des  notions  d'ensemble  sur  les  pro- 
blèmes sociaux  agricoles  et  sur  les  insti  - 
tutions  qui  y  remédient.  Or,  les  docu- 
ments manquaient,  et,  avec  eux,  les 
données  nécessaires  aune  orientation  pra 
tique. 

Voici  que  la  Chronirjuc  sociale  répond 
à  ce  besoin  en  publiant  un  Programme 
d'études  pour  les  Groupes  ruraux,  véritable 
manuel  du  conférencier  agricole,  dont 
les  services  seront  vivement  appréciés. 

Sous  forme  de  canevas  de  conférences 
munis  d'abondantes  bibliogi-apliies,  les 
auteurs  envisagent  tous  les  aspects  de  la 
vie  rurale  :  Crise  agricole,  Causes  et  re- 
mèdes, Science  agricole,  Vie  du  cultivateur, 
Association,  VAgricxilleur  et  la  loi,  la  Pré- 
paration à  l'action  rurale.  Chacun  de  ces 
chapitres  fait  l'objet  d'une  série  de  confé- 
rences. Des  documents  annexes  :  Modèle  de 
règlement,  Questionnaires  pour  enquêtes 
rurales,  Exemples  de  sujets  traités,  achè- 
vent de  donner  à  ce  volume  le  caractère 
pratique  qu'on  doit  trouver  dans  un  livre 
d'initiation. 

Après   le    Naturalisme  (Vers   la  doc 
trine  littéraire  nouvelle),  par  Gaston  Sau- 


vebois,  1  vol.  o  fr.  50.    Editions  de  l'Ab- 
baye, 7,  rue  Blainville,  Paris. 

Les  écoles  littéraires  se  succèdent  avec 
une  rapidité  de  plus  on  plus  grande  : 
après  les  classiques,  les  romantiques,  les 
réalistes,  les  naturalistes,  les  .symbolistes, 
et  d'autres  encore.  Aujourd'hui,  la  sura- 
bondance des  écoles,  après  avoir  été 
poussée  à  son  extrême,  a  fini  par  dégé- 
nérer en  une  véritable  anarchie  littéraire. 
La  littérature  meurt  de  son  excès  de 
fécondité.  Comment  en  canaliser  les  forces 
éparses  et  contradictoires?  où  trouver  l'u- 
nité qui  lui  rendra  la  vie? 

M.  Sauvebois  s'est  posé  cette  question  et 
pense  que  la  solution  ne  peut  en  être 
cherchée  que  sur  le  terrain  social.  D'après 
lui,  la  nouvelle  formule  littéraire  serait  : 
un  /lumanisDte  intellectuel  aux  consc- 
quences  sociales.  Cette  formule  vaut  ce 
que  valent  toutes  les  formules;  co  qu'il 
faut  voir,  c'est  ce  qu'il  y  a  derrière.  iNous 
pensons  que  M.  Sauvebois  veut  dire  que 
la  Littérature,  pour  intéresser,  devra  s'oc- 
cuper do  choses  sociales,  et,  pour  cela,  il 
faut  ([u'ello  tienne  compte  des  données  de 
la  science  (\m  étudie  les  sociétés  humai- 
nes. C'est  alors  seulement  quo  la  Littéra- 
ture sera  vraie. 

Nous  ne  sommes  pas  (jualitiés  pour  ap- 
précier ce  qu'il  peut  y  avoir  d'immédiate- 
ment l'éalisable  dans  cette  formule.  Nous 
ne  savons  pas  si  beaucoup  de  jeunes  lit- 
térateurs de  talent  sont  disposés  à  entrer 
dans  cette  voie,  à  comprendre  tout  au 
moins  l'intérêt  qu'il  y  aurait  pour  eux  à 
s'aventurer  sur  un  terrain  non  encore 
battu.  Ce  que  l'on  peut  dire,  c'est  que, 
pour  ceux  qui  seraient  décidés  à  frayer 
ce  chemin  nouveau,  il  serait  indispen- 
sable d'avoir  des  connaissances  de  science 
sociale.  Mais  la  forme  devra  se  mettre  à 
la  hauteur  du  fond.  Il  ne  suffira  pas  que  le 
sujet,  par  sa  nature  sociale,  intéresse  tout 
le  monde  ;  il  faudra  aussi  que  le  style  soit 
clair  et  à  la  portée  de  tout  le  monde. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  doit  en  savoir  gré 
à  M.  Sauvebois,  d'avoir  franchement  posé 
le  problème. 

P.  Descamps. 


24 


BULLETLN   DE   LA   SOCIETE   INTERNATIONALE   DE   SCIENCE   SOCIALE. 


LIVRES  REÇUS 

Manuel  social  :  La  législal'um  et  les  œu- 
vres en  Belgique,  par  A.  Vermeerscli  et  A- 
Millier,  avec  une  préface  de  Gérard  Coore- 
man,  o<^  édit.  entièrement  refondue,  2  vol. 
in-8°,  15  francs  (Félix  Alcan,  édit.,  Paris). 

Source  bock  for  social  origins  (ethnolo- 
gical  materials,  psychological  standpoint, 
classified  andannotated  bibliographies  for 
the  interprétation  of  savage  society),  by 
William  I.  Thomas,  1  vol.  1'  4.77  postpaid 
(The  University  of  Chicago  Press,  Qii- 
cago). 

Da  critica  c  sua  exacla  de/iniçâo,  par 
Sylvie  Roméro,  1  brochure  (Imprensa  Na- 
cional,  Rio  de  Janeiro). 


Ilisloire  d'Haili  (édition  spéciale  à  l'u- 
sage des  adultes  et  des  gens  du  monde), 
2"  partie,  I,  Les  Insurrections,  par  Au- 
guste Magloire,  1  vol.  (Imprimerie- librai- 
rie du  Matin,  Port-au-Prince). 

L'exode  rural  et  le  retour  aux  champs, 
par  E.  Vandervelde,  1  vol.  in-8"  carré 
(Bibliothèque  générale  des  Sciences  so- 
ciales), cartonné  à  l'anglaise,  6  fr.  (F. 
Alcan,  édit.),  Jeanne,  par  Marie  Lacroix. 
1  vol.  in-4'',  orné  de  nombreuses  gravures, 
broché,  couverture  en  couleurs,  1  fr.: 
franco,  1  fr.  20  (F.  Paillart,  édit.,  Abbe- 
villc,  et  P.  Lethielleux,  édit.,  Paris). 

Le  droit  et  la  sociologie,  par  Raoul 
Bruyeilles,  1  vol.  in-8°  de  de  la  Biblio- 
thèque de  Philosophie  contemporaine. 
3  fr.  75  (F.  Alcan,  édit.  l'aris). 


BIBLIOTIIKQUE   DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

FONOAlKl  K 

EDMOND    DEMOLINS 


QUESTIONS   DU  JOUR 
^  LA 

DÉPOPULATION  DES  CAMPAGNES 

PAR 

Paul   ROUX 


LA  FLANDRE   FRANÇAISE 
/  LES 

PATRONS  DE  L'INDUSTRIE  TEXTILE 


PAR 


Paul   DESCAMPS 


PARIS 

BUREAUX   DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

56,     RUE    JACOB,     5G 
Février  1910 


SOMMAIRE 


A.  -  QUESTIONS  DU  JOUR.  —  LA  DEPOPULATION  DES  CAMPAGNES, 

par  Paul  Roux.  P.  3. 

B.  -  LA  FLANDRE  FRANÇAISE.  —  LES  PATRONS  DE  L'INDUSTRIE 

TEXTILE,  par  Paul  Descamps. 
Avant-propos.  P.  iS. 

I.  —  Les  patrons  du  type  ancien.  P.  21. 

La  fabrique  collective.  —  La  manufacture.  —  Aperçu  historique. 

II.  —  Les  patrons  du  type  moderne.  P.  39. 

1"  La  conceniraUon  industrielle.  —  La  concentration  du  personnel.  —  La 
concentration  des  capitaux.  —  Les  patrons  de  l'industrie  moderne. 

■l"  Les  auxiliaires  du  patronage.  —  La  direction  du  travail.  —  L'administra- 
tion. —  La  propriété.  —  L'ascension  des  capables. 

o°  Les  patrons  industriels.  ■ —  Les  difficultés  d'établissement.  —  Les  difli- 
cultés  techniques  du  métier.  —  Classement  des  variétés  patronales. 

m.  —  Le  commerce.  P.  5.5. 

I"  Les  différents  types  de  commerce.  —  L'achat  des  matières  brutes.  —  Le 

commerce  des  filés.  —  Le  commerce  des  produits  linis. 
•2"  Répercussions  de  l'industrie  sur  le  commerce.  —  L'émancipation  progres- 
sive des  industries  à  produits  fixes.  —  L'émancipation  partielle  des  indus- 
tries à  produits  variables.  —  La  concentration  régionale.  —  Les  qualités 
de  la  fabrication  française. 

IV.  —  La  famille  patronale.  P.   71. 

Caractères  généraux.  —  Le  type  du  lia.  —  Le  type  de  la  laine.  —  L'inté- 
gration industrielle.  —  Le  système  Motte. 

V.  —  Le  patronage  de  la  classe  patronale.  P.  80. 

I"  Le  patronage  autonome  par  les  syndicats.  —  La  résistance  aux  revendica- 
tions ouvrières.  —  L'assurance  mutuelle  contre  les  mauvais  clients.  —  La 
défense  contre  la  domination  des  grantls  négociants. 

2"  Les  patrons  éminents.  —  Le  progrés  des  méthodes.  —  L'émancipation  do 
l'étranger.  —  Le  patronage  financier. 

3"  Les  formes  de  crédit. 

i"  La  régularisation  des  cours  et  le  inarclié  à  tenue. 

.5"  Le  patronage  des  pouvoirs  publics. 

VI.  —  Conclusions.  P.  103. 


QUESTIONS  DU  JOUR 


LA  DÉPOPILATION  DES  CAMPAGNES 


Il  y  a  déjà  longtemps  qu'on  répète  que  l'agriculture  manque 
de  bras,  sans  se  demander  si  par  hasard  elle  ne  manquerait  pas 
surtout  de  tètes;  mais,  depuis  quelques  années,  la  dépopulation 
des  campagnes  est  devenue  un  sujet  de  préoccupations  plus 
vives,  voire  même  d'angoisse  dans  certains  milieux.  On  a  beau- 
coup écrit  et  beaucoup  parlé  sur  cette  question,  et  ce  serait 
peut-être  faire  preuve  d'esprit  et  de  modestie  que  de  garder  sur 
ce  sujet  un  silence  prudent  si  un  des  effets  les  plus  remar- 
quables de  la  méthode  de  la  Science  sociale  n'était  pas  de 
donner  à  ses  adeptes  toutes  les  audaces  et  toutes  les  confiances. 
Il  nous  semble  d'ailleurs  qu'en  ce  qui  concerne  la  dépopulation 
des  campagnes,  chacun  a  apporté  sa  pierre  ou  son  madrier, 
mais  guère  ne  s'est-on  inquiété  de  trier  ces  matériaux  et  encore 
moins  de  construire  l'édifice.  Nous  n'avons  pas  non  plus  cette 
ambition,  car  un  volume  suffirait  à  peine  à  traiter  le  vaste  sujet 
qui  s'offre  à  notre  étude,  mais  nous  voudrions  du  moins  indi- 
quer un  point  de  vue  d'où  l'on  peut  envisager  la  question  de  la 
dépopulation  rurale  et  entrevoir  une  solution  au  problème 
qui  se  pose  aujourd'hui  en  France. 

Car  il  faut  ici  se  garder  de  généraliser.  L'intensité  des  la- 
mentations qui  frappent  nos  oreilles  pourrait  faire  croire  qu'elles 
s'élèvent  de  tous  les  points  du  globe.  Ce  serait  là  une  erreur 
grossière.  Les  pays  dont  les  campagnes  se  dépeuplent  peuvent 
aisément  se  compter  :  en  France,  la  population  rurale  était,  en 


A  OL'ESTIO-NS    DU    JOUR. 

1846,  de  26.650.000  âmes  représentant  75  pour  100  delà  popu- 
lation totale;  en  1901,  elle  n'était  plus  que  de  18.961.000  âmes, 
soit  59  pour  100  du  total.  Dans  l'empire  d'Allemagne,  les  ru- 
raux étaient  26.209.000  en  1871,  et  seulement  25.734.000  en 
1900,  pendant  que  les  citadins  passaient  de  14  à  30.000.000.  En 
Belgique,  en  Angleterre  surtout,  on  peut  constater  une  situa- 
tion analogue.  Mais,  dans  la  plupart  des  pays,  la  population 
rurale  est  nombreuse,  parfois  surabondante  :  sans  parler  de  la 
Chine,  on  peut  citer  la  Russie,  les  États  Sud-Slaves,  l'Autriche- 
Hongrie,  l'Italie,  la  Hollande.  La  dépopulation  des  campagnes 
est  donc  un  phénomène  localisé  et  qui  se  manifeste  surtout  en 
France  par  suite  de  la  coexistence  de  ses  deux  causes  immé- 
diates :  émigration  urbaine  et  faible  natalité.  En  Allemagne,  la 
dépopulation  est  moins  marquée  parce  qu'une  forte  natalité 
vient  combler  les  vicies  de  l'émigration. 

De  ces  deux  causes,  l'une  parait  plutôt  d'ordre  économique  et 
l'autre  d'ordre  moral,  mais  l'une  et  l'autre  dérivent  du  phéno- 
mène d'urbanisation  qui  caractérise  actuellement  notre  civili- 
sation occidentale.  L'accumulation  urbaine  est  une  conséquence 
de  la  grande  industrie  et  du  grand  commerce  qui,  l'une  et 
l'autre,  n'ont  pu  prendre  au  xix'  siècle  le  développement  que 
l'on  sait  que  grâce  à  la  possibilité  d'établir  des  transports  nom- 
breux, rapides  et  économiques.  Mais,  si  les  transports  nous 
apparaissent  comme  la  cause  déterminante  du  fait  social  d'ur- 
banisation, ils  agissent  aussi  directement  en  faveur  de  raffai- 
blissement  de  la  natalité  et  de  l'émigration  urbaine.  C'est  ce 
que  nous  voudrions  indiquer  et,  pour  ne  pas  rester  sur  une 
constatation  pessimiste  pour  notre  agriculture,  nous  montre- 
rons ensuite  comment  ils  peuvent  aider  à  résoudre  le  problème 
de  main-d'œuvre  que  soulève  la  dépopulation  des  campagnes. 


I.    —   LES  TRANSPORTS   ET  L  IRBAMSATION. 

On  comprend  aisément  comment  les  transports  ont  pu  influer 
sur  la  concentration  industrielle.  Jadis  les  usines  s'élevaient  de 


I.A    nKl'OI'lLATION    DKS    CAMPAUNES.  O 

préférence  à  portée  des  matières  premières  ou  du  combustible, 
objets  lourds,  encombrants  et  de  valeur  faible.  On  avait  avan- 
tage à  transformer  sur  place  les  produits  bruts  de  façon  à  n'a- 
voir à  transporter  que  des  produits  ouvrés  de  grande  valeur 
sous  un  faible  poids.  C'est  pourquoi  les  usines  étaient  nom- 
breuses, disséminées  un  peu  partout  suivant  les  productions  na- 
turelles des  lieux,  peu  importantes  puisqu'elles  ne  pouvaient 
traiter- que  les  matières  premières  locales  ou  consommer  que 
le  combustible  de  la  forêt  voisine  dont  le  rendement  était 
limité  ;  le  personnel  ouvrier  de  chaque  entreprise  était  donc 
restreint,  et  il  était  rare  de  voir  plusieurs  usines  côte  à  côte. 
L'invention  de  la  machine  à  vapeur  et  les  progrès  de  la  méca- 
nique n'auraient  pas  modifié  cette  situation,  s'ils  ne  s'étaient 
d'abord  appliqués  aux  moyens  de  transport.  C'est  la  construc- 
tion des  routes  et  des  chemins  de  fer,  c'est  l'apparition  de  la  na- 
vigation à  vapeur  qui  a  permis  la  concentration  industrielle. 
En  présence  de  tous  les  problèmes  que  soulève  l'accumulation 
des  ouvriers  dans  les  villes  et  de  toutes  les  misères  qu'entraîne 
avec  elle  cette  urbanisation  à  outrance,  on  est  tenté  de  regretter 
l'ancien  ordre  dispersé  de  l'industrie,  et  on  peut  avoir  l'idée 
d'essayer  de  décentraliser  lindustrie  moderne  et  de  renvoyer 
ou  plutôt  de  retenir  l'ouvrier  dans  les  campagnes.  Que  cette 
tentative  soit  possible  pour  certaines  fabrications,  c'est  ce  qu'on 
ne  saurait  nier,  grâce  à  l'utilisation  des  chutes  d'eau  et  de  l'é- 
nergie électrique.  Mais  si  les  patrons  industriels  d'autrefois  ont 
abandonné  la  petite  usine  rurale  pour  adopter  le  grand  atelier 
urbain,  c'est  pour  proliter  des  avantages  économiques  que  leur 
offrait  la  nouvelle  organisation  des  transports;  c'est  aussi,  dans 
certains  cas,  pour  se  rapprocher  d'industries  connexes  qui  leur 
fournissaient  des  produits  ou  consommaient  les  leurs  ;  c'est  enfin 
pour  se  trouver  sur  le  marché  de  la  main-d'oeuvre  dont  la  de- 
mande croissait  par  suite  de  l'extension  des  entreprises  et  dont 
l'offre  était  forcément  restreinte  dans  les  régions  rurales  où 
n'existait  qu'une  seule  petite  usine,  précisément  parce  que  les 
chances  d'embauchages  n'y  étaient  pas  suffisantes  pour  attirer 
de  no  nbreux  ouvriers.  Chacun  sait  que,  pour  les  vendeurs,  les 


6  QUESTIONS   DU    JOUR. 

meilleures  foires  sont  celles  où  il  vient  beaucoup  d'animaux,  car 
il  y  vient  alors  aussi  beaucoup  d'acheteurs.  En  augmentant  le 
rayon  d'approvisionnement  de  l'industrie  et  le  champ  de  ses 
débouchés,  les  transports  ont  rendu  la  fabrication  presque  abso- 
lument indépendante  des  conditions  du  lieu;  plus  exactement, 
le  facteur  naturel  dominant  est  devenu  la  facilité  d'établisse- 
ment des  voies  de  communication.  C'est  pourquoi  on  a  vu  l'acti- 
vité économique  descendre  de  la  montag'ne  dans  la  vallée,  se 
concentrer  à  certains  carrefours  de  voies  ferrées  ou  navigables, 
et  les  ports  de  commerce  bien  placés  s'entourer  d'une  banlieue 
d'usines. 

Les  centres  d'attraction  de  main-d'œuvre  sont  donc  bien 
moins  nombreux  qu'autrefois,  mais  ils  sont  infiniment  plus  jouis- 
sants. Les  occasions  de  travail  s'y  offrent  nombreuses  et  variées. 
Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  les  ouvriers  y  affluent  et  d'autant 
plus  nombreux  que  l'activité  y  est  plus  intense.  De  là,  la  pro- 
gression ininterrompue  de  l'émigration  urbaine  au  cours  du 
xix''  siècle  et  à  notre  époque. 

Cet  exode  rural  est  favorisé  très  directement  par  le  développe- 
ment et  le  perfectionnement  des  transports.  Pour  deux  sous 
une  lettre  va  d'un  bout  de  la  France  à  l'autre  et  jusque  dans  les 
hameaux  les  plus  reculés  apporter  des  nouvelles  des  émigrants, 
plutôt  des  émigrés,  et  dire  à  ceux  qui  sont  restés  que  le  travail 
abonde  dans  les  usines  ou  sur  les  chantiers  et  que  les  salaires 
sont  élevés.  Grâce  à  la  poste,  le  paysan  entrevoit  la  possibilité  de 
quitter  son  village;  grâce  au  chemin  de  fer,  il  réalise  facile- 
ment et  à  bon  compte  cette  possibilité.  En  une  nuit  et  pour  20 
ou  30  francs  il  franchit  une  distance  que  son  grand-père 
eût  mis  un  mois  à  parcourir  à  pied  en  dépensant  davantage.  Il 
part  d'autant  plus  volontiers  que  le  voyage  est  facile,  qu'il  se 
dit  qu'il  reviendra  quand  il  voudra,  s'il  n'est  pas  satisfait  de  son 
sort  ou  si  quelque  événement  le  rappelle  au  pays.  L'émigration 
apparaît  très  atténuée  du  fait  de  la  commodité  des  voyages  ;  les 
relations  s'entretiennent  plus  aisément  avec  la  famille  dont  la 
poste  apporte  les  lettres,  chez  laquelle  on  envoie  les  enfants 
pendant  les  vacances,  qui  vient  même  parfois  vous  visiter  dans 


LA    IIKI'OI'UI.ATION    DES    CAMI'ACNKS.  7 

la  grande  ville.  Ces  faits  peuvent  être  constatés  par  le  premier 
Parisien  venu  qui  ira  se  promener  dans  une  grande  gare  à 
l'heure  du  départ  ou  de  l'arrivée  des  express  de  la  province. 
Du  fait  des  transports  la  séparation  est  moins  pénible  qu'autre- 
fois, elle  est  aussi  moins  complète;  il  s'ensuit  que  l'émigration 
est  facilitée  et  que  l'abandon  des  campagnes  s'accentue  car, 
malgré  les  liens  qui  subsistent  entre  l'émigrant  et  son  pays, 
neuf  fois  sur  dix,  le  départ  est  définitif,  et,  à  cause  de  ces  liens 
mêmes,  chaque  émigrant  attire  à  lui  des  parents  ou  des  amis. 
Le  développement  des  transports  est  non  seulement  un  facteur 
matériel  de  l'exode  rural,  mais  il  en  est  aussi  un  facteur  moral. 
Le  goût  et  l'habitude  des  villégiatures  ont  pris  à  notre  époque 
une  extension  extraordinaire.  Ils  se  sont  répandus  dans  toutes  les 
classes  et,  vers  le  mois  de  juillet,  la  province  voit  arriver  une 
nuée  de  «  Parisiens  » .  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  oisifs  qui 
envahissent  les  villes  d'eaux,  les  touristes  qui  apparaissent  dans 
nos  montagnes,  les  fonctionnaires  qui  viennent  passer  leurs 
vacances  dans  leur  famille,  mais  il  y  a  aussi  des  ouvriers,  des 
commis,  des  boutiquiers  qui  reviennent  respirer  l'air  de  leur 
pays  natal  pendant  quelques  semaines  ou  quelques  jours.  Si  le 
mari  ne  peut  pas  abandonner  son  atelier  ou  son  magasin,  il 
envoie  du  moins  sa  femme  ou  ses  enfants.  Combien  de  grand'- 
mères  hébergent  aujourd'hui  leurs  «  petits  Parisiens  »  pendant 
plusieurs  mois  d'été.  La  grande  ville  déborde  donc  sur  la  cam- 
pagne régulièrement  chaque  année,  et  elle  déborde  fort  loin 
grâce  au  bon  marché  et  à  la  bonne  organisation  des  transports  : 
on  peut  dire  que  la  France  entière  est  aujourd'hui  recouverte 
périodiquement  par  la  marée  urbaine.  Or,  que  laisse  ce  Ilot  en 
se  retirant?  Un  peu  d'argent  dans  la  poche  des  voituriers  et  dans 
la  caisse  des  aubergistes,  le  goût  de  la  toilette  dans  la  tête  des 
jeunes  filles,  et,  partout,  des  influences  destructives  de  la  vie 
rurale.  Je  ne  prétends  pas  par  là  que  les  urbains  soient  de  vilaiues 
gens,  dont  le  moral  et  la  moralité  soient  inférieurs  à  ceux  de  nos 
paysans.  Non,  mais  à  leur  vue  et  à  leur  contact  beaucoup  de 
ruraux  aspirent  à  aller  en  ville.  Tout  d'abord  il  y  a  les  bourgeois 
qui  remontent  leur  maison  avec  les  jeunes  filles  ou  les  jeunes 


8  QUESTIONS    DU    JOUR. 

gens  du  pays  où  ils  viennent  de  villégiaturer;  ces  domestiques 
sont  perdus  pour  l'agriculture.  Ensuite  il  y  a  tous  les  autres  qui. 
venus  à  la  campagne  pour  s'y  reposer,  passent  naturellement 
leurs  journées  à  la  pêche  ou  à  la  promenade,  sans  faire  œuvre  de 
leurs  dix  doigts.  Ils  ont  tout  à  fait  raison  de  faire  ce  qu'ils  font 
puisqu'ils  sont  là  pour  cela,  mais,  malgré  tout,  c'est  un  exemple 
déplorable  ([u'ils  donnent  à  leurs  parents  et  à  leurs  amis.  Ceux-ci 
ne  voient  pas  leur  vie  de  labeur  dans  la  grande  ville;  ils  les 
voient  bien  vêtus  et  munis  de  quelque  argent  «  se  passer  du  bon 
temps  »  ;  et  quand  cela?  Au  moment  où  le  paysan  donne  son 
effort  le  plus  long  et  le  plus  pénible,  lorsque,  de  l'aube  au  cré- 
puscule, penché  sur  la  glèbe,  il  lève  sa  moisson  ou  sarcle  ses 
champs.  Ces  urbains  lui  apparaissent  alors,  par  contraste,  comme 
des  fainéants  qui  ont  la  vie  facile;  il  ne  rélléchit  pas  qu'en 
hiver,  lorsque  la  neige  recouvre  la  terre,  souvent  pendant 
de  longues  semaines,  les  citadins  de  râtelier,  du  comptoir  et 
du  bureau  pourraient  à  leur  tour  le  taxer  de  fainéantise  et  ad- 
mirer la  douceur  avec  laquelle  il  se  laisse  vivre.  J'ignore  si 
on  étudie  les  fables  de  La  Fontaine  à  l'école  primaire,  mais  nos 
jeunes  paysans  n'ont  certainement  ni  médité  ni  compris  le  Rat  de 
ville  et  le  Rat  des  champs^  non  plus  que  le  Loup  et  le  Chien.  Il 
convient  d'ailleurs  de  remarquer  qu'à  une  époque  où  1  activité 
économique  s'est  concentrée  dans  les  villes,  il  est  assez  naturel 
que  les  ruraux,  désireux  d'améliorer  leur  situation,  de  «  faire 
fortune  »,  y  dirigent  leurs  pas,  comme  jadis  les  jeunes  gentils- 
hommes allaient  à  la  cour  pour  s'y  pousser  dans  la  voie  des 
honneurs  et  des  bénéfices. 

Toujours  est-il  que  le  paysan  voit  de  la  vie  urbaine  surtout  le 
côté  agréable,  facile  et  attrayant,  soit  qu'il  connaisse  des  citadins 
en  villégiature,  soit  que  lui-même,  pour  ses  affaires,  son  plaisir 
ou  son  service  militaire,  ait  fait  quelque  séjour  à  la  ville.  C'est 
aussi  par  ses  avantages  que  la  ville  se  manifeste  à  lui  dans  les 
conversations  des  émigrants.  Ceux-ci  ont  du  «  bagout  »,  ils 
parlent  bien,  ce  qui  en  impose  toujours  un  peu  au  paysan  et 
d'autant  plus  qu'il  est  incapable  de  contrôler  leurs  dires;  ils  ont 
de  l'amour-propre  et  veulent  montrer  qu'ils  ont  réussi,  aussi 


LA    DEPOPULATION    DES    CA.MPAii.NKS.  '.^ 

étalent-ils  plus  volontiers  leurs  succès  <{ue  leurs  écliecs,  leurs 
plaisirs  que  leurs  peines.  A  travers  leurs  paroles  la  vie  urbaine 
apparaît  en  rose.  C'est  en  ])eau  également  qu'elle  apparaît  au 
villageois  dans  les  colonnes  du  journal  qui  lui  parle  des  fêtes  et 
des  divertissements  de  la  cité  voisine  ou  des  splendeurs  de  la 
grande  ville.  Traitent-ils  d'ailleurs  de  questions  sérieuses,  nos 
journaux  ne  song-ent  qu'à  leurs  lecteurs  urbains.  Tout  compte 
fait,  si  le  chemin  de  fer  vide  la  campagne  au  profit  de  la  ville, 
c'est  encore  le  facteur  rural  qui  va  de  porte  en  porte  déposer 
lettres  et  journaux,  qui  est  l'agent  le  plus  actif  de  la  dépopulation 
des  campagnes. 

Car  si  l'urbanisation  agit  économiquement,  par  les  transfor- 
mations du  travail  et  le  développement  de  l'industrie,  pour 
attirer  dans  les  grands  centres  une  nombreuse  population  ou- 
vrière, elle  agit  surtout  moralement  par  ses  influences  multiples 
et  dissimulées  pour  détourner  le  paysan  du  rude  labeur  des 
champs  et  l' hypnotiser  par  les  apparences  de  vie  facile  et  agréable 
dans  les  villes. 

La  constance  du  phénomène  de  l'émigration  urbaine  prouve 
bien  que  le  courant  migratoire  des  campagnes  vers  les  villes  est 
conforme  aux  lois  sociales.  Les  grandes  cités  industrielles  sont, 
en  effet,  de  grandes  dévoreuses  d'hommes.  Les  maladies,  les 
épidémies  surtout,  y  font  de  grands  ravages  ;  la  vie  sédentaire 
de  l'atelier  ou  du  bureau  affaiblit  le  tempérament  et  amène 
au  bout  de  quelques  générations  une  dégénérescence  marquée  : 
les  accidents  y  sont  nombreux,  l'alcoolisme  y  sévit  normalement. 
Tout  concourt  à  y  amoindrir  l'espèce  humaine  et  à  amener  son 
extinction.  La  vie  des  champs  au  contraire,  plus  saine  et  plus 
rude,  donne  des  constitutions  plus  robustes;  l'absence  desoins 
donnés  aux  tout  jeunes  enfants  permet  aussi  à  la  sélection  natu- 
relle de  s'exercer  impitoyablement.  Les  campagnes  sont  le 
réservoir  naturel  de  la  population  d'un  pays;  son  mode  d'exis- 
tence tend  à  faire  du  paysan  un  bon  animal  capable  de  perpétuer 
la  race  si  les  influences  du  dehors  ne  viennent  se  mettre  à  la 
traverse. 

C'est  malheureusement  ce  qui  se  produit  trop  souvent   :  la 


10  QUESTIONS   DU    JOUR. 

facilité  des  communications  permet  aujourd'hui  aux  maladies  et 
aux  tares  urbaines  de  se  propager  dans  les  campagnes.  On  a  vu 
certain  canton  peuplé  de  tuberculeux  que  l'Assistance  publique 
avait  placés  en  convalescence  dans  des  familles  de  paysans  au 
risque  de  contaminer  toute  la  population  :  du  temps  des  dili- 
gences, cela  ne  se  serait  probablement  pas  produit. 

Les  causes  physiologiques  sont,  dans  l'ensemble,  tout  à  fait 
négligeables  en  ce  qui  concerne  la  natalité;  il  en  est  de  même 
des  facteurs  économiques.  L'abondance  des  moyens  d'existence 
peut  bien  favoriser  la  nuptialité  et  la  fondation  de  nouveaux 
foyers  —  nous  avons  vérifié  le  fait  en  Lunebourg  —  mais  elle 
est  sans  influence  sur  la  natalité.  Les  statistiques  sont  unanimes  à 
constater  que  les  familles  les  plus  pauvres,  souvent  les  plus  misé- 
rables, sont  celles  qui  ont  le  plus  d'enfants.  Ne  possédant  rien, 
elles  n'ont  pas  cette  égoïste  prévoyance  qui  se  développe  avec 
Taisance.  Tout  le  monde  admet  aujourd'hui  que  la  diminution 
de  la  natalité  en  France  relève  surtout  de  causes  morales.  Or,  ces 
intluences  morales  n'étendent  leur  empire  que  grâce  à  la  bonne 
organisation  des  transports  qui  propagent  facilement  dans  les 
campagnes  les  idées  destructives  du  sentiment  religieux  et  des 
bonnes  mœurs,  et  qui  amènent  la  désorganisation  de  la  famille. 

Si  nous  passons  en  revue  les  peuples  à  forte  natalité,  nous 
pouvons  les  ranger  en  deux  groupes.  Des  nations  communau- 
taires comme  la  Russie,  la  Serbie,  la  Bulgarie,  l'Italie,  l'Autriche  ; 
des  nations  particularistes  à  des  degrés  divers  comme  la  Scan- 
dinavie, l'Angleterre,  l'Allemagne,  la  Hollande.  En  France  même, 
les  régions  où  la  natalité  se  maintient  à  un  niveau  convenable 
sont  habitées  par  des  quasi-patriarcaux  (montagnes  du  m?issif 
Central,  des  Alpes  et  des  Pyrénées)  et  par  des  particularistes 
(Flandre).  La  formation  sociale  n'exerce  donc  pas  d'influence  di- 
recte sur  la  natalité  ;  mais  il  n'en  est  pas  de  même  des  transports. 
Remarquons  que  les  pays  communautaires  où  la  natalité  reste 
élevée  sont  peu  industriels,  presque  exclusivement  agricoles, 
que  les  voies  de  communication  y  sont  rares  et  incommodes,  de 
sorte  que  les  communautés  rurales  vivent  dans  l'isolement.  Les 
individus  sont  ordinairement  illettrés,  ce  qui  les  soustrait  à  l'in- 


LA    I>É1'0I>ULATI0N    DES    (^AMl'AGNKS.  Il 

flucnco  du  journal.  Dans  ces  pays-là,  les  conditions  de  vie  sont 
telles  (pic  les  paysans  se  trouvent  à  l'abri  des  influences  de 
r urbanisation,  laquelle  est  d'ailleurs  faiblement  développée.  On 
peut  observer,  en  Italie  notamment,  que  la  facilité  des  transports 
amène  souvent  la  dissolution  des  ccuiimunautés  et  un  alïaiblisse- 
ment  relatif  de  la  natalité,  compensée  par  une  augmentation  de 
la  nuptialité.  En  France,  c'est  aussi  dans  les  régions  les  plus 
reculées  que  les  vieilles  nneurs  se  sont  le  mieux  conservées  et  que 
se  rencontrent  encore  quelques  familles  nombreuses. 

Presque  partout  la  civilisation  urbaine  a  envabi  la  campagne 
grâce  à  la  poste  et  au  chemin  de  fer.  Le  contact  de  citadins 
«  esprits  forts  »  a  fait  croire  au  paysan  qu'il  était  plus  distingué 
d'abandonner  les  habitudes  et  les  pratiques  religieuses;  les 
fréquents  voyages  à  la  ville  et  la  lecture  des  journaux  contribuent 
aussi  à  faire  baisser  la  moralité.  Les  instincts  matérialistes  qui 
semblent  avoir  conquis  toute  notre  société  se  sont  diffusés  dans 
les  campagnes  par  le  jeu  de  tous  les  ressorts  qui  mettent  le  rural 
en  relation  avec  l'urbain.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  prospectus  mal- 
thusiens qui  ne  prennent  aujourd'hui  le  chemin  des  champs. 

Il  faut  bien  reconnaître  que  si  le  paysan  français  subit  si  faci- 
lement l'influence  urbaine,  s'il  est  disposé  à  priori  à  admirer 
tout  ce  qui  vient  de  la  ville,  la  faute  en  est  à  sa  formation  sociale 
qui,  l'ayant  privé  des  appuis  de  la  communauté,  ne  lui  a  pas 
donné  les  énergies  particularistes.  Celles-ci  pourraient  le  défendre 
de  la  contagion  immorale  des  villes  à  l'instar  des  peuples  du 
nord  qui,  bien  que  soumis  à  l'influence  persistante  des  transports, 
résistent  jusqu'ici  au  virus  urbain. 


H.    LES    TRANSPORTS     ET    LE    TRAVAIL    AdRICOLE. 

Si  la  baisse  continue  de  la  natalité  est  pour  la  France  un  péril 
national,  la  dépopulation  des  campagnes  est  un  danger  écono- 
mique, car,  faute  de  bras,  la  terre;  peut  rester  en  friche,  la  pro- 
duction ag"ricole  diminuer  et  le  pays  se  ruiner.  Nous  n'en  sommes 
pas  encore  là,  tout  au  contraire,  car,  depuis  cinquante  ans,  la  sur- 


12  OUESTIONS    DU   JOUH. 

face  emblavée  chaque  année  a  certainement  augmenté  par  suite 
des  défrichements  et  de  la  suppression  partielle  de  la  jachère. 
Tous  les  jours  ne  voit-on  pas  d'ailleurs,  dans  certaines  provinces, 
de  mauvais  bois  transformés  en  champs,  et  des  landes  impro- 
ductives soumises  à  la  charrue.  Malgré  les  lamentations  habi- 
tuelles, le  manque  de  bras  n'est  donc  pas  aussi  certain  qu'on 
pourrait  le  croire.  11  faut  remarquer  que  le  nombre  des  petits 
propriétaires  esttrès  considérable  et,  en  général,  le  bien  du  pay- 
san ne  dépasse  guère  la  possibilité  de  travail  d'une  famille.  Les 
domaines  soumis  au  fermage  ou  au  métayage  sont  dans  une  si- 
tuation différente,  car,  les  enfants  étant  moins  nombreux  qu'au- 
trefois et  aussi  moins  stables  au  foyer  paternel,  le  fermier  ou  le 
métayer  doit  recourir  à  la  main-d'œuvre  salariée  :  or,  il  est  in- 
déniable que  valets  de  ferme  et  journaliers  sont  rares  et  chers. 
La  question  de  la  dépopulation  des  campagnes  se  résume  en 
définitive  dans  la  crise  de  la  main-d'œuvre  agricole.  Comment 
y  remédier?  Parles  mêmes  procédés  que  l'industrie,  c'est-à-dire 
par  le  progrès  des  méthodes  et  par  le  recours  à  la  main-d'œu- 
vre extérieure.  Le  perfectionnement  des  procédés  techniques 
permet  d'obtenir  la  même  production  avec  un  moindre  emploi 
de  la  main-d'œuvre.  Nous  avons  d'abord  des  machines  comme 
les  faucheuses,  moissonneuses,  batteuses  qui  font  le  travail  de 
plusieurs  ouvriers.  Or,  les  transports  nous  permettent  aujour- 
d'hui de  nous  procurer  ces  machines  facilement  et  à  bon  compte, 
vinssent-elles  même  d'Amérique.  Le  chemin  de  fer  qui  emmène 
un  ouvrier  vers  la  ville  en  ramène  dix  machines.  Il  y  a  d'au- 
tres instruments  comme  le  semoir,  le  trieur,  etc..  qui,  sans 
la  main-d'œuvre,  permettent,  ce  qui  revient  pratiquement 
au  même,  d'augmenter  le  rendement  par  une  plus  grande 
perfection  du  travail.  Les  engrais  que  les  cargo-boats  nous 
apportent  du  Chili  ou  de  Tunisie,  contribuent  au  même  résul- 
tat. La  science  agricole,  grâce  à  une  utihsation  plus  ration- 
nelle du  sol,  arrive  presque  partout  à  augmenter  la  produc- 
tion brute  et  le  profit  net  de  l'agriculture.  Or,  l'enseignement 
agricole  serait  certainement  moins  répandu  si  la  facilité  des 
communications  ne  permettait   pas  la  fréquentation  des  écoles 


T.A    m'iPOPULATION    DES    CAMPACNKS.  l.'î 

et  les  tournées  des  professeurs  d'agriculture.  Est-il  l)esoin  de 
rappeler  (jue  la  spécialisation  agricole  qui  aboutit  à  des  résultats 
linanciers  très  supérieurs  à  ceux  de  la  culture  intégrale,  repose 
sur  des  bases  commerciales  et  n'est  possible  que  grâce  à  la  bonne 
organisation  des  transports.  C'est  bien  un  signe  du  temps  que  la 
Société  des  agriculteurs  de  France  compte  une  section  des  trans- 
ports qui  n'est  pas  la  moins  utile  ni  la  moins  active.  Bref,  dans 
l'agriculture  moderne  comme  dans  l'industrie,  le  progrès  des 
méthodes  et  le  perfectionnement  de  l'outillage  tendent  à  dimi- 
nuer l'importance  relative  du  facteur  main-d'aiuvre  pour  aug- 
menter celle  du  capital  et  de  l'intelligence.  J'ajouterai  que  le 
rôle  de  direction,  qui  incombe  à  cette  dernière  est  prépondé- 
rant, car,  à  mesure  que  le  capital  d'exploitation  et  le  montant 
des  salaires  croissent,  cest-à-dire  à  mesure  que  les  frais  géné- 
raux bruts  augmentent,  la  moindre  erreur  peut  mettre  l'exploi- 
tation en  déficit  et  compromettre  non  seulement  le  bien-être 
du  cultivateur,  mais  les  moyens  d'existence  mêmes  des  ouvriers 
([u'il  emploie.  Seuls  d'ailleurs  des  patrons  vraiment  capables,  en 
donnant  à  ce  mot  sa  pleine  signitication  sociale,  pourront  payer 
des  salaires  suffisants  pour  lutter  contre  les  salaires  urbains  et 
les  attractions  variées  de  la  ville.  C'est  une  illusion  de  vouloir 
enrayer  l'exode  rural  par  le  retour  à  fancien  mode  d'existence 
du  paysan  français;  le  sifflet  de  la  locomotive  doit  nous  avertir 
de  renoncer  à  cette  chimère.  L'homme  aspire  naturellement 
au  mieux  matériel,  quoiqu'il  se  trompe  quelquefois  sur  la  voie 
à  suivre  pour  y  atteindre  ;  si  donc  on  veut  retenir  aux  champs 
des  hommes  qui  ont  tant  de  propension  à  les  abandonner  et  de 
si  grandes  facilités  pour  le  faire,  il  faut  pouvoir  leur  ollrir  à  la 
campagne,  sinon  les  mêmes  avantages,  du  moins  des  avantages 
équivalents  à  ceux  qu'ils  espèrent  trouver  en  ville.  H  est  tels 
de  ces  avantages,  de  ces  agréments  qu'il  faudra  peut-être 
compenser  par  un  supplément  de  salaire.  Le  jour  où  il  sera 
plus  facile  à  l'ouvrier  agricole  qu'à  l'ouvrier  urbain  de  vivre 
bien  tout  en  réalisant  quelques  économies,  il  est  à  croire  que 
les  meilleurs  ruraux,  les  plus  intelligents,  les  plus  énergiques, 
les  plus  sensés  resteront  fidèles  à  la  charrue.  Une  agriculture 


14  »  QUESTIONS   DU   JOUI!. 

vraiment  prospère  ne  manquera  pas  de  bras,  mais,  pour  qu'elle 
devienne  prospère,  il  faut  qu'elle  soit  menée  par  des  têtes  ca- 
pables. 

Ces  tètes  ont  d'ailleurs  aujourd'hui  largement  l'occasion 
d'exercer  leur  capacité  et  leur  initiative  pour  résoudre  la 
question  de  la  main-d'œuvre.  Le  progrès  des  méthodes  a  bien 
pu  augmenter  notablement  la  production,  mais  il  n'a  pas,  en 
fait  et  absolument,  diminué  le  besoin  de  main-d'œuvre,  tout  au 
contraire.  Un  ouvrier  travaille  aujourd'hui  une  moindre  étendue 
de  terres  qu'autrefois,  mais  il  la  travaille  mieux  et  plus  sou- 
vent. Je  crois  que  le  même  domaine  absorbe  actuellement  plus 
de  journées  de  travail  que  jadis  et  cela  malgré  les  machines; 
mais  ce  qui  a  changé,  c'est  la  répartition  de  ces  journées  de 
travail,  précisément  à  cause  des  machines  et  des  progrès  tech- 
niques. La  batteuse  a  supprimé  le  travail  d'hiver  dans  les 
granges;  la  culture  rationnelle  intensive,  à  grandes  dépenses 
d'engrais  et  de  façons,  exige  que  ces  façons  soient  données  en 
temps  opportun,  et  non  plus  en  temps  disponible.  La  récolte 
doit  se  faire  rapidement  pour  que  les  produits  aient  le  maxi- 
mum de  valeur.  Il  s'ensuit  que,  sur  une  ferme  moderne,  entre 
des  périodes  de  travail  forcé,  il  y  a  des  périodes  de  chô- 
mage. Le  cultivateur  ne  peut  pas  entretenir  toute  l'année  tout 
le  personnel  qui  lui  est  nécessaire  à  certains  moments  et 
comme  la  population  rurale  diminue,  il  ne  trouve  plus  de  jour- 
naliers dans  son  voisinage.  C'est  d'ailleurs  parce  que  ceux-ci 
redoutent  le  chômage  qui  arrive  précisément  en  hiver,  alors 
que  les  besoins  augmentent,  qu'ils  sont  séduits  par  la  fixité  des 
salaires  d'industrie  et  qu'ils  émigrent  en  ville. 

C'est  alors  que  les  transports  peuvent  apporter  —  et  appor- 
tent en  fait  —  une  solution.  Le  cultivateur  qui  ne  trouve  pas 
sur  place  les  ouvriers  temporaires  dont  il  a  besoin  les  fait  venir 
d'ailleurs,  des  régions  où.  la  population  est  surabondante.  Jadis, 
en  France,  la  montagne  fournissait  la  plaine  de  moissonneurs 
et  de  faucheurs.  Aujourd'hui,  nous  devons  nous  adresser  à  l'é- 
tranger :  des  Espagnols  viennent  dans  le  Languedoc,  des  Ita- 
liens dans  la  vallée  du  Rhône,  les  Flamands  peuplent  pendant 


LA    l»l';POl'l  LATION    DIIS    CAMPAGNES.  15 

l'été  les  Termes  du  Nord  et  poussent  leurs  éclaircurs  jusqu'en 
Auvergne,  et  depuis  deux  ou  trois  ans,  les  fermiers  de  l'Est 
font  venir  des  trains  entiers  de  Polonais.  Je  ne  parle  pas  de 
l'Argentine  où  la  moisson  est  faite  par  des  Napolitains,  parce  que 
c'est  un  pays  neuf  où  les  campagnes  en  sont  encore  à  la  pé- 
riode de  peuplement;  mais  l'Allemagne  connaît  les  Hollandais 
et  les  sachsengiinger  qui  viennent  de  Silésie,  de  Podolie  et  de 
Galicie.  En  Italie,  il  se  produit  des  courants  très  nombreux  et 
très  mobiles  de  migrations  internes  entre  les  régions  surpeuplées 
et  les  pays  déserts  où  régnent  la  malaria  et  le  latifundium. 

On  voit  que  si  les  transports  facilitent  l'émigration  urbaine 
et  la  dépopulation  des  campagnes,  ils  permettent  aussi  aux  agri- 
culteurs de  combler  les  vides  laissés  par  les  émigrés.  Cependant 
cela  ne  va  pas  sans  quelques  difficultés  surtout  pour  nous,  Fran- 
çais, qui  devons  recourir  à  des  étrangers  ignorants  de  nos 
mœurs  et  de  notre  langue.  Cela  exige  de  la  part  du  cultivateur 
une  certaine  capacité,  parfois  même  une  g-rande  capacité  :  les 
fermiers  lorrains  qui,  les  premiers,  ont  eu  recours  aux  Polonais, 
ont  dû  s'adresser  à  des  sociétés  de  Varsovie,  conclure  avec 
elles  des  traités  très  minutieux,  se  charger  du  transport  des 
ouvriers  et  se  plier  dans  une  certaine  mesure  aux  habitudes 
de  ces  derniers,  au  risque  de  désorganiser  leur  atelier.  Ils  ont 
donc  fait  preuve  d'initiative,  d'esprit  d'entente  et  d'association, 
car  un  seul  cultivateur  ne  pourrait  assumer  cette  entreprise.  Ils 
doivent  aussi  s'ingénier  à  occuper  ces  émigrants  à  peu  près 
constamment  pendant  leur  séjour  et  à  des  travaux  qui  paient. 
On  estimera  sans  doute  que  les  capacités  requises  aujourd'hui 
d'un  fermier  ne  sont  pas  inférieures,  en  dépit  des  préjugés,  à 
celles  qui  sont  nécessaires  à  un  préfet  ou  à  un  colonel  :  les  con- 
naissances et  les  aptitudes  sont  autres,  tout  simplement. 

Si  les  grands  fermiers  du  Nord  et  de  l'Est  résolvent  de  façon 
à  peu  près  satisfaisante  par  l'émigration  temporaire  la  question 
de  la  main-d'œuvre,  il  n'en  va  plus  de  même  pour  le  petit 
cultivateur,  le  métayer  et  le  fermier-paysan.  Celui-ci,  livré  à 
ses  propres  forces,  court  risque  d'être  écrasé  :  s'il  a  la  routine  et 
l'expérience  du  métier,  il  n'a  pas  la  science  et  les  capitaux  né- 


IG  UIESTIONS    DU    JOUR. 

cessaires  pour  faire  subir  à  la  culture  révolution  industrielle 
qu'imposent  les  conditions  économiques  présentes  :  isolé,  il  ne 
peut  pas  non  plus  faire  appel  à  la  main-d'œuvre  étrangère  à 
cause  du  personnel  restreint  dont  il  a  besoin.  Pour  l'observateur 
superficiel,  la  petite  culture  qui  doit  recourir  à  des  salariés 
étrangers  à  la  famille,  semble  condamnée  à  disparaître,  prise 
entre  l'exploitation  paysanne  et  la  grande  exploitation  capita- 
liste. En  réalité  ;  elle  peut  se  sauver,  et  il  est  bon  qu'elle  se 
sauve  et  qu'elle  se  conserve  pour  servir  de  marchepied  aux 
élites  qui  montent.  Elle  peut  trouver  son  salut  dans  l'association, 
dans  le  syndicat  :  plus  encore  que  le  paysan,  le  métayer,  le 
moyen  fermier  a  besoin  de  son  voisin,  c'est  un  fait  d'expérience. 
Il  a  des  charges  de  salaires  que  n'a  pas  le  paysan,  et  il  ne 
dispose  pas  des  ressources  financières  du  grand  fermier  ;  il 
doit  donc  trouver  en  dehors  de  lui,  dans  son  propriétaire  ou 
dans  son  syndicat,  l'appui  dont  il  a  besoin  pour  intensifier  sa 
culture  et  la  rendre  rémunératrice.  Il  n'y  a  pas  lieu  d'insister 
ici  une  fois  de  plus  sur  l'importance  et  la  nécessité  du  patronage 
rural;  mais  il  faut  remarquer  qu'en  dépit  même  de  ce  patronage 
et  sauf  le  cas  de  très  grandes  propriétés,  le  syndicat  reste  l'a- 
gent nécessaire  de  l'importation  de  la  main-d'œuvre  extérieure. 
Un  syndicat  régional  présente  môme  cet  avantage  de  pouvoir 
répartir  cette  main-d'œuvre  temporaire  entre  les  dillérentes 
régions,  suivant  la  succession  des  travaux  qui,  dépendant  des 
conditions  climatériques,  ne  s'exécutent  pas  pourtant  en  même 
temps;  ce  système  supprime  l'inconvénient  des  chômages  inter- 
médiaires. Il  faut  donc  s'attendre  à  voir  les  syndicats  agricoles 
utiliser  les  transports  non  seulement  pour  procurer  à  leurs  adhé- 
rents des  machines,  des  tourteaux  et  des  engrais,  mais  aussi 
pour  amener  sur  le  marché  local  ou  régional  de  la  main-d'œu- 
vre recrutée  peut-être  à  l'autre  bout  de  l'Europe. 

A  notre  époque,  il  ne  faut  plus  s'étonner  de  rien.  Il  est  peut- 
être  superflu  de  gémir  sur  les  événements  ;  à  coup  sûr,  il  vaut 
mieux  s'y  adapter  rapidement  pour  les  dominer  et  les  faire  tour- 
ner à  notre  profit.  Les  agriculteurs  en  font  aujourd'hui  l'expé- 
rience et  il  est  agréable  de  constater  que,  pendant  que  les  prc- 


l.A    DKl'OIMLATION    DES    CAMI'AG.NKS.  J7 

fessionnels  clos  questions  sociales  parlent,  écrivent  et  se  lamen- 
tent, les  cultivateurs,  moins  bruyants  mais  plus  avisés,  ont  déjà 
trouvé  la  solution  du  problème  et  travaillent  à  la  généraliser. 
Pour  finir  par  une  moralité,  nous  ferons  observer  que  le  mal 
est  souvent  une  source  de  bien  :  la  dépopulation  des  campagnes 
et  la  raréfaction  de  la  main-d'œuvre  sont  certainement  pour 
notre  agriculture  une  cause  de  progrès  techniques,  économiques 
et  sociaux,  en  ce  sens  que  les  capacités  des  patrons  ruraux  s'en 
trouvent  augmentées.  Enfin,  de  ce  qu'on  aperçoit  les  inconvé- 
nients d'une  chose,  il  faut  se  garder  de  la  maudire,  car  elle 
nous  l'éserve  souvent  des  avantages  que  nous  n'avions  pas  tout 
d'abord  soupçonnés,  témoin  les  transports,  source  du  mal, 
puis  source  du  bien. 

Paul  Pioux. 


LA  FLANDRE  FRANÇAISE 


/  LES 

PATRONS  DE  LINDIISTRIE  TEXTILE 


AVANT-PROPOS 

Dans  une  première  étude,  nous  avons  analysé  le  type  social 
de  l'ouvrier  de  l'industrie  textile  dans  la  Flandre  française.  Pour 
faire  cette  analyse,  nous  av(»DS  opéré  sur  des  faits  recueillis 
par  des  observations  personnelles  dans  les  usines,  dans  les  ha- 
bitations, dans  les  syndicats  et  dans  les  coopératives. 

Si  notre  méthode  d'étude  n'avait  pas  progressé  depuis  Le  Play, 
la  tâche  serait  terminée.  Pourtant  que  de  choses  encore  à  élu- 
cider, que  de  questions  non  résolues!  Nous  n'avons  que  des 
données  insuffisantes  sur  les  patrons  ainsi  que  sur  leurs  auxi- 
liaires. Nous  ne  savons  rien  de  la  question,  d'importance  vitale 
cependant,  de  la  lutte  commerciale  contre  les  concurrents  de 
l'étranger  ou  de  l'intérieur. 

Kien  qu'en  parcourant  rapidement  la  Nomenclature,  nous  nous 
rendons  compte  immédiatement  des  vides  qui  restent  à  com- 
bler :  certains  casiers  n'ont  pas  du  tout  été  explorés,  et  d'autres 
ne  l'ont  été  que  très  légèrement. 

Que  savons-nous  de  la  propriété,  par  exemple?  Rien  ou  pres- 
que rien,  parce  que  peu  nombreux  sont  les  ouvriers  proprié- 
taires ;  l'ouvrier  a  rarement  la  propriété  de  sa  maison,  mais  il  n'a 
pas  celle  de  ses  outils  de  travail,  ni  celle  des  matières  premières 


AVAN'T-I'HOI'OS.  '  19 

qu'il  doit  transformer.  Nous  ne  savons  donc  rien  de  la  transmis- 
sion des  biens,  fait  social  que  Le  Play  jugeait  pourtant  être  pri- 
mordial, puisqu'il  on  faisait  son  critère  de  classement.  Sans 
doute,  l'ouvrier  possède  un  mobilier,  quelquefois  un  peu  d'épar- 
gne, et  exceptionnellement  son  foyer  :  tout  cela  se  partage  éga- 
lement entre  les  enfants.  Le  Play  aurait  donc  rangé  la  famille 
flamande  dans  le  genre  instable.  Tout  autres  pourtant  sont 
les  effets  sociaux  du  partage  du  moljilier  et  ceux  du  partage  de 
l'atelier!  Pour  nous  rendre  compte  de  la  stabilité  plus  ou  moins 
grande  de  ce  dernier,  il  nous  faut  entreprendre  l'étude  directe 
des  patrons  de  lindustrie. 

La  case  du  Commerce  également  est  restée  presque  vide. 
L'étude  de  la  classe  ouvrière  nous  a  révélé  l'existence  de  coopé- 
ratives, et  leur  mode  de  fonctionnement,  mais  nous  ignorons 
tout  des  organismes  qui  s'occupent  du  commerce  des  laines,  des 
lins,  des  cotons,  des  tissus,  sans  lesquels  l'industrie  chômerait. 

Nous  ne  savons  rien  des  cultures  intellectuelles,  et  nous  ne 
connaissons  du  Patronage  que  ses  rapports  avec  l'ouvrier. 

L'étude  des  groupements  patronaux  s'impose  donc  au  même 
titre  que  celle  des  groupements  ouvriers.  Les  sociétés  compli- 
quées sont  composées  d'une  série  de  groupements  divers  super- 
posés parmi  lesquelles  les  groupements  ouvriers  représentent 
les  types  les  plus  simples.  L'ouvrier  de  nos  grandes  villes  a  ceci 
de  commun  avec  les  gens  de  la  Simple  récolte,  c'est  qu'il  ne 
résoud  pas  par  lui-même  la  question  du  Patronage  ;  mais  il  en 
diffère  en  ceci  :  pour  lui,  cette  question  est  résolue  par  le  patron; 
pour  les  derniers,  elle  est  résolue  parla  nature  elle-même,  par 
les  productions  spontanées  du  Lieu.  C'est  pour  cela  que  la  con- 
naissance du  Lieu  est  si  importante  lorsque  l'on  veut  étudier 
des  sociétés  de  pasteurs,  de  chasseurs  et  môme  d'agriculteurs  : 
c'est  bien  sur  le  Lieu  que  se  modèle  la  race.  Il  n'en  est  plus  de 
même  pour  les  types  sociaux  qui  vivent  principalement  de  la 
fabrication,  des  transports  ou  du  commerce  :  l'action  du  Lieu 
devient  plus  faible  ;  par  contre,  celle  du  Patronage  grandit;  il 
assume  à  son  tour  la  première  place  parmi  les  facteurs  sociaux 
agissants. 


20  LES    l'ATHONS    DE    L  INDUSTRIE    TEXTILE. 

.  Dans  les  pages  qui  suivent,  nous  nous  proposons  d'exposer 
les  résultats  de  nos  études  sur  les  patrons  de  l'industrie  textile 
dans  la  Flandre  française. 

Fidèle  à  notre  méthode,  nous  exposerons  les  faits  en  allant  du 
simple  au  compliqué,  en  partant  du  travail  à  la  main  pour  finir 
par  la  fabrication  mécanique.  Nous  dénommons  le  premier  ^yy9e 
ancien  parce  qu'il  n'est  plus  qu'une  survivance  d'un  état  jadis 
général.  Dans  la  Flandre  française,  ce  type  est  en  voie  rapide 
de  disparition  devant  la  concurrence  du  type  nouveau,  celui  du 
grand  atelier  à  la  houille. 


LES  PATRONS   DU  TYPE  ANCIEN 


La  Nomenclature  distingue  six  formes  d'ateliers  de  fabrication, 
et  elles  peuvent  toutes  s'adapter  au  travail  à  la  main. 

Ce  sont  : 

La  communauté  ouvrière; 

L'atelier  domestique  principal  ; 

L'atelier  domestique  accessoire  ; 

Le  petit  atelier  patronal  ; 

La  fabrique  collective  ; 

Le  grand  atelier. 

Dans  les  trois  premières  formes,  le  patron  n'existe  pas,  ou,  si 
l'on  préfère,  l'ouvrier  est  sou  propre  patron.  Nous  n'avons  donc 
pas  à  en  parler  ici.  Dans  le  petit  atelier  patronal,  à  côté  des  purs 
ouvriers,  il  existe  un  ouvrier-patron  qui  dirige  les  autres,  tout 
en  travaillant  lui-même  de  ses  mains. 

Sans  doute,  le  petit  atelier  et  l'atelier  familial  ont  dû  exis- 
ter en  Flandre  comme  partout,  mais  ils  ont  disparu  assez  tôt, 
puisque  ce  pays  est  devenu  très  vite  un  pays  exportateur  de 
tissus,  et  que  ces  genres  d'ateliers  ne  sont  adaptés  qu'à  la  pro- 
duction en  vue  d'une  clientèle  locale. 

Dans  les  régions  purement  agricoles,  on  peut  trouver  encore 
le  type  du  tisserand  de  village  travaillant  à  façon  pour  le 
compte  de  ses  voisins.  Dans  la  Flandre,  on  ne  trouverait  plus 
guère  le  travail  domestique  des  tissus  que  sous  la  forme  acces- 
soire et  réduite  du  raccommodage. 


22.  LES    PATRONS   DE    l'iNDUSTRIE   TEXTILE. 

En  résumé,  nous  n'avons  à  étudier  que  la  fabrique  collective 
et  le  grand  atelier,  seules  formes  qui  s'adaptent  à  l'exportation. 

Afin  d'éviter  toute  confusion,  nous  appellerons  manufacture 
le  grand  atelier  du  type  ancien,  c'est-à-dire  celui  qui  n'emploie 
pas  la  vapeur  comme  force  motrice. 

Voilà  donc  les  deux  témoins  du  passé  encore  observables  dans 
la  Flandre  actuelle  :  la  fabrique  collective  et  la  manufacture. 

La  fabrique  collective.  —  Du  jour  où  la  Flandre  se  mit  à 
exporter  des  tissus  —  et  cela  date  au  moins  du  Moyen  Age  — 
la  fabrique  collective  apparut,  parce  qu'aucun  des  petits  arti- 
sans n'avait  le  moyen  d'entrer  en  rapport  avec  une  clientèle 
lointaine. 

Dans  la  fabrique  collective,  on  le  sait,  on  continue  à  travailler 
à  domicile  ou  dans  de  petits  ateliers,  mais  au  lieu  de  travailler 
directement  pour  le  consommateur,  on  travaille  pour  le  compte 
d'un  grand  négociant  qui  se  charge  d'écouler  les  produits  fa- 
briqués. Au  Moyen  Age,  ce  négociant  était  non  seulement  un  com- 
merçant, mais  un  transporteur.  Il  voyageait  accompagné  de 
ses  marchandises  et  visitait  les  foires  ou  les  petits  marchands 
revendeurs  qui  constituaient  sa  clientèle  plus  ou  moins  fidèle. 
Depuis  le  développement  des  moyens  de  transport,  le  négociant 
chef  de  fabrique  collective  n'est  plus  que  commerçant.  C'est  sous 
cette  forme  réduite  qu'il  nous  apparaît  à  l'heure  actuelle. 

D'un  autre  côté,  le  développement  de  la  fabrication  mécanique 
a  fait  disparaître  le  travail  à  la  main  des  opérations  du  pei- 
gnage^,  du  cardage  et  du  filage  ;  dans  la  seule  opération  du  tis- 
sage, il  continue  à  lutter  de  la  manière  que  nous  allons  essayer 
de  déterminer. 

Dans  la  Flandre  française,  c'est  à  Halluin  que  le  tissage  à  la 
main  s'est  le  mieux  maintenu.  C'est  donc  là  que  nous  devons 
nous  rendre  pour  l'étudier. 

Chose  curieuse,  la  plupart  des  fabriques  collectives  d'Halluin 
ne  sont  pas  anciennes,  et  cela  surprend    au  premier   abord. 

1.  Le  repassage  du  lin  se  fait  encore  à  la  main,  mais  c'est  là  une  simple  annexe 
de  la  fabrication  mécanique. 


LES    PATUONS    UIJ    TYl'K    ANCIKN.  23 

Lf^xplication  en  est  pourtant  aisée.  En  effet,  les  anciennes  fa- 
briques ont  périclité  ou  bien  se  sont  transformées  eu  ateliers 
mécaniques.  Quel([ues-uus  de  ces  derniers  ont  couservé  comme 
accessoire  une  fabrique  collective,  mais  quand  celle-ci  est  à 
l'état  pur,  c'est  presque  toujours  une  all'aire  nouvelle  qui 
vient  de  se  fonder. 

Ainsi  une  maison  que  nous  visitons  n'existe  que  depuis 
quatre  ans.  M.  H.-O...  qui  nous  reçoit  très  aimablement,  nous 
dit  qu'il  était  anciennement  employé  chez  un  fabricant  lillois, 
en  qualité  de  voyageur  de  commerce.  Quand  son  patron  cessa 
son  industrie,  battu  par  la  concurrence  croissante  de  la  ma- 
chine, M.  H.-O...  avait  toutes  les  qualités  nécessaires  pour  s'éta- 
blir patron  à  son  tour  :  un  capital  suffisant,  la  connaissance  du 
métier  et  celle  de  la  clientèle.  Seulement  il  quitta  Lille  pour 
s'installer  à  Halluin  où  les  salaires  sont  plus  bas.  Grâce  à  cette 
circonstance,  il  espère  pouvoir  lutter  encore  une  dizaine  d'an- 
nées. A  ce  moment-là,  il  avisera  suivant  les  circonstances  du 
moment. 

On  le  voit,  M.  H.-O...  se  rend  bien  compte  qu'il  est  entré  dans 
un  métier  qui  meurt;  s'il  n'a  pas  entrepris  de  monter  une 
usine  mécani([ue,  c'est  évidemment  que  les  moyens  dont  il 
disposait  ne  le  lui  permettaient  pas.  Il  est  en  effet  plus  facile 
d'être  patron  d'une  fabrique  collective  que  d'un  grand  ate- 
lier, surtout  d'un  grand  atelier  mécanique. 

Tout  d'abord,  le  capital  est  réduit.  Il  suffit  de  posséder  un 
magasin  avec  un  certain  stock  de  matières  (filés  de  coton, 
de  laine  ou  de  lin)  et  de.  produits  (tissus  ,  un  ourdissoir  à  main 
pour  préparer  les  chaînes,  une  bascule,  un  pupitre,  une  presse 
à  copier  et  quelques  fournitures  de  bureau:  avec  cela  un  fonds 
de  roulement  suffisant  pour  payer  régulièrement  les  ouvriers 
et  faire  face  aux  échéances. 

La  plus  grande  partie  de  l'outillage,  le  métier  à  tisser,  est 
donc  la  propriété  des  familles  ouvrières^.  Quelquefois,  quand 
il  s'agit   de    métiers  Jacquard  et  aussi  dans  la  fabrication  des 

1.  Vu  la  décadence  du  travail  à  la  main,  on  se  procure  du  reste  des  métiers  à 
lisser  d'occasion  à  très  bon  compte. 


2i  LES    l'ATRONS    HE    L  INDlSTrUE    TEXTILE. 

tissus  d'ameublement,  le  bâti  seul  appartient  à  l'ouvrier,  parce 
que  les  autres  éléments  du  métier  changent  d'un  article  à 
l'autre.  Les  femmes  (et  les  quelques  vieillards)  qui  travaillent 
pour  M.  H.-O...  viennent  elles-mêmes  chercher  les  chaînes 
ourdies  et  les  canettes  de  trames  nécessaires  à  leur  travail,  et 
rapportent  les  tissus  qui  leur  sont  alors  payés  à  un  prix  fixé 
(l'avance.  En  somme,  elles  travaillent  à  façon  pour  le  patron  ; 
cette  façon  leur  est  généralement  comptée  à  la  pièce,  mais 
M.  H.-O...  préfère  la  régler  au  mètre. 

On  le  voit,  les  rapports  du  patron  avec  ses  ouvriers,  quoi- 
que directs,  sont  rares  et  se  bornent  pour  ainsi  dire  à  l'éva- 
luation du  salaire,  à  l'indication  du  travail  à  faire.  Tout  cela 
ne  demande  pas  un  grand  développement  du  don  de  direc- 
tion, de  commandement;  l'ouvrier  reste  indépendant  à  ce  sujet; 
tout  au  plus,  quand  le  travail  traîne,  M.  H.-O...  envoie-t-il  son 
employé  voir  si  les  pièces  promises  seront  bientôt  livrées. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  des  qualités  personnelles  ne  soient 
pas  indispensables,  mais  ces  qualités  sont  plutôt  d'ordre  com- 
mercial que  d'ordre  industriel.  Il  faut  connaître  les  goûts  de  la 
cHentèle,  savoir  faire  valoir  la  marchandise,  avoir  en  un  mot 
le  don  de  persuader. 

H  faut  de  plus  avoir  certaines  connaissances  techniques,  con- 
naître les  qualités  des  tissus,  les  prix,  les  variations  des 
cours,  etc. 

Enfin,  il  faut  des  connaissances  générales  :  une  instruction 
au  moins  primaire,  la  comptabilité,  etc. 

En  résumé,  les  capacités  nécessaires  pour  être  patron  d'une 
fabrique  collective  comprennent  : 

1°  Des  qualités  personnelles  développées  par  l'éducation  fami- 
liale (prévoyance)  et  par  l'apprentissage  du  métier  (qualités 
commerciales)  ; 

2°  Des  connaissances  acquises  à  l'école  (instruction)  ou  par 
l'apprentissage  du  métier  (connaissances  techniques). 

On  le  voit,  quoiqu'un  patron  de  fabrique  collective  soit  un 
patron  de  faible  envergure,  un  fossé  le  sépare  de  ses  ouvriers; 
il  n'est  pas  issu  de  la  même  formation  sociale  qu'eux  :  pour 


LES    l'ATROiNS    l»l     TVt'E    ANCIEN.  2o 

s'en  rendre  compte,  il  suffit  de  comparer  les  qualités  néces- 
saires à  l'un  et  à  l'autre.  Aussi  ces  patrons  ne  se  recrutent- 
ils  pas  dans  la  classe  ouvrière,  mais  dans  celle  des  commis 
voyageurs. 

Le  métier  de  conimis  voyageur  développe  précisément  les 
qualités  commerciales  et  le  genre  de  connaissances  techniques 
qui  conviennent  à  la  fonction  de  patron  dune  fabrique  collec- 
tive. Ils  ont.  en  outre,  une  instruction  élémentaire  suffisante. 
Pourtant  tous  les  commis  voyageurs  ne  sont  pas  aptes  à  deve- 
nir patrons,  car  il  y  a  un  genre  de  qualités  que  leur  métier  ne 
développe  pas  et  qu'il  faut  avoir  :  la  prévoyance.  Au  contraire, 
on  sait  qu'il  tend  plutôt  à  développer  l'imprévoyance,  par 
suite  de  la  vie  constante  dans  les  auberg-es,  de  la  fréquenta- 
tion presque  forcée  des  cafés  le  soir,  par  suite  d'un  mode 
d'existence  nomade,  en  somme. 

La  minorité  prévoyante  des  commis  voyageurs  doit  donc 
cette  prévoyance,  non  pas  au  métier,  mais  à  une  éducation 
familiale  plus  solide.  C'est  de  cette  minorité  que  sortent  les 
patrons  du  commerce  et  des  fabriques  collectives. 

Ces  derniers,  en  effet,  nous  l'avons  vu,  sont  plus  des 
commerçants  que  des  industriels.  M.  H.-O....  depuis  qu'il  est 
patron,  fait  un  travail  qui  a  beaucoup  d'analogies  avec  celui 
qu'il  faisait  quand  il  était  voyageur.  Il  continue  à  visiter  lui- 
même  sa  clientèle  composée  des  petits  boutiquiers  des  villages 
environnants,  et  leur  présente  des  échantillons  :  c'est  là  le  travail 
principal.  Pendant  ses  absences,  il  est  remplacé  par  son  uni- 
que employé,  qui  en  outre,  nous  l'avons  vu,  lui  sert  quelque- 
fois d'intermédiaire  dans  ses  rapports   avec  les   ouvriers. 

Comment  M.  H.-O...  parvient-il  à  concurrencer  la  ma- 
chine ? 

En  vendant  directement  aux  petits  boutiquiers  de  villages. 
Si  son  prix  de  revient  est  plus  élevé,  son  prix  de  vente  lest 
également  :  il  y  a  donc  compensation.  Les  commandes  sont 
petites  et  portent  sur  des  produits  variés,  mais  nous  savons  pré- 
cisément que  le  travail  à  la  main  s'accommode  bien  de  ces 
conditions. 


26  LES    l'ATRONS    DE   l'iNDUSTRIE   TEXTILE. 

Au  contraire,  Je  grand  fabricant  n'est  pas  en  contact  direct 
avec  le  petit  boutiquier  :  ses  produits  n'atteignent  ce  dernier 
qu'en  passant  par  l'intermédiaire  du  gros  et  du  moyen  né- 
goce. Si,  aux  commissions  prélevées  par  ceux-ci,  on  ajoute  les 
frais  de  transports,  emballage  et  manutention  toujours  très 
onéreux  pour  les  petits  envois,  on  comprend  que,  dans  les  vil- 
lages d'accès  un  peu  difficile,  le  petit  fabricant  de  toile  arrive 
à  concurrencer  le  grand. 

La  manufacture.  —  La  manufacture,  répétons-le,  est  le  grand 
atelier  dans  lequel  on  travaille  à  la  main.  L'avantage  de  la  ma- 
nufacture sur  la  fabrique  collective,  est  qu'elle  permet  d'orga- 
niser une  production  plus  régulière,  mais  elle  a  besoin  d'ou- 
vriers plus  disciplinés,  et  elle  complique  le  rôle  du  patron. 
C'est  ce  que  nous  allons  voir. 

M.  L...  possède  à  Halluin  une  manufacture  dans  laquelle 
travaillent  une  vingtaine  de  vieux  tisserands,  chacun  sur  un 
métier  à  pédale.  A  côté  de  la  salle  de  travail,  un  petit  maga- 
sin contient  des  filés  de  lin  ou  de  coton  et  des  pièces  de  toile; 
dans  une  autre  salle  se  trouve  un  ourdissoir  à  main  pour  pré- 
parer les  chaînes;  enfin,  un  certain  nombre  de  femmes  prépa- 
rent les  canettes.  Il  n'y  a  pas  d'enfants,  car  M.  L...  ne  fait  pas 
d'apprentis  :  il  estime  en  elfet,  que  dans  dix  ans  le  tissage  à 
la  main  ne  sera  plus  possible  dans  la  région  du  Nord. 

Pourtant,  pas  plus  que  la  fabrique  de  M.  H.-O...,  la  manu- 
facture de  M.  L...  n'est  ancienne  :  elle  ne  date  que  de  1898. 

Ici,  contrairement  au  premier  type,  l'occupation  principale 
du  patron  consiste  dans  la  direction  du  travail.  Cependant  la  dis- 
cipline est  moins  dure  que  dans  les  tissages  mécaniques;  les 
tisserands  quittent  l'usine  quand  cela  leur  plait  :  ils  sont  du 
reste  payés  à  la  tâche.  Toutefois  l'on  comprend  que  le  patron 
s'efforce  de  les  faire  travailler  le  plus  possible,  et  pour  cela, 
il  faut  ruser  avec  eux,  connaître  leur  mentalité.  Ainsi,  par 
exemple,  il  n'est  pas  bon  de  faire  ourdir  trop  de  chaînes  à 
l'avance,  d'emmagasiner  trop  de  filés,  parce  que,  dès  que  les 
tisserands    s'en    aperçoivent,    ils    travaillent    moins    vite,    car 


LKS   TATRONS    nu    TYI'E    ANCIEN.  ^^ 

ils  sentent  que  lo  patron  a  besoin  d'eux.  Au  contraire,  ils 
se  pressent  s'ils  voient  qu'il  y  a  peu  de  travail  en  préparation. 
Ils  font  l'inverse  de  ce  que  désirerait  le  patron,  peut-être  par 
uu  esprit  inconscient  d'opposition.  Il  ne  faut  donc  pas  pré- 
parer trop  de  travail,  même  s'il  y  a  des  commandes  très 
pressées  à  exécuter;  il  ne  faut  pas  non  plus  accumuler  trop 
de  matières  premières,  et  pourtant  il  ne  faut  pas  risquer  d'en 
manquer.  En  somme,  la  présence  presque  constante  du  patron 
est  indispensable,  et  ceci  l'empêche  de  se  mettre  directement 
en  rapport  avec  la  clientèle  :  il  a  recours,  pour  cela,  à  l'in- 
termédiaire de  voyag-eurs  travaillant  à  la  commission,  ou  à  celui 
des  colporteurs. 

11  ne  faut  donc  pas  des  qualités  de  même  ordre  pour  être 
manufacturier  que  pour  diriger  une  fabrique  collective.  Sans 
doute,  il  faut  dans  les  deux  cas  de  la  prévoyance  et  une  ins- 
truction primaire,  mais  les  connaissances  techniques  nécessaires 
sont  différentes  puisqu'il  faut  connaître  le  mécanisme  des  mé- 
tiers; enfin,  surtout,  les  qualités  commerciales  jouent  un  rôle 
moins  grand  que  les  qualités  de  direction,  d'organisation. 

Aussi  les  manufacturiers  ne  se  recrutent-ils  pas  parmi  les  com- 
mis voyageurs  ^  mais  parmi  les  contremaîtres.  On  ne  sera  donc 
pas  étonné  d'apprendre  que  M.  L...  a  été  contremaître  dans  un 
atelier  mécanique  pendant  vingt  ans  avant  de  s'installer  à  scm 
compte.  A  ce  moment-là,  il  voulut  même  fonder  un  atelier  mé- 
canique, qu'il  dut  changer  bientôt  en  manufacture. 

Les  raisons  qui  amenèrent  M.  L...  à  ce  changement,  sont  cu- 
rieuses à  analyser  parce  qu'elles  nous  montrent  ce  qui  lui  faisait 
défaut  pour  atteindre  ce  but.  Chose  qui  ne  manque  pas  de  nous 
surprendre  au  premier  abord,  M.  L...  attribue  son  insuccès  au 
chauffeur.  Le  chauffeur  était  un  sujet  continuel  de  conflits  entre 
le  patron  et  les  tisserands.  En  effet,  on  le  conçoit,  M.  L...  n'avait 
besoin  que  d'un  moteur  peu  puissant.  Il  en  résultait  que  le 
chauffeur  n'était  occupé  que  par  intermittence.  Aussi,  pour  no 

1.  Tout  au  moins  le  commis  voyageur  csl-il  forcé  de  s'associer  à  un  ancien 
contre  maître  pour  fonder  une  manufacUue.  Dans  ce  cas,  le  premier  s'occupe  de  la 
partiecommerciale,  ce  qui  supprime  les  petits  intermédiaires  voyageurs  ou  colporteurs. 


28  LES    PATRONS    DE    L'INDUSTRIE    TEXTILE. 

pas  lui  laisser  de  longs  loisirs,  M.  F^...  eut  l'idée  de  le  mettre  à 
un  métier  à  tisser  sur  lequel  il  travaillait  lorsque  son  moteur  ne 
prenait  pas  son  temps.  Cette  prétention  rencontra  une  opposition 
formidable,  non  pas  de  la  part  du  chauETeur,  mais  des  tisserands, 
qui  refusèrent  d'admettre  parmi  eux  un  ouvrier  qui  n'était  pas 
du  métier.  On  le  voit,  les  tisserands  à  la  main  ont  conservé  toute 
l'étroitesse  d'esprit  des  anciennes  corporations. 

Quoi  qu'il  en  soit,  après  avoir  fait  «  sauter  »  successivement 
un  certain  nombre  de  cbaufi'eurs,  les  tisserands  finirent  par 
avoir  gain  de  cause,  et  M.  L.. .  dut  revendre  la  machine  à  vapeur 
et  ses  accessoires.  Évidemment  le  conflit  n'existait  que  parce 
que  la  production  de  l'atelier  ne  couvrait  pas  le  salaire  d'un 
chauffeur  exclusif  :  il  ij  a  donc  une  grandeur  minimum  au-des- 
sous de  laquelle  l'atelier  à  la  houille  n-est  pas  économiquement 
exploitable,  et  M.  L...  ne  disposait  pas  d'un  capital  suffisant  pour 
atteindre  cette  limite. 

La  grande  préoccupation  de  M.  L...  est  de  ne  pas  faire  de 
stock,  quoiqu'il  ne  fasse  que  des  articles  courants,  communs,  se 
vendant  en  toutes  saisons,  la  toile  à  matelas  par  exemple.  Le 
stock,  en  effet,  en  immobilisant  du  capital,  a  pour  effet  d'aug- 
menter le  prix  de  revient,  et  pour  lutter  contre  la  machine,  il 
faut  le  réduire  le  plus  possible. 

On  peut  se  demander  comment  le  travail  à  la  main  peut  se 
maintenir  précisément  dans  un  genre  d'articles,  les  articles 
courants,  si  bien  adapté  au  machinisme?  C'est  que  : 

1°  Les  articles  sont  vendus  plus  cher,  parce  qu'ils  sont  ven- 
dus directement  au  consommateur  et  non  au  marchand; 

2"  Ils  sont  vendus  à  des  consommateurs  qui  habitent  dans  des 
pays  ruraux  où  les  moyens  de  communication  sont  encore  peu 
développés,  dans  certaines  régions  du  midi  de  la  France,  par 
exemple. 

Bien  entendu.  M.  L...  vend  par  l'intermédiaire  de  voyageurs 
commissionnaires  parcourant  ces  régions,  mais  comme  chacun 
de  ces  voyageurs  représente  plusieurs  autres  maisons  fal)riquant 
des  articles  différents,  leurs  frais  généraux  sont  répartis  entre 
plusieurs  petits  industriels. 


I.ES   PATRONS   DU    TYPE   ANCIEN.  29 

Telles  sont  les  conditions,  un  peu  factices  on  le  voit,  daus 
lesquelles  vivent  les  manufactures  de  toiles  à  l'heure  actuelle. 
Chose  curieuse,  ces  manufactures  semblent  dériver  de  la  grande 
industrie,  puisqu'elles  sont  fondées  par  des  contremaîtres  formés 
dans  les  ateliers  mécaniques.  On  peut,  dès  lors,  se  demander 
si  les  manufactures  existaient  avant  le  machinisme,  et,  dans  ce 
cas,   par  qui  elles  étaient  fondées. 

Si  l'on  serre  la  question  de  jîrès,  on  remarque  que  ce  qui 
fait  que  les  manufacturiers  actuels  se  recrutent  parmi  les  contre- 
maîtres, c'est  que  ces  derniers  ont  le  don  du  commandement  et 
de  l'organisation  ;  ils  peuvent  se  recruter  parmi  toutes  les  ca- 
tégories de  personnes  ayant  ces  qualités. 

L'Antiquité  a  vu  des  manufactures  qui  purent  lutter  contre 
les  fabriques  collectives  parce  que,  n'employant  que  des  escla- 
ves, elles  avaient  la  main-d'œuvre  à  un  taux  plus  faible  encore 
que  les  petits  ateliers  libres  collectifs. 

Au  Moyen  Age,  avec  la  disparition  de  l'esclavage,  la  fabrique 
collective  donuna  jusqu'aux  inventions  mécaniques.  Pourtant, 
avant  celles-ci,  un  certain  nombre  de  manufactures  apparurent 
en  Occident',  mais  à  l'état  sporadique  seulement,  jusqu'aux  in- 
ventions qui  virent  le  jour  en  Angleterre  au  xviir^  siècle,  et  dont 
nous  allons  bientôt  parler, 

Eq  effet,  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  la  manufacture  sup- 
porte moins  les  aléas  du  commerce  que  la  fabrique  collective 
à  cause  de  la  nécessité  d'utiliser  l'outillage  d'une  façon  régu- 
lière. Elle  ne  compense  ce  désavantage  que  si  elle  peut  se  pro- 
curer de  la  force  motrice  à  meilleur  marché  :  esclavage  ou  em- 
ploi d'outils  perfectionnés.  Or,  l'esclavage  rendu  impossible 
dans  l'Europe  occidentale  depuis  l'apparition  du  particularisme, 
la  manufacture  subit  une  éclipse  jusqu'au  moment  où  les  condi- 
tions économiques  permirent  l'emploi  d'engins  perfectionnés, 
c'est-à-dire  dans  la  seconde  moitié  du  xvni"  siècle  en  Anglc- 

1.  Ainsi  la  manufacture  des  draps  de  luxe(fa(;on  de  Hollande),  créée  à  Abbeville  en 
lG(J5,srâceà  l'appui  de  Colberl  quilui  octioya  des  privilèges  spéciaux  (Cf.  Demangeon, 
La  Picardie,  p.  265).  Notons  en  passant  que  celte  manufacture  fut  fondée  par  un 
Hollandais  nommé  Van  Robais,  ainsi  (|ue  la  fameuse  manufacture  des  Gobelins, 
l'ondée  à  la  même  époque  par  Van  Gobeleen. 


;J0  LES   PATRO^JS   DE    l'iNDUSTRIE    TEXTILE. 

terre.  La  mcanufacture  eut  alors  un  regain  d'expansion  subit 
mais  éphémère,  car  elle  ne  fut  qu'un  état  transitoire  vers  la 
constitution  du  grand  atelier  à  la  houille. 

Avant  d'entamer  l'étude  de  ce  dernier,  un  court  aperçu  his- 
torique nous  semble  nécessaire,  afin  de  noter  les  étapes  de  l'ex- 
pansion du  travail  à  la  main,  et  les  circonstances  qui  ont  amené 
sa  disparition  devant  la  concurrence  du  machinisme. 

Aperçu  historique.  —  Si  l'on  trace  une  ligne  passant  par 
Calais,  Saint-Omer,  Aire-sur-la-Lys,  La  Bassée,  Lille  et  Tournai, 
on  sépare  deux  régions  naturelles  essentiellement  distinctes  : 

Au  nord,  on  trouve  un  pays  bas  et  humide,  à  sous-sol  imper- 
méable :  c'est  la  Flandre. 

Au  sud,  on  a  un  plateau  sec,  à  sous-sol  calcaire  et  perméable, 
qui  couvre  une  grande  partie  du  nord  de  la  France,  et  se 
subdivise  en  une  série  de  pays  :  Boulonnais,  Artois,  Gambrésis, 
Picardie,  etc. 

Les  villes  que  nous  venons  de  citer  sont  toutes  situées  à 
l'intersection  d'une  voie  navigable  avec  la  limite  naturelle,  et 
doivent  leur  origine  à  l'établissement  de  marchés  où  s'échan- 
geaient les  productions  différentes  des  deux  régions.  Le  sol  sec 
du  plateau  calcaire  se  prête  à  l'élevage  du  mouton  :  c'est  le 
pays  de  la  laine;  au  contraire,  le  sol  frais  de  la  Flandre  est 
plus  favorable  à  la  culture  du  lin  :  c'est  le  pays  de  la  toile. 

A  l'aurore  de  l'histoire,  les  anciens  habitants  de  l'Artois,  les 
Atrébates,  sont  déjà  renommés  pour  leurs  étoffes  de  laine  :  les 
birri  (bure)  en  laine  grossière,  et  les  saies  en  laine  fine.  Par 
contre,  les  Morins,  peuple  navigateur  qui  détenait  le  détroit  de 
Calais,  tissaient  leurs  toiles  à  voile  avec  les  lins  de  la  Flandre. 
L'industrie  linière  s'est  conservée  depuis  lors  dans  ce  dernier 
pays,  sans  aucune  discontinuité,  principalement  dans  le  bassin 
delà  Lys,  rivière  dont  les  eaux  ont  des  propriétés  particulières 
pour  le  rouissage  du  lin. 

L'industrie  lainière,  de  son  côté,  s'est  maintenue  dans  les  ré- 
gions calcaires,  à  Amiens,  à  Reims,  etc.,  mais  elle  a  disparu  de 
l'Artois,  tandis  qu'elle  s'est  propagée  dans  la  Flandre  française, 


LES    PATRONS    IX'    TYI'K    ANCIEN.  lU 

surtout  à  Roubaix'.  A  dire  vrai,  ce  qui  domine  dans  cette  der- 
nière ville,  c'est  moins  la  fabrication  des  tissus  de  laine  pure  que 
celle  des  étofles  mélangées,  et  ceci  s'explique. 

Nous  avons  dit  que  Lille  était  située  exactement  à  la  limite 
des  deux  régions;  aussi  y  fabriquait-on  à  la  fois  des  toiles  et 
des  lainages,  et  cela  dès  le  xii"  siècle  ;  de  là,  on  devait  passer  tout 
naturellement  aux  étoffes  mélangées.  En  1495,  on  voit,  dans 
cette  cité,  la  corporation  des  bourgetteurs  (tisserands  d'étofîes 
à  chaîne  en  lil  de  lin  et  à  trame  en  fil  de  laine)  se  séparer  de 
celle  des  sayetteurs  (tisserands  d'étoffes  de  pure  laine).  Peu  à 
peu,  les  négociants  lillois,  en  quête  de  main-d'œuvre  à  bon 
marché,  firent  tisser  dans  les  campagnes  avoisinantes,  dans  le 
plat  pays,  comme  on  disait  alors,  à  Roubaix  notamment,  qui 
n'était  encore  qu'un  petit  bourg  naissant.  Ce  fut,  dès  lors,  une 
lutte  continuelle,  une  suite  interminable  de  procès  entre  les 
bourgetteurs  lillois  et  ceux  du  plat  pays;  ces  derniers,  à  l'ori- 
gine, ne  pouvaient  fabriquer  que  la  tripe  de  velours  pour  tapis- 
serie ;  au  commencement  du  xvii"  siècle,  ils  acquièrent  le  droit 
de  travailler  le  bourrât  ou  serge  de  Rome,  et  la  futauie  ou 
bazin,  et  vers  la  fin  du  même  siècle,  celui  de  faire  les  calle- 
mandes  (satin)  ;  enfin,  au  xviii"  siècle,  ils  peuvent  travailler  les 
camelots  (tissus  imperméables  communs  pour  manteaux  et 
capuchons). 

Au  lin  et  à  la  laine,  on  ajouta  la  soie  et  le  coton,  mais  toujours 
à  condition  d'être  mélangés.  Ce  n'est  qu'à  la  veille  de  la  Révo- 
lution que  la  liberté  industrielle  fut  définitivement  proclamée  -. 

On  peut  se  demander  pourquoi  le  tissage  des  étoffes  mélan- 
gées se  développa  dans  les  villages  situés  au  nord  de  Lille, 
c'est-à-dire  dans  la  Flandre,  plutôt  que  dans  ceux  situés  au 
sud,  dans  la  région  calcaire  ? 


1.  Dans  la  Flandre  belge,  l'industrie  lainière  prospérait  depuis  longtemps.  Les  Mé- 
napiens,  et  plus  lard  les  Frisons  élevaient  des  moutons  sur  les  polders  du  littoral  et 
se  livraient  à  la  fabrication  du  drap.  Admirablement  placés  pour  l'exportation,  ils 
purent  étendre  leur  fabrication,  et,  dès  le  Moyen  Age,  ils  durent  avoir  recours  aux 
laines  étrangères,  anglaises,  espagnoles,  etc.  C'est  alors  que  se  développèrent  les  fa- 
meuses cités  flamandes  :  Gand,  Bruges,  Yprcs,  etc. 

2.  Turgot  supprima  les  corporations  en  1776,  et  la  réglementation  d'Etat  en  1779. 


32  LES    T'ATROIN'S   DE   l'iNDUSTRIE   TEXTILE. 

Il  est  probable  que  l'une  des  causes  prépondérantes  fut  celle 
du  recrutement  plus  facile  de  la  main-d'œuvre  :  la  Flandre, 
pays  à  forte  natalité,  a  toujours  été  nn  réservoir  d'hommes.  Au 
surplus,  rien  ne  poussait  à  l'établissement  d  .l'industrie  vers  le 
sud  :  les  laines  elles-mêmes  ne  venaient  pas  de  la  région  cal- 
caire avoisinante,  car  on  les  réservait  pour  les  tissus  pure  laine  ; 
Roubaix  faisait  venir  ses  laines  de  Hollande,  d'Angleterre  et 
d'ailleurs. 

Pendant  que  le  tissage  des  mélang"és  prospérait  à  Roubaix  et 
dans  les  environs,  le  tissage  de  la  laine  tombait  en  décadence 
à  Lille  et  dans  l'Artois. 

Lille  se  spécialisait  de  plus  en  plus  vers  la  fabrication  du  fd 
à  coudre,  qu'elle  n'a  pas  abandonnée  jusqu'à  nos  jours  :  en 
1709,  elle  comptait  déjà  600  moulins  de  filterie.  Quant  aux  Arté- 
siens, ils  étaient  de  plus  en  plus  rejetés  vers  le  fdage  de  la 
laine  et  la  fabrication  des  dentelles  ^ 

En  résumé,  voici  quelle  était  la  situation  dfr  l'industrie  tex- 
tile dans  la  Flandre  française  au  moment  où  les  inventions 
mécaniques  allaient  la  bouleverser. 

D'abord  le  lin-  : 

La  culture  de  la  plante  et  la  préparation  de  la  libre  se  fai- 
saient à  la  campagne  dans  les  villages  du  bassin  de  la  Lys,  ainsi 
que  le  filage  ;  ce  dernier  travail  était  fait  par  les  femmes,  et 
l'on  comptait  43.000  rouets  dans  les  arrondissements  de  Lille 
et  d'Hazebrouck  au  début  du  xix"  siècle.  A  la  même  époque, 
il  y  avait  4.000  métiers  à  tisser  la  toile  à  Hazebrouck,  Armen- 
tières,    Merville,    Estaires   et   dans  les    villages    environnants, 


1.  Pendant  longlein|is,  l'Aiiois  avait  t'ourni  à  la  Flandre  des  émigranls  experts 
dans  le  travail  de  la  laine  :  au  x^  siècle,  Haiidouin  111,  comte  de  Flandre,  attira  à 
Bruges  des  tisserands  et  des  foulons  de  IWrtois.  Plus  lard,  ce  fut  une  véritable  émi- 
gration due  à  l'insécurité  politique.  De  1477  à  1483,  Louis  XI  occupe  l'Artois  :  de 
nombreux  tisserands  se  réfugient  à  Lille  et  à  Roubaix.  En  1,5r8,  la  cité  d'Arras 
ayant  empêché  le  lissage  rural,  les  ouvriers  campagnards  émigrent  en  masse  :  les 
sayetleurs  vers  Lille  et  les  drapiers  vers  Roubaix.  De  1G35  à  1G48,  conquête  défini- 
live  de  l'Artois  par  les  F'rançais,  siège  d'Arras  et  bataille  de  Lens  :  les  derniers  tisse- 
rands se  réfugient  à  Roubaix. 

2.  Cf.  Monoçiraphie  du  lin  et  de  l'industrie  linièrc  dans  le  département  du 
Nord,  par  Louis  Merchier,  p.  18  (L.  Danel,  édit.  Lille,  1902). 


LES    l'ATltdNS    m     TVI'i:    ANCIEN.  -ï-i 

plus  12.')  niétiors  de  i-uhauiicric  à  C.oniines  et  à  Lille.  Cette 
dernière  ville  monopolisait  la  fabrication  du  iii  à  coudre,  tandis 
que  de  nombreuses  blanchisseries  de  toiles  s'échelonnaient  le 
lony-  de  la  Deùle  et  de  la  Lys. 

Voyons  maintenant  la  laine. 

Lille  avait  encore  un  certain  nombre  de  tisserands,  mais 
Houbaix  avait  tini  par  devenir  le  centre  le  plus  important  pour 
les  lainages  communs  dans  le  Nord.  En  1771,  cette  ville  comp- 
tait IIpI  fabricants  donnant  du  travail  à  000  ouvriers  peigneurs 
habitant  surtout  Tourcoing,  à  :30.000  fileuses  de  l'Artois  et  de 
la  Picardie,  à  2.000  tisserands  de  callemandes  et  250  tisserands 
de  futaines,  la  plupart  résidant  A  Roubaix,  et  auxquels  on  doit 
ajouter  1.500  retordeurs,  1.200  gamins  épeuleurs  (bobineurs), 
2.000  redoubleuses  et  300  piqûrières. 

Cette  industrie,  en  apparence  si'  prospère,  était  alors  bien 
près  de  sa  décadence.  De  l'autre  côté  de  la  Manche,  le  machi- 
nisme était  en  train  d'éclore,  et  en  1786,  un  traité  de  commerce 
ayant  permis  l'entrée  facile  des  cotonnades  anglaises,  le  tra- 
vail des  étoffes  de  laines  communes  fut  gravement  atteint. 

C'est  ainsi  qu'en  1788,  l'industrie  lainière  ne  comptait  plus 
que  8  métiers  battants  à  Roubaix,  22  à  Tourcoing  et  800  à 
Lille. 

Quelques  années  plus  tard,  l'annexion  de  la  Relgique  vint 
aggraver  la  crise  eu  permettant  la  concurrence  aisée  des  draps 
de  Verviers, 

Mais  nous  sommes  à  un  tournant  de  l'histoire;  le  machinisme 
allait  s'implanter  sur  le  Continent,  et  avant  de  noter  les  réper- 
cussions qu'il  devait  fatalement  produire,  il  nous  faut  donner 
quelques  détails  sur  les  origines  du  travail  mécanique  dans 
l'industrie  textile. 

Quand  la  colonisation  agricole  de  l'Angleterre  fut  achevée  et 
•que  les  terres  vacantes  commencèrent  à  devenir  rares,  les  Anglo- 
Saxons,  pour  développer  les  moyens  d'existence  parallèlement 
à  l'accroissement  de  la  population,  songèrent  à  créer  chez  eux 
l'industrie  lainière   en  utilisant   les  laines  du  pays,   qui,   jus- 


;>4  LES    PATRONS    DE    L  INDISTRU:    TEXTILE. 

(|u'alors  étaient  expédiées  en  Flandre.  Ils  attirèrent  en  Angle- 
terre des  ouvriers  flamands,  mais  la  supériorité  économique  de 
l'Angleterre  ne  commença  véritablement  qu'avec  le  machinisme. 

Ce  n'est  pas  que  les  inventeurs  aient  manqué  sur  le  Conti- 
nent, mais  ils  ne  réussirent  jamais  à  implanter  sérieusement 
leurs  procédés  dans  l'industrie;  s'ils  furent  plus  heureux  en 
Angleterre,  c'est  que  le  milieu  social  se  prêtait  mieux  à  l'adop- 
tion des  progrès  économiques  :  déjà,  à  cette  époque,  ce  pays 
était  un  pays  de  hauts  salaires';  il  ne  pouvait  lutter  qu'en 
développant  le  plus  possible  la  productivité  de  l'ouvrier. 

Cependant,  l'industrie  lainière,  empêtrée  dans  d'étroits  règle- 
ments aussi  bien  en  Grande-Bretagne  que  sur  le  Continent, 
présentait  une  grande  résistance  à  l'amélioration  des  méthodes. 

C'est  à  ce  moment  que  la  prise  de  possession  de  l'IIindoustan 
par  les  Anglais  vint  mettre  à  leur  portée  une  matière  textile 
peu  utilisée  jusqu'alors  en  Europe,  le  coton.  Cette  matière 
devait  leur  être  fournie  ensuite  abondamment  par  la  possibilité 
de  la  cultiver  dans  leurs  colonies  américaines. 

Plus  tard,  l'abondance  de  la  houille  devait  assurer  définiti- 
vement cette  supériorité,  mais,  à  ce  moment,  il  n'en  est  pas 
encore  question. 

Les  progrès  mécaniques  ont  traversé  les  phases  suivantes  : 

1"  Ce  sont  d'abord  des  outils  perfectionnés  mus  a  la  main^ 
qui  apparaissent  :  la  fameuse  jenny,  inventée  par  Hargreaves 
en  1767,  est  une  espèce  de  rouet  contenant  jusqu'à  120  broches 
à  filer  et  qu'un  enfant  peut  mouvoir  à  l'aide  d'une  manivelle  ; 

2"  Puis  ce  sont  les  appareils  à  moteurs  animés  :  le  Throstle 
(métier  continu  à  filer),  inventé  en  17(59  par  Arkwright  et  la 
mule-jenmj  (ancêtre  du  renvideur),  inventée  par  Crompton  en 
1779,  toutes  deux  mues  à  l'aide  de  manèges  actionnés  par  des 
mules  ou  des  chevaux; 

3°  Les  appareils  hydrauliques  succèdent  rapidement  aux  pré- 
cédents dans  les  pays  montagneux  du  Lancashire  : 

Le  water-frame  ou  métier  hydraulique  à  filer; 

1.  Pal'l  Mantcux,  La  révoluiion  industrielle  au  wiii"  slirle. 


LES    PATUONS    DU    TYI'E    ANCIEN.  35 

Le  powcr-loom  ou  métier  à  tisser  hydraulique,  inventé  par 
Cartwright  on   1785. 

V  Enfin  cette  dernière  année  voit  s'ouvrir  l'ère  de  la  ma- 
chine à  vapeur,  car  c'est  précisément  à  ce  moment-là  que  la 
machine  de  Watt  fut  appliquée  pour  la  première  fois  à  l'indus- 
trie textile. 

Le  coton,  ainsi  obtenu  à  bas  prix,  fit  une  concurrence  désas- 
treuse à  l'industrie  lainière,  qui  dut  à  son  tour  adopter  les 
inventions  mécaniques  :  la  filature  de  la  laine  cardée  employa 
la  première  jenny,  dans  le  Yorkshire,  en  1773,  et  le  premier 
moteur  à  vapeur  à  Leeds  en  179i.  Enfin,  le  peignage  méca- 
nique de  la  laine  fut  réalisé,  en  Angleterre,  par  Collier,  en 
18-27. 

Vindustrie  linière  fut  la  dernière  à  adopter  les  nouvelles 
méthodes.  Cette  industrie  n'étant  pas  concurrencée  par  les 
Anglais,  Napoléon  P'  conçut  le  projet  de  la  développer  en  France 
le  plus  rapidement  possible.  Dans  ce  but.  il  institua,  dès  1805, 
un  prix  de  1.000.000  francs  pour  récompenser  l'inventeur  assez 
heureux  pour  réaliser  le  filage  mécanique  du  lin  fin  et  du 
chanvre. 

On  sait  comment  Philippe  de  Girard  réussit  à  inventer  un 
appareil  à  filer  le  lin,  trop  tard  malheureusement  pour  toucher 
la  prime,  l'Empire  étant  alors  à  son  déclin.  C'est  en  Autriche,  à 
Hirtenberg,  qu'il  alla  fonder,  en  1815,  la  première  filature 
mécanique,  bientôt  suivie,  en  1819,  d'une  seconde  à  Girardow^ 
en  Pologne. 

La  méthode  de  Girard,  encore  imparfaitement  automatique, 
fut  perfectionnée  en  Angleterre,  et  c'est  à  Leeds  que  la  première 
filature  véritablement  automatique  fut  fondée  par  Marshall  vers 
1824.  Rien  mieux  que  cette  histoire  ne  montre  que  la  réussite 
d'une  invention  en  un  point  quelconque  dépend  plus  des  condi- 
tions du  milieu  social  on  ce  point  que  de  l'action  personnelle 
d'un  inventeur. 

La  concurrence  de  V Angleterre  força  le  Continent  à  adopter 
les  procédés  de  l'industrie  mécanique . 

A  partir  du   traité    de   commerce  de   1786,    les  cotonnades 


36  f.ES    PATRONS    DE    l'iNDUSTRIE    TEXTILE. 

anglaises  inondèrent  la  France,  et  firent  une  concurrence  désas- 
treuse aux  étoffes  de  laines  communes;  seules  les  régions  fabri- 
quant les  qualités  supérieures  purent  résister  :  draps  de  Sedan 
et  d'Elbeuf,  tissus  en  laine  peignée  de  Reims  et  d'Amiens,  etc. 
Partout  ailleurs,  à  Roubaix  notamment  où  l'on  faisait  surtout 
les  tissus  communs  et  mélangés,  on  dut  abandonner  la  laine  et 
se  mettre  à  tisser  les  filés  de  coton  anglais. 

Peu  à  peu,  on  fit  venir  des  machines  d'Angleterre,  et  on 
embaucha  des  ouvriers  anglais  malgré  les  obstacles  de  la  légis- 
lation anglaise.  Amiens  vit,  en  1773,  les  premières  jennies'  ;  elles 
avaient  une  vingtaine  de  broches.  Puis  des  filatures  hydrau- 
liques furent  montées,  à  Arpajon  en  1784^,  à  Louviers  en  1786  ', 
à  Amiens  en  1792^,  à  Wesserlingen  1803''. 

C'est  un  Gantois,  Liévin-Rauw  eus,  qui  au  péril  de  sa  vie 
rapporta,  en  1791,  les  premières  mule-jennies  d'Angleterre, 
mais  la  filature  ne  se  développa  guère  à  cette  époque  en 
Flandre'',  parce  qu'elle  manquait  de  chutes  d'eau  :  elle  devait 
s'en  tenir  aux  mule-jennies  mues  par  des  chevaux.  Roubaix  ne 
souffrit  guère,  puisque  le  filage  de  la  laine  y  était  peu  pratiqué  : 
son  industrie  était  surtout  le  tissage,  et  elle  se  contenta  de  tisser 
le  coton  au  lieu  de  tisser  la  laine. 

Le  Nord  ne  reprend  sa  supériorité  qu'avec  la  machine  à 
vapeur.  A  Lille,  la  première  fut  importée  d'Angleterre  en  1817, 
par  Auguste  Mille-,  à  Roubaix  en  1820  par  Grimonprez. 

La  transformation  de  Yindustrie  lainière  suivit  de  près  celle 
du  coton.  Reims  vit  les  premiers  métiers  à  filer  la  laine  cardée 
en  1812  ;  Amiens  les  premiers  métiers  à  filer  la  laine  peignée 
en  1828. 

A  partir  de  ce  moment,  après  1830  surtout,  Roubaix   aban- 


1.  Demangeon,  la  Picardie,  p.  3Ii. 

2.  lileunard.  Histoire  générale  de  l'industrie,  III,  p.  11. 

3.  Sion,  Les  paysans  de  la  Normandie  orientale,  p.  295. 

4.  Demangeon,  loc.  cit.,  p.  314. 
.■).  Bleunard,  loc.  cit.,  III,  12. 

6.  En  l'an  IX,  il  y  avait  à  Lille  2.561  métiers  à  filer  le  coton   de  50  broches  en 
moyenne  (Flamniermant,  Histoire  de  l'industrie  à  Lille,  p.  22). 

7.  Arcliives  du  Comité  desfUateurs  de  colon  de  Lille,  par  II.  Loyer,  p.  291. 


LES    PATRONS    l>l'    TVI'K    A.NCIKN.  -i" 

tlonne    le   coton    trop    concurrencé,    pour    la  laine    peignée. 

Knfin  ï industrie  linit're  dut  se  transformer  à  son  tour. 

Pendant  la  période  d'enfantement  du  machinisme,  l'Angle- 
terre g-arda  jalousement  ses  secrets  de  fabrication  :  il  était 
défendu  d'exporter  des  machines  sur  le  Continent.  C'est  au  péril 
de  leur  vie  que  des  hommes  courageux  et  dévoués  allèrent,  en 
Grande-Bretagne,  déchiffrer  le  mystère  qui  planait  sur  les 
nouveaux  procédés. 

A  partir  de  I80O,  le  Royaume  Uni  commença  à  inonder  ses 
voisins  de  filés  de  lin,  fabriqués  mécaniquement  à  Leeds  d'abord, 
à  Belfast  ensuite.  Les  rouets  s'arrêtèrent  net  dans  les  Flandres, 
faisant  disparaître  ainsi  l'une  des  ressources  escomptées  du 
budget  familial.  L'Angleterre  qui,  en  1833,  exportait  en  France 
3V9.186  kilogrammes  de  fds  de  lin.  en  envoyait  3.124.i81  en 
1837  ! 

Dès  1832  cependant,  un  fabricant  de  cardes,  Antoine  Scrive, 
de  Lille,  avait  réussi  à  se  faire  embaucher  dans  une  filature  de 
Leeds.  Rentré  dans  sa  ville  natale,  il  commença  à  fabriquer  des 
métiers  semblables  à  ceux  qu'il  avait  vus,  et  à  monter  ainsi  la 
première  filature  mécanique  de  lin  sur  le  Continent.  Les  pre- 
miers fîlateurs  étaient  donc  en  même  temps  constructeurs  de 
métiers,  mais  ils  ne  fabriquaient  que  leur  propre  outillage. 
C'est  Decoster  qui  fonda  à  Paris  en  1835,  la  première  usine 
où  l'on  se   mit  à  construire   des  métiers   pour  la  vente. 

Des  filatures  mécaniques  furent  installées,  mais  en  18V'2,  il 
fallut  élever  les  droits  de  douane  pour  assurer  l'essor  définitif 
de  la  nouvelle  industrie.  Ainsi  fut  conjurée  la  crise  qui  cette  fois 
menaçait  les  tisserands  eux-mêmes. 

En  Belgique,  pays  essentiellement  exportateur,  le  remède 
protectionniste  ne  fut  pas  suffisant,  et  la  crise  du  tissage  atteignit 
son  paroxysme  vers  1847  et  184-8.  Il  y  eut  alors  un  véritable 
exode  de  la  Flandre  belge  vers  la  Flandre  française  :  des  filatu- 
res de  lin,  des  tissages  et  des  blanchisseries  de  toile,  des  filteries 
s'élevèrent  en  quantité. 

En  résumé,  dès  le  milieu  du  siècle  passé,  le  travail  à  la  main 
était   concurrencé  sur    toute  la  ligne    par    la  machine.  Cette 


38  LES    l'ATRONS    DE    l'iNDLSTRIE    TEXTILE. 

dernière  triomphait  déjà  complètement  dans  les  opérations  qui 
se  prêtent  le  mieux  à  l'automatisme,  mais  elle  ne  s'implantait 
que  lentement  encore  dans  le  tissage,  surtout  dans  le  tissage  des 
fontaisies. 

Aujourd'hui,  dans  la  Flandre  française,  la  victoire  de  la 
machine  est  définitive,  et  nous  avons  vu  dans  quelles  conditions 
artificielles  les  derniers  bataillons  du  tissage  à  la  main  luttent 
encore  désespérément  contre  elle. 


II 


LES  PATRONS  DU  TYPE  MODERNE 

Nous  avons  vu  que  le  patron  d'une  fabrique  collective  est 
plutôt  un  comraerrant  qu'un  industriel.  Il  est  le  produit,  socia- 
lement parlant,  d'une  sélection,  opérée  par  le  développement 
de  l'esprit  de  prévoyance,  et  faite  sur  les  colporteurs  et  les 
commis  voyageurs.  Le  machinisme,  en  éliminant  la  fabrique, 
n'a  pas  fait  disparaître  ce  type  social  ;  il  l'a  seulement  trans- 
formé en  un  pur  négociant.  Nous  le  retrouverons  lorsque  nous 
parlerons  des  négociants  en  tissus,  en  toiles,  en  fils,  etc. 

Le  patron  de  la  manufacture,  au  contraire,  est  plus  industriel 
que  commerçant.  Il  est  le  produit  dune  sélection,  opérée  égale- 
ment par  la  prévoyance,  mais  faite  sur  les  petits  patrons-ou- 
vriers ou  sur  les  contremaîtres.  Le  machinisme,  en  transfor- 
mant la  manufacture  en  grand  atelier  à  la  houille,  a  donné 
de  l'extension  et  une  grande  ampleur  au  type  du  patron  in- 
dustriel. C'est  ce  type  surélevé,  ce  type  essentiellement  moderne, 
que  nous  allons  maintenant  étudier. 

I.  —   LA   COXCKMRATIOX    INDl  STRIKLLE. 

L'un  des  effets  les  plus  visibles  du  machinisme  est  de  pousser 
à  la  concentration  industrielle.  Encore  faut-il  distinguer  et 
serrer  de  près  ces  notions  de  machinisme  et  de  concentra- 
tion. 


'lO  LES    PATRONS   DE    L  INDUSTRIE    TEXTILE. 

Le  machinisme  n'a  pris  véritablement  tout  son  essor,  et  n'a 
produit  tous  ses  effets  sociaux  que  depuis  l'invention  de  la 
machine  à  vapeur  et  la  propagation  de  son  emploi.  Jusque-là, 
il  y  a  eu  des  mécanismes  plus  ou  moins  compliqués  mus  par  la 
force  humaine  ou  animale,  voire  même  par  la  force  naturelle  du 
vent  ou  de  leau,  mais  ce  n'était  qu'un  machinisme  bien  rudi- 
ment aire  encore. 

La  force  hydraulique  elle-même  n'a  pu  donner  l'essor  au 
machinisme,  car  elle  est  forcément  limitée  et  d'un  débit  très 
variable.  Les  chutes  puissantes  sont  situées  dans  des  endroits 
peu  accessibles  et  ne  commencent  à  être  sérieusement  utilisées 
que  depuis  les  récentes  inventions  réalisées  dans  le  domaine  de 
l'électricité.  Quant  aux  rivières  accessibles,  elles  ne  possèdent 
que  de  petites  chutes  disséminées  qui  ont  pour  effet  de  main- 
tenir les  ateliers  dans  des  limites  modestes  et  inextensibles. 

Pour  toutes  ces  raisons,  nous  proposons  d'englober  sous  le 
nom  de  manufactures  tous  les  grands  ateliers  dans  lesquels  on 
emploie  comme  force  motrice,  l'homme,  les  animaux,  le  vent 
ou  l'eau,  réserve  faite  sur  les  transformations  futures  que 
pourra  produire  l'électricité. 

Le  grand  atelier  à  la  houille  doit  être  nettement  classé  à  part, 
parce  que,  seul,  jusqu'à  présent,  il  permet  une  extension  indé- 
finie de  la  concentration  industrielle. 

On  ne  peut  pas  dire  que  la  machine  à  vapeur  a  créé  le  grand 
atelier,  comme  on  l'a  quelquefois  dit  :  des  manufactures  ont 
existé  dans  l'Antiquité. 

Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  la  machine  à  vapeur  a  créé  le  grand 
atelier  à  la  houille,  ce  qui  veut  dire  Y  atelier  indéfiniment  ex- 
tensible. Là  est  le  grand  fait  social  nouveau  qui  distingue  notre 
époque  de  toutes  celles  qui  l'ont  précédée. 

Désormais,  la  concentration  industrielle  est  rendue  indépen- 
dante des  obstacles  opposés  par  le  Lieu  :  elle  n'a  plus  d'autres 
limites  que  celles  des  possibilités  du  marché  mondial,  des 
moyens  d'exécution,  et  de  l'adaptation  des  groupements  hu- 
mains. 

Il  en  résulte  une  concentration  industrielle  de  plus  en  plus 


LES    ['ATKÛNS    1)1     TVI'i:    MOnKliNE.  M 

grande.  C'est  là  le  fait  le  plus  visible,  et  qui  frappe  tout 
d'abord  quand  on  [)arcourt  une  cité  industrielle  moderne. 

Cette  concentration  porte  à  la  fois  sur  le  personnel  et  sur  le 
capital.  Nous  devons  considérer  séparément  ces  deux  pomts,  car 
il  n'y  a  pas  nécessairement  parallélisme  entre  les  deux. 

Pour  déterminer  le  degré  de  concentration  industrielle  atteint 
dans  une  région,  il  suffit  de  déterminer  la  grandeur  de  Fusine 
moyenne.  Sans  doute  cette  usine  moyenne  n'existe  pas  et  il  ne 
faut  pas  y  attacher  une  signification  plus  précise  qu'à  celle  de 
n'importe  quelle  moyenne  déterminée  par  les  méthodes  de  la 
statistique.  Dans  l'industrie  textile  en  particulier,  il  faudrait 
tenir  compte  de  l'influence  que  peut  avoir  sur  la  grandeur  de 
l'atelier  le  produit  fabriqué  ;  il  faudrait  distinguer  les  filatures 
des  gros  numéros  de  celles  des  fins,  les  tissages  de  toile  à 
voile  de  ceux  de  linge  de  table,  etc.  Mais  ceci  demanderait 
toute  une  série  de  monographies  d'ateliers  classés  d'après  les 
articles  produits.  A  défaut  d'une  telle  étude  qui  nous  entraî- 
nerait trop  loin,  livrons-nous  aux  indications  suivantes,  vagues 
et  générales,  mais  qui  suffiront  à  nous  montrer  les  influences 
globales  des  différentes  espèces  de  fabrication. 

Dans  la  Flandre  française,  on  peut  dire  que  la  filature  de 
coton  moyenne  compte  28.000  broches  ',  200  ouvriers  et  600 
chevaux-vapeur,  et  nécessite  un  capital  de  un  million  et  demi  de 
francs; 

V,ç,  i:)eignagne  de  laine  :  900  ouvriers,  1.500  chevaux,  et  i  mil- 
lions de  francs; 

La.  fila  tare  de  laine  :  17.000  broches,  150  ouvriers,  450  che- 
vaux et  un  million  de  francs; 

Le  tissage  de  laine  :  200  métiers,  250  ouvriers,  260  chevaux, 
et  300.000  francs: 

La  filature  de  Un  :  6.000  broches,  300  ouvriers,  150  chevaux, 
et  1.200.000  francs: 

Le  lissage  de  toile  :  150  métiers,  180  ouvriers,  et  300.000 
francs. 

1.  D'après  Schuize-Gaveinitz.  la  /ilalure  de  coton  en  Alsace  compterait  également 
en  moyenne  28-000  broches  (Lu  r/roude  industrie,  [>.  115). 


4 '2  LES    PATHOiNS    DE   L  INDUSTRIE    TEXTILE. 

La  concentration  du  personnel.  —  Occupons-nous  d'abord 
de  la  question  du  personnel.  Si  l'on  jette  un  coup  d'œil  sur 
le  tableau  qui  précède,  on  constate  de  suite  que  Yatelier 
moyen  occiipe  200  à  300  ouvriers.  Le  peignage  de  laine  lui- 
même,  qui,  à  première  vue,  semble  faire  exception,  comporte 
en  réalité  tiois  ateliers  distincts  occupant  environ  300  per- 
sonnes cbacun  :  un  de  triage,  et  deux  de  peignage  (un  de  jour 
et  un  de  nuit  . 

Ces  chill'res  sont  notablement  supérieurs  à  ceux  de  la  manu- 
facture, dont  le  personnel  oscille  autour  de  20  ou  30  individus, 
et  si  l'on  excepte  quelques  cas  particuliers,  il  ne  semble  pas  que 
les  manufactures,  dans  l'industrie  textile,  aient  été  plus  grandes 
dans  les  siècles  passés ^ 

Ce  qui  dominait,  du  reste,  c'était  la  fabrique  collective,  com- 
posée d'une  foule  de  petits  ateliers.,  dont  le  personnel  ne  dé- 
passait pas  quelques  compagnons. 

On  peut  donc  dire  que  la  capacité  de  direction  va  en  croissant 
du  petit  atelier  à  la  manufacture.,  et  de  celle-ci  au  grand  atelier 
à  la  houille. 

La  concentration  des  capitaux.  —  Depuis  l'introduction  du 
machinisme  dans  l'industrie,  la  productivité  d'un  atelier  n'est 
plus  proportionnelle  à  la  quantité  de  bras  employés,  mais  à  la 
force  motrice  utilisée.  Aussi  les  capitaux  jouent-ils  un  rôle 
prépondérant. 

Si  nous  nous  reportons  à  l'évaluation  que  nous  avons  faite 
de  l'usine  moyenne ',  nous  constatons  que  les  divers  genres  de 
fabriques  présentent,  à  ce  sujet,  des  difiérences  beaucoup  plus 
marquées  qu'au  point  de  vue  du  chiffre  du  personnel. 

Nous  trouvons  une  échelle  hiérarchique  nettement  graduée 
<le  la  manière  suivante'^  : 


1.  Nous  ne  parlons  pas,  bien  entendu,  des  nianufacluies  de  l'Antiquité  qui  cui- 
[doyaient  des  esclaves  et  étaient  d  un  type  social  difTérent. 

2.  Voir  supra,  p.  il. 

3.  Ne  perdons  pas  de  vue  qu'il  s'agit  ici  d'usine  de  i^randeur  moyenne.  Certaines 
usines  sont  beaucoup  ])lus  grandes  que  cette  usine  moyenne,  mais,  par  contre, 
d'autres  sont  plus  petites. 


LES    l'ATRONS    UL"    TVl'i;    .MoKKli.M:.  13 

1"  Au  premier  échelon,  se  trouvent  les  tissages  qui  demandent 
en  moyenne  un  capital  do  :J00.()00  francs; 

2"  Ensuite,  viennent  les  jiUuures  avec  un  capital  de  1  à 
1.500.000  francs; 

3"  Enfin,  tout  en  haut,  le  peignage  de  laine  avec  4.000.000. 

Cet  ordre  est  également  celui  du  degré  de  machinisme 
atteint  dans  chaque  variété  !  Si  l'on  néglige  les  influences  dés 
autres  facteurs,  comme  celui  de  l'article  fabriqué,  on  peut  en 
conclure  que  la  concentration  des  capitaux  est  proportionnelle 
au  degré  de  machinisme. 

La  vérité  de  cette  loi  apparait  encore  si  l'on  compare  les 
ditféreutes  étapes  de  l'évolution,  dans  le  temps,  d'une  même 
industrie.  Ainsi,  en  1829,  une  filature  de  coton  de  10.000  bro- 
ches ne  nécessitait  qu'une  force  motrice  de  20  chevaux  et  un 
capital  de  75.000  francs,  et  avec  les  manufactures  nous  tou- 
chons à  un  capital  moyen  de  quelques  milliers  de  francs. 

Cette  concentration  des  capitaux  suppose  un  accroissement 
et  une  diffusion  plus  grande  de  V esprit  d'épargne  et  de  pré- 
voyance dans  la  population. 

Elle  suppose.,  de  la  part  des  gens  qui  les  font  valoir,  un  déve- 
loppement des  capacités  administratives  et  du  sens  de  la  respon- 
sabilité. 

Sans  doute,  nous  le  répétons,  ces  qualités  existaient  déjà 
dans  le  milieu  social  antérieur,  mais  à  un  degré  moindre.  La  ma- 
chine a  eu  pour  résultat  de  permettre  leur  essor  et  de  les  déve- 
lopper par  les  nécessités  des  conditions  nouvelles  de  la  pro- 
duction. 

Les  patrons  de  llndlstrie  moderne.  —  Nous  voyons  déjà 
s'estomper  la  figure  du  patron  moderne.  C'est  l'ancien  manu- 
facturier qui  a  grandi,  et  qui  a  acquis  à  un  degré  plus  émi- 
nent  ; 

1°  Le  don  du  commandement  et  le  sens  de  l'organisation; 

2"  L'esprit  de  prévoyance; 

3°  Les  capacités  administratives  et  le  sens  de  la  responsa- 
bilité. 


44  LES    l'ATHONS   DE    L  hNlHSTHlE    TEXTILE. 

Ainsi  donc,  la  machine  a  développé  les  qualités  morales  chez 
le  patron  comme  chez  l'ouvrier;  mais  tandis  que  ce  dernier  ^ 
voyait  diminuer  ses  connaissances  techniques,  le  premier  devait 
les  augmenter.  Non  seulement  il  lui  faut  connaître  le  mécanisme 
des  métiers,  mais  celui  des  moteurs,  des  organes  de  transmis- 
sion, le  fonctionnement  des  chaudières,  etc.  Et  il  faut  qu'il  se 
tienne  constamment  au  courant  des  inventions  nouvelles. 

On  peut  dire  que  le  patron  a  grandi  sur  toute  la  ligne,  mais 
en  grandissant,  son  rôle  s'est  compliqué.  Le  manufacturier,  dans 
sa  sphère  modeste,  se  suffisait  à  peu  près  à  lui-même,  dans  son 
travail  patronal,  tandis  que  le  grand  industriel  moderne  fait 
appel  à  une  foule  d'auxiliaires.  Quels  rôles  remplissent  ceux-ci, 
et  que  reste-t-il  véritablement  au  patron  proprement  dit  ? 


II.    —    LES  AUXILIAIRES    I>U    PATRONAGE. 

La  DIRECTION  nu  TRAVAIL.  —  Tout  le  monde  connaît  les  diffi- 
cultés que  l'on  rencontre  à  commander  et  diriger  un  petit 
personnel.  A  plus  forte  raison,  est-ce  une  tâche  particulière- 
ment malaisée  de  maintenir  la  discipline  dans  un  corps  nom- 
breux. On  n'y  parvient  que  par  la  subdivision  des  cadres  en 
petits  groupes  :  de  là,  dans  l'armée,  par  exemple,  cette  multi- 
plicité de  groupements  superposés  :  escouades,  compagnies, 
bataillons,  etc.  De  là  aussi,  dans  l'industrie,  l'emploi  d'auxiliaires, 
les  surveillants,  les  contremaîtres  et  les  directeurs.  Ici,  les  qua- 
lités exigées  sont  évidemment  surtout  le  don  du  commandement 
et  le  sens  de  la  responsahilité ,  et  par  là  nous  rejoignons  l'élite 
de  la  classe  ouvrière,  les  fileurs-.  Le  contremaître  d'abord,  le 
directeur  ensuite,  diffèrent  du  fileur,  en  ce  qu'ils  ont  un  per- 
sonnel plus  considérable  à  diriger,  une  responsabilité  plus 
lourde  à  assumer.  Un  peu  de  culture  intellectuelle,  des  connais- 
sances plus  générales  commencent  à  devenir  indispensables. 
Tout   ceci,  une   élite   ouvrière  peut    encore    l'accjuérir.   De  là, 

1.  Voir  5c.  soc,  2'  pér.,  59"  fasc,  p.  23. 

2.  Voir  Se.  soc,  2'  pér.,  59"  fasc,  p.  25. 


i.KS  l'ATitoNs  Dr   ivri:  .m(»1)i;i{.ni:.  -t* 

comme  dans  l'armée,  iiii  double  reci'utement  possible  :  par  le 
rang-  ou  par  l'école.  F^e  premier,  résultat  d'une  sélection  natu- 
relle, assure  moins  bien  la  formation  intellectuelle.  C'est  ici 
surtout  que  les  écoles  du  soir  ont  un  rôle  à  jouer,  car  elles  per- 
mettent d'allier  beureusement  les  deux  modes  de  formation. 
Quoi  qu'il  en  soit,  on  peut  être  certain  qu'un  directeur  ne  se 
maintiendra  que  s'il  possède  ces  deux  genres  de  qualités  à  un 
degré  suflisant. 

En  tout  cas,  on  voit  que  la  macbine  ofTre  une  voie  d'élévation 
à  ceux  qui  possèdent  le  don  du  commandement  et  de  l'organisa- 
tion et  le  sens  de  la  responsabilité.  Ils  peuvent  devenir  contre 
maîtres  d'abord,  directeurs  ensuite.  En  voici  un  exemple  : 

M...,  né  à  Houbaix  en  1851,  est  un  ancien  tisserand  devenu 
contremaître.  Son  frère  aîné  est  toujours  tisserand  dans  la  même 
ville,  tandis  que  son  frère  cadet*,  ayant  pu  pousser  son  instruc- 
tion plus  loin,  a  pu  devenir  employé  de  banque,  et  vit  actuelle- 
ment en  petit  rentier.  Les  enfants  de  M...  ne  seront  pas  ouvriers, 
mais  employés  :  il  a  deux  fils  échantillonneurs,  et  une  tille  qui, 
après  avoir  travaillé  quelque  temps  en  atelier,  est  aujourd'hui 
mariée  à  un  employé,  et  ne  s'occupe  que  de  son  ménage. 

Mais  ce  n'est  là  encore  qu'une  ascension  au  premier  degré. 
D'autres  ont  pu  s'élever  plus  baut,  puisque  la  plupart  des  direc- 
teurs de  fabrique  sont  des  fils  d'ouvriers  ayant  pu  suivre  les 
cours  d'une  école  industrielle  ou  qui  ont  appris  par  eux-mêmes, 
et  qui  ont  pu  devenir  très  tôt  contremaîtres. 

En  voici  un  exemple  : 

A...  est  né  à  Roubaix,  où  son  grand-père,  tisserand  hollan- 
dais, était  venu  s'installer  il  y  a  une  cinquantaine  d'années ,  et 
son  père,  dans  un  tissage  mécanique,  avait  travaillé  en  qualité 
d'ouvrier  d'abord,  de  contremaître  ensuite. 

A...  lui-même  fit  ses  études  primaires  dans  une  école  de  la 
ville  de  Bruxelles,  et  acquit  une  instruction  technique  dans  une 
école  de  tissage  de  Roubaix,  ce  qui  lui  permit  d'entrer  en  qua- 

1.  Ce  sont  surloul  les  plus  jeunes  fils  qui  peuvent  pousser  plus  loin  leur  instruc- 
tion, parce  qu'au  moment  de  leur  éducation  la  famille  possède  des  ressources  plus 
grandes,  grâce  à  l'appoint  du  salaire  des  aînés. 


46  LES    l'ATRONS    DE   L'INDUSTRIE    TEXTILE. 

litc  de  dessinateur  chez  un  fabricant  d'étofïes  d'ameuljlement  de 
Roubaix,  et  de  s'élever,  peu  à  peu,  au  poste  de  contremaître 
puis  à  celui  de  directeur.  Après  avoir  changé  plusieurs  fois 
d'usines,  tant  en  Belgique  qu'en  France,  il  a  fini  par  décider  l'un 
de  ses  patrons  à  le  coinmauditer,  s'élevant  ainsi  jusqu'au  pa- 
tronat. 

L'administration.  —  Si  la  première  variété  d'auxiliaires  que 
nous  venons  d'étudier  demande  surtout  des  hommes  au  carac- 
tère ferme,  il  y  en  a  une  autre,  où  les  connaissances  intellec- 
tuelles jouent  un  plus  grand  rôle,  sans  toutefois  exclure,  loin  de 
là,  celui  du  caractère. 

Les  certificats  et  les  diplômes  sont  les  clefs  qui  en  ouvrent  l'ac- 
cès; il  faut  savoir  compter  vite,  avoir  une  écriture  lisible,  con- 
naître la  tenue  des  livres,  quelquefois  posséder  des  notions  de 
dessin  ou  de  langues  étrangères;  de  plus  en  plus,  on  demande 
la  connaissance  de  la  sténographie  et  de  la  dactylographie.  Tout 
cela  ne  s'acquiert  qu'à  l'école  ou  dans  des  cours  spéciaux. 

'ïonieîoh,  si  r instruction  fowmit  le  critère  de  la  sHection  à 
Ventrée,  ce  nest  plus  elle  qui  préside  à  l'avancement  :  encore 
une  fois,  il  y  a  là  une  question  de  caractère. 

Au  commis  ordinaire,  on  ne  demande  qu'un  certain  esprit  de 
discipline, de  l'ordre,  de  la  méthode,  delà  propreté.  Le  caissier, 
le  comptable^  le  chef  de  bureau  ont,  en  outre,  une  responsabilité 
plus  ou  moins  grande  à  assumer,  un  commandement  à  exercer. 

On  le  voit,  il  y  a  une  seconde  voie  ouverte  à  l'élévation  de 
l'élite  ouvrière,  sinon  à  la  première  génération,  du  moins  à 
la  seconde;  car,  ici,  pour  débuter,  une  préparation  intel- 
lectuelle est  indispensable,  et  il  faut  s'adapter  très  jeune  à 
la  vie  de  bureau.  Cela  suppose  que  les  parents,  non  seulement 
n'ont  pas  absolument  besoin  du  salaire  d'appoint  qu'apportera 
le  jeune  homme,  mais  encore  disposent  de  moyens  suffisants 
pour  prolonger  les  études  de  leur  fils  jusqu'à  seize  ou  dix- 
sept  ans. 

En  Angleterre,  la  coutume  du  demi-temps  \kalf-time)  facilite 
beaucoup  l'ascension  des  enfants  capables.  En  France,  où  cette 


LKS    l'ATItdNS    IH'    TVI'I';    MOKKHiNi:.  4/ 

coutume  n'existe  pas,  il  faut  à  la  famille  ouvrière  des  rcssoui-ces 
plus  grandes  pour  faire  acquérir  aux  enfants  le  degré  d'instruc- 
tion nécessaire. 

Aussi,  pende  familles  exclusivement  ouvrières  peuvent  le  faire  ; 
la  plupart  du  temps,  ce  sont  des  familles  demi-ouvrières,  demi- 
commerçantes,  des  familles  dans  lesc{uelles  le  père  travaille 
en  fabrique,  tandis  que  lanière  entreprend  un  petit  commerce  : 
épicerie,  cabaret,  etc. 

Tel  est  le  cas  de  V.  II...,  l'ouvrier  tourquennois  dont  nous 
avons  parlé'.  8a  femme  a  exploité  un  estaminet  jusqu'à  ce  que 
fût  terminée  l'éducation  de  son  tîls;  celui-ci  devient  ainsi  dessi- 
nateur à  seize  ans. 

Ce  mode  d'ascension  est  inférieur  puisqu'il  tend  à  désorgani- 
ser le  foyer  familial,  et  qn  il  dérive  du  travail  de  la  femme. 

Il  est  inférieur  encore  dans  son  mode  de  recrutement,  basé 
sur  des  connaissances  et  non  sur  une  supériorité  du  caractère. 

Enfin,  il  est  inférieur  au  point  de  vue  de  l'éducation,  car  la 
mère  n'a  guère  le  temps  de  s'en  occuper. 

En  Angleterre,  cette  façon  de  s'élever  n'entraîne  pas  les  mêmes 
effets  :  les  salaires  plus  élevés  et  la  coutume  du  hulf-time, 
en  permettant  une  instruction  plus  poussée  des  enfants,  met  à  la 
portée  de  ceux-ci  des  moyens  d'élévation,  sans  obliger  la  mère 
à  chercher  des  ressources  supplémentaires  dans  le  commerce  ; 
le  foyer  de  ceux  qui  s'élèvent  n'est  donc  pas  menacé  de  désor- 
ganisation. Que  de  bienfaits  sociaux  l'Angleterre  ne  doit-elle 
pas  à  cette  coutume  du  half-time  qui  fait  marcher  de  pair  l'édu- 
cation à  l'atelier  avec  celle  de  l'école  ! 

La  proprikté.  — Les  deux  premières  catégories  d'auxiliaires 
ont  pour  rôle  d'aider  le  patron  dans  son  travail  :  direction  du 
personnel  et  administration  du  capital.  En  voici  une  troisième 
qui  l'aide  à  amasser  le  capital  lui-même.  Ce  sont  cette  fois  des 
auxiliaires  propriétaires.  Bien  peu  de  grands  patrons  ont  la 
propriété  entière  de  leur  usine  et  de  leur  outillage.  Devant  l'ex- 

1.  Voir  Se.  soc,  2'  pér.,  59"  fasc,  p.  'i8. 


48  LES    PATHONS    DE    L  INDISTRIE    TEXTII.K. 

tension  rapide  des  établissements  industriels,  ils  ont  dû  faire 
appel  bien  souvent  à  des  associés  ou  à  des  prêteurs,  et  les  néces- 
sités ont  fait  surgir  de  nouvelles  formes  d'association,  sociétés 
en  commandite  ou  anonymes. 

Tout  en  bas,  on  distingue  le  simple  actionnaire  qui  ne  détient 
qu'une  petite  parcelle  de  la  propriété,  et  s'en  remet  à  d'autres 
pour  la  surveillance  de  l'emploi  des  fonds  ;  une  seule  qualité 
lui  est  nécessaire  :  l'esprit  d'épargne,  la  prévoyance. 

Au-dessus  viennent  les  administrateurs  qui  sont  de  gros  ac- 
tionnaires s'occupant  de  contrôler  lemploi  des  fonds.  A  ceux-ci 
il  faut,  outre  une  prévoyance  plus  développée,  des  capacités 
administratives  et  le  sens  de  la  responsabilité.  On  peut  placer 
dans  cette  catégorie  les  commanditaires  et  les  hanquiers-yrêteurs. 

Cette  voie  n'offre  pas  actuellement  un  moyen  d'ascension  pour 
la  famille  ouvrière  proprement  dite,  qui  ne  peut  épargner  que 
de  petites  sommes  à  la  fois.  Les  valeurs  industrielles  sont  d'un 
prix  trop  élevé;  les  caisses  d'épargne  forment  toujours  le  moyen 
le  plus  commode  pour  recevoir  les  économies  des  petits  salariés. 

Toutefois,  on  peut  dire  que  l'évolution  industrielle  tend  à 
changer  cet  état  de  choses.  La  nécessité  de  réunir  des  capitaux 
toujours  plus  considérables,  oblige  à  recourir  de  plus  en  plus  aux 
petites  bourses.  C'est  ainsi  qu'en  Angleterre,  où  l'évolution  in- 
dustrielle est  plus  avancée,  on  voit  certaines  sociétés  subdiviser 
leur  capital  en  coupures  de  plus  en  plus  petites,  descendant 
parfois  jusqu'à  -Ih  francs  pour  les  mettre  à  la  portée  de  l'épargne 
ouvrière. 

Jusqu'à  ce  jom%  c'est  la  bourgeoisie  qui  a  été  la  grande  pour- 
voyeuse des  capitaux  complémentaires  nécessaires  à  la  classe 
dirigeante  pour  assurer  le  développement  de  la  grande  industrie. 

L'ascension  des  capables.  —  On  a  souvent  dit  que  le  machi- 
nisme, en  accroissant  la  dimension  des  ateliers  et  l'importance 
du  capital  nécessaire,  avait  rendu  plus  difficile  l'ascension  de 
l'élite  ouvrière.  11  n'en  est  rien,  comme  nous  Talions  voir  : 

1°  S'il  est  vrai  qu  il  faut  un  capital  plus  considérable  aujour- 
d'hui, il  est  non  moins  vrai  qu'il  est  plus  facilement  mis  à  la 


I.KS    PATRd.VS    I)i:    TYI'K    MODERNK.  /(!) 

disposition  dos  capables.  Ancionneinent,  pour  devenir  patron 
d'un  petit  atelier,  il  fallait  une  mise  de  fonds  peu  considérabJo, 
mais  on  ne  pouvait  guère  la  trouver  qu'en  l'amassant  soi-même, 
et  l'on  devait  attendre  d'avoir  pu  la  réunir,  sou  à  sou.  A  l'heure 
actuelle,  il  devient  de  moins  en  moins  nécessaire  de  posséder 
soi-même  le  capital  pour  s'élever  à  la  direction.  A  qualités 
morales  égales  on  montait  moins  vite,  puisqu'il  fallait  attendre 
que  le  bas  de  laine  ait  pu  grossir. 

2°  S'il  est  vrai  que  le  nombre  des  patrons  ait  diminué,  il  est 
non  moins  vrai  que  le  nombre  des  auxiliaires  du  patron  a  aug- 
menté (chefs  d'équipe,  surveillants,  contremaîtres,  employés, 
dessinateurs,  comptables,  etc.),  et  que  la  situation  de  ces  auxi- 
liaires est  plus  enviable  que  celle  de  la  plupart  des  anciens 
petits  patrons. 

S"  Une  troisième  voie,  enfin,  qui  n'est  encore  ouverte  qu'à,  la 
bourgeoisie,  permet  l'ascension  lente  des  plus  prévoyants,  et  c'est 
encore  la  machine  qui  a  incité  ici  à  l'épargne  en  offrant  des  pla- 
cements rémunérateurs.  Le  bas  de  laine  qui  ne  rapportait  rien 
a  été  remplacé  par  les  caisses  d'épargne,  les  dépôts  en  banque, 
les  rentes  publiques  et  les  valeurs  industrielles.  Une  foule  de 
gens  se  sont  ainsi  créé  de  petites  rentes  à  côté  des  revenus  de 
leur  travail.  C'est  pourquoi  les  classes  moyennes,  demi-rentières, 
demi-salariées,  n'ont  pris  toute  leur  importance  que  depuis 
l'apparition  du  machinisme. 

Nous  ne  voulons  pas  prétendre  qu'il  n'y  avait  pas  autrefois  des 
moyens  d'ascension.  Il  y  en  avait  dans  le  commerce,  par  exem- 
ple. Ce  que  nous  pouvons  conclure,  pour  l'instant,  c'est  que  la 
machine  a  multiptiê  et  facilité  les  moyens  d' ascension.  Autrefois, 
pour  s'élever  par  l'industrie,  il  fallait  des  qualités  plus  variées, 
et  l'on  s'élevait  moins  haut.  Aujourd'hui,  on  peut  monter  à  un 
échelon  plus  élevé,  avec  des  capacités  moins  nombreuses,  mais 
plus  accentuées.  Il  n'est  plus  indispensable  d'avoir  à  la  fois  le 
don  du  commandement  et  celui  de  l'épargne  :  il  suffît  d'avoir 
l'un  ou  l'autre,  mais  il  faut  l'avoir  à  un  degré  plus  fort.  C'est 
la  machine  et  le  régime  qui  en  résulte  qui  permet  le  mieux  à  cha- 
cun de  donner  sa  mesure. 

4 


50  LES    PATRONS   DE   L  INDUSTIilE   TEXTILE. 

En  d'autres  termes,  la  macJiine  accentue  des  différences  indi- 
viduelles, et  facilite  le  classement  de  chacun  suivant  ses  apti- 
tudes. 


m.   LES    PATBQA'S  INDUSTRIELS. 

Nous  venons  de  parcourir  les  diverses  variétés  d'auxiliaires 
employés  dans  l'industrie  textile.  A  cet  assemblage  hétéroclite,  il 
est  indispensable  de  donner  une  unité  directrice  suprême  :  tel 
est  le  rôle  du  patron  proprement  dit. 

Il  s'ensuit  que  le  patron  doit  posséder  à  la  fois  les  qualités  et 
les  connaissances  réclamées  dans  chacune  des  branches  secon- 
daires que  nous  avons  déterminées.  Le  patron  doit  avoir  les 
qualités  de  direction,  d'administration  et  de  prévoyance.  Il  doit, 
de  plus  et  avant  tout,  savoir  juger  les  hommes,  afin  de  trouver 
les  auxiliaires  les  meilleurs  qui  l'aideront  dans  sa  tâche  :  savoir 
s'attacher  les  meilleurs  collaborateurs  est  la  condition  principale 
du  succès. 

Ainsi,  plus  on  s'élève  dans  l'échelle  sociale,  et  plus  l'on  doit 
avoir  des  qualités  nombreuses  et  éminentes  pour  se  maintenir. 

Mais  l'on  peut  s'élever  plus  ou  moins  haut,  et  les  divers  genres 
d'ateliers  n'agissent  pas  de  la  même  façon  :  leur  inlluence  sé- 
lectionnante n'est  pas  la  même;  de  là  l'existence  de  variétés 
patronales  qui  forment  la  contre-partie  des  variétés  ouvrières. 

Ici,  la  hiérarchie  est  basée  quelquefois  sur  le  capital ,  image 
des  difficultés  d'établissement ,  ou  sur  les  difficultés  techniques 
du  métier  lui-même. 

Les  difficultés  d 'établi ssemext. — Nous  avons  vu  qu'il  n'y  a 
guère  de  différences  entre  les  variétés  d'usines  au  point  de  vue 
de  l'importance  numérique  du  personnel,  mais  qu'il  n'en  est  pas 
de  même  quant  au  capital  d'établissement.  Ce  dernier  élément 
va  donc  nous  permettre  de  faire  une  classification  graduée,  en 
commençant  par  les  variétés  dans  lesquelles  il  est  possible  de 
s'établir  avec  le  capital  le  moins  élevé. 


I.F.S    PA'rUitNS    1)1'    TVI'i;    .MilDl.RNi:.  51 

Dans  chaque  variété  il  est  une  grandeur  minimum  d'usines  au- 
dessous  de  laquelle  on  ne  peut  descendre  :  c'est  cette  grandeur 
miniuium  que  l'on  appelle  Yiinitr  indusiriellc . 

L'unité  industrielle,  c'est  le  nombre  de  métiers  ou  de  broches 
que  dt)it  comprendre  l'établissement  pour  produire  un  article 
donné  dans  de  bonnes  conditions  de  prix  de  revient. 

Elle  dépend  de  la  productivité  propre  des  difiérentes  espèces 
de  machines  composant  un  atelier.  Ainsi,  en  filature,  il  faut  au 
moins  un  nombre  de  broches  absorbant  la  production  d'un  as- 
sortiment de  préparation.  En  tissage,  le  rapport  entre  le  nombre 
de  métiers  à  tisser  et  celui  des  machines  à  préparer  est  un  peu 
moins  rigide  qu'en  filature;  pourtant,  il  arrive  un  moment  où 
l'achat  d'un  seul  métier  à  tisser  en  plus  oblige  à  mettre  un 
bobinoir  en  plus,  un  ourdissoir,  une  cannetière,  etc.,  et,  dès 
lors,  on  a  avantage  à  mettre  toute  une  nouvelle  série  de  mé- 
tiers. 

Généralement  une  usine  possède  plusieurs  unités  industrielles  ; 
certaines  n'en  possèdent  qu'une,  ce  sont  les  plus  petites,  car  au- 
dessous,  elles  ne  sont  plus  viables. 

La  facilité  plus  ou  moins  grande  d'établissement  au  point  de 
vue  du  capital,  dépend  donc  du  prix  d'une  unité.  Ce  prix  varie 
non  seulement  suivant  le  genre  d'opération  (filature,  tissage, 
etc.)  ou  d'objet  (coton,  laine,  lin),  mais  il  dépend  encore  de 
l'article  spécial  à  produire  (numéros  des  filés,  finesse  des  tissus, 
etc.).  Une  analyse  aussi  complète  dépassant  le  cadre  de  notre 
étude,  on  nous  pardonnera,  pour  la  seconde  fois,  de  nous  borner 
à  des  moyennes,  à  titre  d'indication. 

Examinons  à  ce  point  de  vue  les  principaux  genres  d'ateliers 
que  nous  avons  rencontrés  : 

1"  Filature  de  coton.  On  compte  généralement  que  l'installa- 
tion d'une  broche  avec  les  accessoires  revient  en  moyenne  à 
50  francs;  or,  le  métier  à  filer  comprend  environ  1.000  broches 
au  moins  dans  la  Flandre  :  il  coûtera  donc  50.000  francs; 

2°  Peignage  de  laine  :  un  assortiment  coûte  environ  1.000.000! 

3"  Filature  de  laine  :  la  broche  coûte  58  francs;  un  métier  com- 
prenant 700  broches  revient  à  VO.OOO  francs  environ  ; 


52  LES    TAIRONS    DE    l/iNDUSTRIE    TEXTILE. 

4°  Tissage  de  laine  :  le  métier  avec  ses  accessoires,  coûte 
1.500  francs; 

5"  Filature  de  lin  :  la  broche  coûte  200  francs';  un  métier 
continu  à  lin  possède  250  broches  et  coûte  donc  00.000  francs  ; 

6°  Tissage  de  toile  :  le  métier  revient  à  2.000  francs. 

En  résumé,  on  peut  dire  qu'il  est  plus  aisé  de  s'installer  fa- 
bricant que  [dateur,  et  fdateur  que  peigncur  de  laine.  Tandis  que 
le  capital  de  ce  dernier  ne  peut  être  moindre  que  1.000.000  de 
francs,  celui  du  filateur  peut  théoriquement  descendre  à  50  ou 
60.000  francs,  et  celui  du  fabricant  à  1.500  ou  2.000  francs  seu- 
lement-. 

Ainsi,  plus  l'automatisme  est  parfait  et  plus  la  difficulté  d'é- 
tablissement s'accroît  au  point  de  vue  du  capital. 

Les  difficultés  techmqi  es  du  métier.  —  S'il  est  plus  facile  de 
fonder  un  tissage  qu'une  filature,  il  est  peut-être  plus  difficile 
de  le  faire  prospérer.  L'obstacle  vient  ici  des  difficultés  techni- 
ques du  métier  lui-même. 

Dans  la  filature,  surtout  dans  la  filature  de  coton,  le  travail 
est  aussi  automatique  que  possible,  les  matières  premières  et 
les  produits  sont  fixes  et  facilement  classables.  C'est  donc  la 
question  du  prix  de  revient  qui  prime  tout.  Le  patron  supérieur 
sera  celui  qui  aura  l'outillage  le  plus  parfait,  le  plus  productif, 
qui  saura  le  remplacer  à  temps  pour  en  adopter  un  plus  mo- 
derne. Il  faut  avoir  de  la  décision  et  de  l'initiative.  Ce  sont  donc 
les  qualités  du  caractère  qui  priment. 

Les  fabricants  disent  couramment  que,  pour  être  filateur,  il 
faut  deux  conditions  :  avoir  un  million  et  un  peu  de  bon  sens. 
Exagération  mise  à  part,  ce  dicton  montre  l'importance  que 
joue  le  capital  et  le  peu  d'utilité  de  la  supériorité  de  l'intelli- 
gence ou  de  la  culture  intellectuelle.   Avec  un  bon  directeur 

1.  Le  coût  élevé  de  la  broche  de  lin  provient  de  ce  que  les  machines  à  peigner  sont 
considérées  comme  un  accessoire  de  la  filature,  tandis  que,  dans  l'industrie  lainière, 
elles  font  partie  d'un  atelier  distinct. 

2.  En  fait,  les  unités  viables  sont  plus  élevées  que  les  chiffres  que  nous  indiquons, 
mais  elles  leur  sont  sensiblement  proportionnelles,  de  sorte  que  les  conclusions  sont 
justifiées. 


i.i;s  l'ATitoNs  m    Tvi'i".  .M(ii)i;>iNE.  53 

sachant  mener  les  hommes,  et  recruté  parmi  les  contremaî- 
tres ayant  fait  leurs  preuves,  on  voit  (jiie  le  tilateur  doit  surtout 
avoir  de  l'argent.  Les  directeurs  sont  slahles,  et  ne  cherchent 
pas  à  s'intaller  à  leur  compte  parce  que  le  capital  nécessaire 
est  trop  arand.  Toutefois,  nous  proposons  de  modifier  le  dic- 
ton comme  suit  :  «  Avoir  un  million,  du  simple  bon  sens... 
et  du  caractère.  » 

Dans  les  tissages,  où  l'automatisme  est  moins  parfait  et  la 
variété  plus  grande,  les  qualités  intellectuelles  jouent  un  rôle 
plus  grand  ;  il  y  a  un  apprentissage  du  métier  à  faire,  sous  peine 
de  se  voir  rapidement  évincé.  Aussi,  quand  un  falnùcant  meurt 
en  ne  laissant  que  des  enfants  en  bas  âge.  on  voit  souvent  le  di- 
recteur réussir  à  se  faire  commanditer,  parce  qu  il  est  le  seul  à 
posséder  les  connaissances  techniques  et  les  capacités  nécessaires. 

Parmi  les  différentes  sortes  de  tissages,  c'est  dans  les  tissages 
d'articles  de  fantaisies  que  les  capacités  intellectuelles  jouent 
le  plus  g-rand  rôle.  Non  seulement  les  articles  sont  encore  plus 
variés  et  plus  changeants,  mais  il  faut  avoir  du  goût  et  de  l'es- 
prit d'invention.  De  plus,  ici,  reparait  la  nécessité  d'avoir  un 
capital  assez  élevé. 

A  chaque  saison,  deux  fois  par  an,  les  fabricants-créateurs 
de  Roubaix  '  il  y  en  a  une  dizaine  pour  les  fantaisies)  inven- 
tent de  nouveaux  modèles  dont  ils  présentent  des  échantillons 
aux  négociants  qui  n'en  n'acceptent  qu'une  partie;  les  frais  de 
création  des  modèles  non  acceptés  sont  donc  perdus.  Or,  ils  sont 
considérables.  Ainsi,  par  exemple,  la  maison  L.  Glorieux  et  fi/s 
invente  à  chaque  saison  2.000  types  nouveaux  en  lainages  et  3.000 
en  fantaisies.  Dans  l'amenblement,  un  tissage  de  moyenne  impor- 
tance dépense  20  à  VO.OOO  francs  par  an  de  ce  chef.  Outre  les 
frais  de  recherche  et  d'invention,  et  la  perte  d'une  certaine 
quantité  de  matières,  l'échantillonnage,  est  assez  onéreux,  parce 
qu'il  ne  peut  se  faire  qu'à  la  main,  vu  les  petites  quantités  de 
métrages  à  produire.  Ces  frais  énormes  ne  servent  que  pour 
des  tissus  qui  seront  démodés  au  liout  de  six  mois.  De  plus,  le 
fabricant  achète  lui-même  la  laine  brute  afin  d'être  certain  de 
sa  qualité,  et  la  fait  peigner  et  filer  à  façon. 


ai  LES    l'ATRONS    DE   L  INDUSTRIE   TEXTILE. 

Des  tissag"es  importants  peuvent  seuls  supporter  tous  ces 
Irais.  Au  surplus,  comme  les  frais  sont  les  mêmes  qu'il  y  ait 
300  ou  1.000  métiers,  il  est  avantageux  de  les  répartir  entre 
le  plus  'grand  nombre  de  métiers  possible.  Aussi  les  maisons 
créatrices,  en  nouveautés,  ont  de  800  à  1.000  métiers,  ce  qui 
suppose  un  capital  de  1  ou  1  million  1/2,  et  un  personnel  d'un 
millier  d'ouvriers.  Ce  sont  donc  de  grosses  affaires,  et  qui  cou- 
rent de  gros  risques.  Il  faut  des  qualités  variées  et  éminentes 
pour  les  dirig-er. 

Classement  des  variétés  patronales.  —  Nous  pouvons  main- 
tenant classer  les  diverses  variétés  patronales  en  trois  groupes  : 

1°  Celles  dans  lesquelles  le  rôle  prépondérant  est  joué  par  le 
chiffre  du  capital  employé  et  les  dons  du  caractère  ipeignages 
et  filatures)  ; 

2°  Celles  dans  lesquelles  les  connaissances  techniques  et  les 
qualités  intellectuelles  forment  le  facteur  principal  {fabricants 
de  toile,  d'articles  classiques,  tissages  à  façon,  teinturiers  et  ap- 
prêteurs)  ; 

3**  Celles  qui  demandent  à  la  fois  les  deux  espèces  de  qualités, 
et  qui  se  placent  ainsi  au  sommet  de  la  hiérarchie  patronale 
{fabricants  créateurs  de  fantaisies). 

Dans  la  première  variété,  la  société  anonyme  tend  de  plus 
en  plus  à  dominer,  à  cause  de  l'éiiormité  des  capitaux. 

Dans  la  seconde,  les  sociétés  en  nom  collectif  ou  en  comman- 
dite se  maintiennent  mieux,  parce  que  le  capital  joue  un  rôle 
moindre  que  la  personnalité  du  patron. 

Enfin,  nous  verrons  que  la  dernière  a  donné  lieu  à  Féclosion 
d'un  système  nouveau  qui  tient  compte  à  la  fois  de  la  puissance 
des  capitaux  et  de  la  personnalité  du  patron,  parce  que  ces  deux 
éléments  sont  également  importants. 


III 


LE  COMMERCE 


I.    LES    DIFFERENTS    GKNRES    DE    COMMKRCE. 

Dans  le  chapitre  précédent,  nous  avons  analysé  le  Patronage 
dans  son  rùle  purement  industriel.  Il  nous  faut  maintenant 
envisager  son  côté  commercial. 

En  effet,  il  ne  suffit  pas  de  fabriquer,  il  faut  vendre  ;  il  faut 
aussi  se  procurer  les  matières  premières.  L'industriel  est  donc 
amené  à  entrer  en  contact  avec  le  Commerce,  et  les  rapports 
qu'il  aura  avec  lui  varieront  selon  le  genre  de  travail  et  l'état 
du  marché.  Ce  sont  ces  rapports  que  nous  nous  proposons  d'é- 
tudier. En  un  mot,  quelles  sont  les  répercussions  de  la  Fabrica- 
tion sur  le  Commerce,  et  réciproquement. 

Examinons  d'abord  le  travail  commercial  en  lui-même  ;  nous 
étudierons  ensuite  les  répercussions  qu'il  engendre  et  qu'il 
subit. 

Ce  qui  apparaît  tout  d'abord  quand  on  veut  étudier  le  Com- 
merce, c'est  l'existence  de  spécialisations  concordantes  à  celles 
(le  la  Fabrication. 

Par  ordre,  nous  avons,  en  premier  lieu,  le  ni'gociant  en  ma- 
tières brutes,  qui  achète  le  lin,  la  laine  ou  le  coton  au  produc- 
teur agricole  et  les  revend  à  l'industriel.  Vient  ensuite /e  négociant 
en  /?/e6- qui  joue  le  rôle  d'intermédiaire  entre  le   filateur  d'une 


50  LES    PATRONS    DE    L  INDUSTRIE    TEXTILE. 

part  et  le  fabricant  d'autre  part.  Enfin,  le  négociant  en  tissus  ou 
en  fil  à  coudre  qui  se  charge  d'écouler  les  produits  complète- 
ment fabriqués. 

Jetons  un  coup  d'œil  sur  ces  trois  genres  de  commerçants,  en 
distinguant,  chaque  fois,  le  lin,  la  laine  et  le  coton. 


L'achat  des  matières  brutes.  —  A  l'origine,  la  fabricotiondu 
lin  avait  des  attaches  profondes  avec  le  travail  rural;  il  n'y 
avait  sans  doute  pas  d'intermédiaire  entre  le  tisserand  et  le 
paysan,  son  voisin;  quelquefois,  du  reste,  la  même  personne 
cumulait  les  deux  fonctions,  comme  cela  se  voit  encore  dans 
certains  villages  de  la  Flandre. 

Quand  on  commença  à  fabriquer  en  vue  de  l'exportation,  les 
négociants  qui  apparurent  alors,  durent  s'assurer  une  quantité 
suffisante  de  matières  premières,  et  se  la  procurèrent  d'abord 
sur  les  marchés  où  les  petits  producteurs  venaient  exposer  leurs 
produits.  Ces  négociants  devinrent  bientôt  des  patrons  de 
fal)riques  collectives. 

Dans  l'industrie  linière,  il  y  avait  deux  fabriques  collectives 
superposées  : 

1°  Le  fabricant  de  lin,  qui  achetait  le  lin  au  cultivateur  et  le 
faisait  rouir,  teiller  et  peigner  dans  de  petits  ateliers  familiaux; 
il  revendait  ensuite  le  lin  travaillé  aux  fileuses  ; 

2"  Le  fabricant  de  toile,  qui  se  chargeait  d'exporter  les  toiles 
fabriquées  par  les  petits  tisserands  ruraux. 

Il  faut  noter  aussi  l'existence  des  recoupeurs  qui  achetaient 
au  marché  le  fil  fabriqué  par  les  fileuses,  pour  le  revendre 
aux  tisserands. 

Depuis  l'apparition  des  filatures  mécaniques,  il  s'est  formé 
un  rouage  intermédiaire  entre  le  paysan  et  l'industriel  :  des 
facteurs  de  lin  apparurent,  achetant  le  lin  sur  pied,  l'emmaga- 
sinant à  la  récolte  et  le  revendant  au  fabricant  ou,  aujourd'hui, 
au  filateur.  Tel  est  le  système  encore  employé  pour  l'achat  des 
lins  indigènes  et  des  lins  belges. 

Mais  le  développement  de  l'industrie  nécessita  bientôt  lim- 


LE    COMMERCK.  .:>  ^ 

portatioii  de  lins  étrangers,  particulièrement  de  lins  russes i. 
Là,  vu  la  distance,  les  choses  se  passèrent  d'une  façon  différente. 

Tout  «lahord,  dans  la  première  moitié  du  siècle  dernier, 
des  maisons  d'exportation  furent  fondées  en  Russie,  principale- 
ment à  Riga.  Ces  maisons  envoyaient  des  échantillons  aux  in- 
dustriels irlandais,  belges  ou  français  qui  achetaient  ferme  une 
certaine  quantité  de  lin  qu'ils  payaient  d'avance. 

Ce  système  dut  être  abandonné,  par  suite  de  l'habitude  des 
négociants  russes  de  ne  pas  exécuter  les  livraisons  à  l'époque 
voulue,  et  de  fournir  des  matières  non  conformes  aux  échantil- 
lons. Aussi,  vers  1850,  le  système  prévalut  de  hxer  les  échéances 
à  trois  mois  après  l'expédition  de  Riga. 

Peu  à  peu  des  maisons  d'importation  se  fondèrent  dans  les 
régions  industrielles,  à  Lille,  à  Belfast,  à  Gand.  Ces  maisons 
prirent  à  leur  charge  tous  les  aléas  du  commerce.  C'est  ainsi  que, 
depuis  une  trentaine  d'années,  les  filateurs  français  n'achètent 
plus  que  marchandise  livrée  à  Dunkerque  ou  à  Gand ,  ou 
même  en  gare,  et  n'en  prennent  plus  livraison  qu'au  fur  et  à 
mesure  de  leurs  besoins. 

Pour  la  Inine,  l'importation  remonte  à  une  époque  plus  éloi- 
gnée que  pour  le  lin,  et  elle  porte  sur  des  quantités  plus  con- 
sidérables. C'est  ainsi  que  dans  la  seconde  partie  du  Moyen 
Age,  la  Flandre  faisait  venir  des  laines  d'Angleterre.  Cette 
importation  était  faite  par  la  Hanse  de  Londres^  aussi  appelée 
Hanse  flamande,  qui  avait  son  siège  principal  à  Bruges.  Quand 
l'Angleterre  se  mit  à  fabriquer,  il  fallut  faire  venir  les  matières 
premières  d'Espagne,  et  aujourd'hui,  de  La  Plata,  du  Cap  et 
d'Australie. 

Les  marchés  lainiers  les  plus  importants  aujourd'hui  sont  ceux 
de  Londres,  Boubaix  et  Anvers  :  à  eux  trois  ils  traitent  les  trois 
quarts  de  la  laine  du  monde  entier-. 


1.  l-a  Russie  |)roduit  la  moitié  du  lin  consoinuié  en  Europe.  Toutefois  elle  ne  pro- 
duit (|u'un  lin  de  qualité  médiocre  et  qui  est  rarement  d'un  blanc  [larfait.  C'est  la 
Belgique  qui  produit  les  lins  les  plus  beaux  et  les  plus  fins  (Voir  Bleunard,  loc.  cit.). 
2.  Bleunard.  loc.  cil.,  III,  40. 


58  LES    PATHONS    DE    I.  INDUSTRIE    TEXTILE. 

Londres  monopolise  le  marché  des  laines  d'Australie  :  ce 
marché  se  fait  aux  enchères  et  au  comptant,  par  l'intermédiaire 
de  courtiers.  Les  laines  australiennes  sont  surtout  travaillées  en 
Angleterre,  mais  une  partie  est  dérivée  vers  le  Havre  et  Dun- 
kerque,  pour  ne  parler  que  de  la  France. 

Au  Havre  arrivent  également  les  laines  de  la  Plata  que  le 
Continent  travaille  de  préférence.  Là,  elles  sont  mises  en  vente 
publique  et  achetées  par  des  commissionnaires  en  laines  pour 
le  compte  des  négociants  de  Roubaix,  qui  la  revendent  de  suite 
aux  fabricants. 

En  effet,  ceux-ci,  contrairement  à  ce  qui  se  passe  pour  le  lin,  ne 
prennent  pas  leurs  marchandises  au  fur  et  à  mesure  de  leurs 
besoins,  car,  en  faisant  ainsi,  ils  risqueraient  de  ne  pas  avoir  la 
variété  spéciale  de  laine  qu'ils  veulent  avoir.  Cette  nécessité  de 
s'assurer  la  qualité  voulue  est  tellement  grande,  que  certains 
grands  fabricants  n'ont  pas  hésité  à  fonder,  à  leurs  frais,  des 
comptoirs  d'achat  à  Buenos- Ayres,  et  que  d'autres  s'y  rendent 
pour  acheter  directement  sur  place. 

Quant  au  coton,  il  a  toujours  dû  être  importé.  En  France,  le 
grand  marché  est  le  Havre,  port  où  sont  installées  des  maisons 
d'importation  semblables  à  celles  qui  existent  à  Lille  pour  le  lin. 
Elles  revendent  la  matière  première  aux  filateurs  qui  en  pren- 
nent livraison  au  fur  et  k  mesure  de  leurs  besoins,  par  l'inter- 
médiaire de  commissionnaires  ou  de  négociants. 

Il  est  probable  que  ce  commerce  a  dû  passer  par  les  mêmes 
stades  que  celui  du  lin.  Il  est  certain,  en  tous  cas,  d'après 
Schulze-Gaevernitz ',  que  la  chose  s'est  ainsi  passée  en  Angle- 
terre : 

Une  première  période,  pendant  laquelle  le  commerce  est  fait 
par  des  maisons  d'exportation  américaines,  qui  avaient  à  Liver- 
pool  des  commissionnaires  chargés  de  traiter  avec  les  indus- 
triels du  Lancashire;  puis  ceux-ci  eurent  même  des  commission- 
naires-acheteurs sur  le  marché  de  Liverpool.  Dans  une 
seconde   période,    il   se    fonda,  dans   cette  ville,    des  maisons 

1.  La  grande  industrie. 


LE    r.OMMERCE.  .'.0 

d'importation  prenant  les  aléas  du  commerce  à  leurs  risques 
et  périls. 

Le  commerck  des  filés.  —  Si  l'on  veut  bien  se  rappeler  que  les 
peigneurs  et  filateurs  de  laine  travaillent  à  façon*  pour  le 
compte  des  fabricants  de  tissus,  on  comprendra  qu'il  ne  peut 
exister  de  commerce  de  lilés  dans  cette  branche.  Il  n'en  est  pas 
de  même  pour  les  industries  cotonnières  et  linières,  dans  les- 
quelles le  filateur  achète  lui-même  la  matière  première ,  et 
revend  les  filés  qu'il  fabrique,  soit  directement  aux  fabricants, 
soit  par  lïntermédiaire  de  négociants. 

Beaucoup  de  transactions  peuvent  se  faire  directement,  parce 
que  filateurs  et  fabricants  habitent  la  môme  région,  et  peuvent 
se  rencontrer  facilement  chaque  semaine  à  la  Bourse  de  Lille  qui 
se  tient  tous  les  mercredis.  Ce  commerce  ne  présente  guère  du 
reste  d'aléas,  puisqu'il  se  fait  d'une  façon  à  peu  près  continue 
tout  le  long'  de  l'année.  Pourtant  le  négociant  en  filés  existe,  et 
on  le  voit  parfois  offrir  au  fabricant  le  coton  d'une  filature  à  un 
cours  inférieur  à  celui  offert  par  le  filateur  lui-même.  Il  profite 
du  flair  particulier  au  bon  commerçant,  grâce  auquel  il  a 
acheté  à  un  moment  où  le  filateur  cherchait  avant  tout  à  écouler 
ses  produits.  De  plus,  le  filateur  ne  peut  présenter  que  quelques 
numéros  de  filés,  tandis  que  le  négociant  a  une  carte  d'échan- 
tillons complète. 

Les  conditions  de  vente  vont  en  s'améliorant  au  fur  et  à  me- 
sure que  la  sécurité  des  transactions  devient  plus  grande.  Ainsi, 
il  y  a  quinze  ans,  l'escompte  de  5  ^  qui  était  acccordé  pour 
les  règlements  à  60  jours,  l'est  aujourd'hui  pour  ceux  de  90  jours. 
De  même  le  Q  %,  au  lieu  d'être  réservé  pour  les  paiements  à 
15  jours.  Test  pour  ceux  à  30  jours. 

Le  commerce  des  produits  iixis.  —  Ces  produits  sont:  pour  le 
lin,  le  fil  à  coudre  ou  la  toile  ;  pour  la  laine  :  les  tissus  de  fan- 
taisies ou  d'ameublement. 

) .  Voir  suprà,  p.  53. 


GO  LES    PATRONS    DE    l'iNDUSTRIE    TEXTILE. 

Pour  le  fil  à  coudre,  chaque  fabricant  a  sa  marque  spéciale 
apposée  sur  chaque  bobine  vendue.  Aussi  a-t-il  tout  naturelle- 
ment le  monopole  de  la  vente  en  gros,  de  sorte  qu'à  chaque 
filterie  est  annexée  une  maison  de  commerce  qui  se  charge 
d'écouler  les  produits  aux  détaillants 

Pour  la  toile,  l'individualité  du  produit  disparaît.  De  plus,  il 
y  a  trop  de  spécialités  différentes,  pour  que  chaque  fabricant 
puisse  les  faire  toutes.  Son  intérêt  est  au  contraire  de  se  borner 
à  un  nombre  de  genres  restreints,  auxquels  son  outillage  est 
mieux  adapté. 

Le  commerçant,  au  contraire,  a  intérêt  à  vendre  les  choses 
les  plus  variées,  afin  de  répartir  des  frais  généraux  fixes  sur  un 
plus  grand  nombre  de  branches.  Le  fabricant  qui  se  fait  acces- 
soirement commerçant,  ne  peut  vendre  qu'une  espèce  de  tissus, 
ou  un  nombre  très  restreint'.  Le  voyageur  du  fabricant  a  donc 
une  carte  d'échantillons  très  pauvre  à  présenter  à  côté  de  celle 
du  voyageur  du  négociant,  et  a  les  mêmes  frais  à  supporter. 

Aussi,  on  voit  quelquefois  ce  phénomène  bizarre  :  un  même 
client  est  sollicité  à  la  fois  par  deux  voyageurs,  celui  du  fabri- 
cant et  celui  du  négociant  ;  ce  dernier  a,  dans  sa  carte  d'échan- 
tillons, ceux  que  présente  le  premier,  et  cela  à  un  prix  inférieur, 
quoique  les  tissus  sortent  de  la  même  source  ! 

La  clientèle  des  gros  négociants  de  toile,  ce  sont  les  magasins 
de  détail  et  les  maisons  de  demi-gros,  les  merciers,  les  bouti- 
quiers de  village,  etc.  La  vente  est  généralement  faite  aux  con- 
ditions suivantes,  marchandise  rendue  sur  place  :  120  jours 
sans  escompte,  30  jours  avec  3  %  ,  15  jours  avec  k  %~. 

Certains  grands  tissages  de  toile  ont  un  magasin  de  vente, 
soit  à  Lille,  soit  à  Paris,  mais  les  petits  tissages  ont  recours  aux 
négociants,  et  cela  d'autant  plus  que,  dans  les  moments  difficiles, 
ceux-ci  leur  avancent  des  fonds.  Mais  alors,  il  y  a  sujétion  de  la 
part  du  fabricant  qui  doit  s'engager  à  réserver  ses  produits  pour 

1.  Seuls  les  gros  fabricants  de  toile  peuvent  ajouter  à  leur  carte  des  échantillons 
des  genres  qu'ils  ne  font  pas,  mais  alors  ce  ne  sont  plus  des  purs  fabricants,  mais  des 
fcthricunts-commerçants. 

2.  L.  Merchier,  Monographie  du  lin,  p.  ■.'26. 


LE    COMMERCE.  01 

son  créanciei',  (jui  joiio  ainsi  à  la  l'ois  le  rôle  de  négociant  et  de 
banquier. 

Pour  les  <m«6'  de  laine,  les  choses  se  passent  d'une  façon  un 
peu  diiierente,  par  suite  des  variabilités  beaucoup  plus  grandes 
apportées  par  la  Mode. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  l'on  ne  puisse  faire  des  produits  à  peu 
près  fixes  avec  certaines  variétés  de  laines.  Nous  savons,  en  effet, 
que  l'on  fabrique  des  draps  et  des  lainages  classiques^,  mais 
nous  savons  aussi  que  l'on  fabrique  des  draps  et  lainages  de 
fantaisie,  et  que  ces  derniers  se  font  spécialement  à  Uoubaix. 
Ce  sont  donc  eux  qui  nous  intéressent  surtout. 

Or,  il  y  a  une  différence  très  grande  entre  le  fabricant  de 
classiques,  toujours  sur  de  placer  tôt  ou  tard  ses  produits,  et 
celui  de  fantaisies  dont  les  tissus  ne  se  portent  que  pendant  une 
saison,  pendant  le  temps  où  la  Mode  lui  confère  une  plus-value 
artificielle  :  le  premier  est  indépendant,  le  second  dépendant 
des  caprices  de  la  Mode,  ou,  si  l'on  veut,  des  grands  magasins  de 
Nouveautés  de  Paris.  Ce  n'est  pas  ici  le  moment  de  rechercher 
pourquoi  et  comment  ces  magasins  ont  acquis  le  monopole  de 
lancer  les  modes  et  de  les  faire  accepter  par  le  public;  il  nous 
suffit  d'en  constater  les  effets  sur  l'industrie,  et  c'est  à  Houbaix 
que  ce  phénomène  a  les  répercussions  les  plus  intenses. 

Les  transactions  ne  se  font  donc  que  deux  fois  par  an,  et  nont 
lieu  qu'entre  quelques  intéressés,  les  gros  fabricants  créateurs 
de  Roubaix  et  les  grands  magasins  de  Nouveautés  de  Paris. 
Financièrement,  les  premiers  sont  capables  de  lutter  à  armes 
égales  contre  les  seconds,  mais  ils  en  dépendent  plus  ou  moins 
pour  le  lancement  de  leurs  produits,  situation  bizarre  dont  nous 
constaterons  bientôt  les  eflets. 

Pour  la  fantaisie,  on  le  conçoit,  les  transactions  se  font  à 
courte  échéance  :  généralement  on  accorde  un  mois  pour  le 
paiement,  avec  5  %  d'escompte-. 

1.  On  appelle  tissus  classvjiies.  ceux  qui  sont  de  consommation  courante  cl  qui 
])résentent  toujours  la  même  contexture. 

2.  Pour  les  tissus  classiques,  les  conditions  sont  les  suivantes  ;  9  mois  sans  es- 
compte; 4  mois  avec  6  %;  2  mois  avec  8  %.  Pour  la  vente  à  la  commission,  on 
accorde  6  mois  avec  ■>  ou  3  %. 


62  LES   PATRONS    DE    L  INDUSTRIE   TEXTILE. 


II.     —    KÉPERCUSSIONS    DE    l'iNDUSTRIE    SIR   LE    COMMERCE. 

L'organisation  commerciale  nécessaire  que  nous  venons  de 
décrire,  n'est  pas  sans  avoir  des  liens  avec  celle  de  la  fabri- 
cation. Celle-ci  a  besoin  du  commerçant  pour  se  procurer 
les  matières  premières  etécouler  ses  produits.  Est-ce  à  dire  qu'elle 
lui  soit  assujettie,  comme  le  tisserand  à  la  main  l'est  vis-à-vis  de 
son  patron,  le  chef  de  fabrique  collective?  Nous  allons  constater 
au  contraire  que  le  fabricant  s'émancipe  de  plus  en  plus  de  la 
domination  du  commerçant  au  fur  et  à  mesure  du  développe- 
ment du  machinisme  et  du  grand  atelier.  Sans  doute,  il  a  tou- 
jours besoin  de  lui,  mais  de  plus  en  plus,  il  tend  à  traiter  d'égal 
à  égal  avec  lui. 

Toutefois,  il  y  a  lieu  de  distinguer  entre  les  industries  à  pro- 
duits fixes  et  celles  à  produits  variables,  ces  dernières  ayant 
une  difficulté  plus  grande  à  l'émancipation  complète. 

L'émancipation  progressive  des  industries  a  produits  fixes. 
—  D'après  ce  que  nous  avons  dit.  ce  type  est  surtout  représenté 
dans  la  région  que  nous  étudions  par  les  industries  linières  et 
cotonnières.  Le  grand  fait  qui  domine  son  évolution  est  son 
émancipation  progressive  du  commerce. 

Dans  la  fabrique  collective,  le  petit  fabricant  à  domicile  est 
sous  la  domination  du  gros  négociant-exportateur.  C'est  là  un 
phénomène  général  qui  a  été  mis  en  lumière  dune  façon  supé- 
rieure par  M.  L.  Arqué  dans  son  étude  sur  les  Faiseurs  de  jouets 
de  Nuremberg  ^ .  Cette  sujétion  des  petits  producteurs  indigents 
se  manifeste  parleur  endettement  envers  les  négociants  qui  seuls 
peuvent  acheter  leurs  produits  et  leur  accorder  du  crédit  dans 
les  moments  difficiles.  C'est  donc  par  la  réunion  entre  leurs 
mains  du  double  monopole  des  fonctions  d'exportateur  et  de 
banquier,  que  les  négociants  assurent  leur  domination.  Al'heure 

1.  se.  soc,  V  pér.,  lasc.  43. 


actuelle,  beaucoup  de  petits  tissages  mécaniques  de  toile  sont 
encore  plus  ou  moins  liés  par  le  crédit  envers  les  négociants. 

Au  contraire,  les  (jrandes  usines —  les  tissages  importants,  les 
filatures  de  lin  et  de  coton  —  sont  définitivement  émancipées  à 
ce  point  de  vue  du  joug  du  commerce,  parce  qu'elles  trouvent 
aisément,  et  à  bon  marché^,  du  crédit  chez  des  banquiers. 

Ce  phénomène  d'émancipation  se  remarque  très  bien  dans  les 
filatures  de  lin  par  exemple.  Au  début,  quand  le  machinisme 
était  encore  imparfait,  elles  étaient  de  petite  taille  et  plus  ou 
moins  endettées  vis-à-vis  des  négociants  en  filés.  Aujourd'hui, 
avec  les  progrès  de  la  machine,  elles  sont  devenues  de  grosses 
affaires  comme  nous  savons,  et  sont  appuyées  par  des  banqiies 
locales  qui  se  sont  constituées  peu  à  peu. 

L'émancipation  partielle  des  industries  a  produits  variables. 
—  La  même  loi  d'émancipation  existe  pour  les  produits  soumis 
aux  fluctuations  de  la  Mode,  quanta  la  question  du  crédit,  mais 
une  hiérarchie  d'un  autre  genre  tend  à  s'établir. 

C'est  ainsi  que  les  peigneurs  et  filateurs  de  laines,  indépen- 
dants au  point  de  vue  financier,  ne  sont  cependant  que  de 
simples  façonniers  des  fabricants  de  tissus,  et  nous  en  avons  dit 
la  raison  :  ce  sont  donc  ces  derniers  qui  détiennent  entre  leurs 
mains  les  éléments  de  prospérité  ou  de  décadence  réglant  la 
situation  et  l'avenir  des  premiers. 

Les  gros  fabricants  détenteurs  de  la  laine  et  créateurs  d'é- 
chantillons sont  donc  ceux  qui  dirigent  le  mouvement,  et  sur 
qui  repose  la  prospérité  de  l'agglomération  roubaisienne  tout 
entière.  Pourtant  ils  sont  eux-mêmes  plus  ou  moins  assujettis 
aux  caprices  des  lanceurs  de  la  Mode  à  Paris.  Et  c'est  un  singu- 
lier spectacle  de  voir  cette  lutte  des  deux  frères  ennemis  :  les 
potentats  de  l'industrie  roubaisienne,  et  ceux  du  commerce 
parisien. 

Si  l'émancipation  des  premiers  n'est  pas  complète,  la  cause 
n'en  peut  être  due  au  machinisme.  Deux  parties  détenant  chacune 
un  monopole  de  fait  sont  en  présence  :  celui  de  l'invention  des 
modèles  d'une  part,  et  celui  du  lancement  de  la  Mode,  d'autre 


04  LES    PATRONS    DE   L  INDUSTRIE    TEXTILE. 

part.  Si  ces  forces  sont  cohérentes  et  disciplinées,  les  transac- 
tions seront  nettes.  Si  elles  sont  plus  ou  moins  indisciplinées,  il 
y  aura  instabilité  constante  dans  les  relations.  C'est  malheu- 
reusement ce  qui  existe. 

Il  paraîtrait,  en  effet,  que  certaines  maisons  de  Nouveautés 
ne  pratiquent  pas  des  coutumes  absolument  correctes  vis-à-vis 
des  gros  fabricants  créateurs.  Ceux-ci  les  accusent  de  faire  co- 
pier les  échantillons  qu'ils  ont  inventés,  et  de  réserver  leurs 
commandes  pour  les  petits  fabricants,  qui,  n'étant  pas  chargés 
des  frais  de  recherches  et  d'invention,  peuvent  les  exécuter  à 
meilleur  compte.  C'est  ce  qui  permet  à  un  certain  nombre  de 
petits  tissages  de  vivre. 

Tous  les  gros  fabricants  se  plaignent  de  cet  état  de  choses, 
mais  jusqu'à  présent,  ilsontété  incapables  de  former  une  union 
cohérente,  une  espèce  de  trust,  qui  serait  le  seul  remède  pos- 
sible à  l'instabilité  actuelle  des  transactions. 

La  concentration  régionale.  —  Il  n'est  pas  indifférent,  au 
commerçant  chargé  découler  les  produits,  que  lindustrie  soit 
plus  ou  moins  bien  outillée.  Plus  le  fabricant  lui  fournira  des 
tissus  de  qualité  supérieure  à  un  prix  peu  élevé,  plus  il  lui 
sera  facile  de  les  vendre.  La  tâche  du  commerçant  est  d'au- 
tant plus  aisée  que  la  supériorité  industrielle  est  plus  grande. 

Dans  l'état  ancien,  caractérisé  par  la  lenteur  du  progrès  des 
méthodes,  les  capacités  commerciales  primaient  tout,  et  cela 
justifiait  la  domination  qu'exerçaient  les  grands  négociants. 

Dans  l'état  actuel  d'améliorations  constantes  par  les  progrès 
du  machinisme,  l'industrie  devient  capable  de  patronner  le 
commerce,  et  ceci  explique  son  émancipation  progressive. 

Nous  sommes  donc  amené  à  déterminer  la  situation  indus- 
trielle de  la  Flandre  française  vis-à-vis  des  pays  concurrents, 
afin  de  juger  dans  quelle  mesure  elle  favorise  le  travail  du 
commerçant. 

Le  machiîiisme  pousse  à  la  concentration  régionale.  Aux 
temps  du  travail  à  la  main,   la  fabrication  était  dispersée  sur 


LE    C.UMMKKCE,  <>5 

l'ensemlile  du  territoire,  parce  qiK;  l'on  trouvait  partout  des 
matières  premières,  de  la  main-d'œuvre  et  une  clientèle.  Toute- 
fois, des  concentrations  partielles  s'étaient  déjà  opérées  pour 
certains  travaux  demandant  un  appientissage  particulier  dont  le 
secret  était  monopolisé  par  l'une  ou  l'autre  ville.  Ces  concentra- 
tions reposaient  doue  sur  un  tour  de  main  spécial  acquis  par  les 
artisans  d'une  cité,  et  qui  en  conservaient  jalousement  la  tra- 
dition. 

Les  moyens  de  transport,  en  se  perfectionnant,  tendaient  à 
une  autre  concentration  régionale  en  faveur  des  pays  à  main- 
d'œuvre  abondante  et  situés  sur  une  voie  commerciale.  Le 
développement  précoce  <le  la  Flandre  au  Moyeu  Age  s  explique 
ainsi,  d'une  part,  par  sa  forte  natalité,  et,  d'autre  part,  par  sa 
proximité  de  l'Angleterre,  pays  producteur  de  laines;  enfin 
par  sa  situation  au  nord-ouest  du  Continent,  mis  en  valeur  par 
la  colonisation  franque. 

L'utilisation  des  forces  naturelles  tend  maintenant  à  favoriser 
les  pays  qui  possèdent  ces  dernières,  mais  il  faut  qu'ils  aient, 
en  outre,  les  autres  facteurs  que  nous  venons  d'indiquer  : 
possibilité  de  recrutement  d'une  main-d' œuvre  appropriée  et 
suffisante;  situation  commerciale  permettant  V approvisionne- 
ment des  matières  brutes,  et  l'écoulement  des  produits. 

L'emploi  des  chutes  d'eau  comme  moteur  dans  l'industrie 
textile,  développa  celle-ci  dans  les  collines  de  Normandie  et  dans 
les  Vosges,  à  la  fin  du  xviii''  siècle.  Aujourd'hui,  la  machine  à 
vapeur  tend  à  l'attirer  dans  le  nord  de  la  France,  à  proximité 
du  vaste  bassin  houiller  qui  s'étend  de  Valenciennes  à  Béthune, 
mais  dans  les  contrées  situées  au  nord  de  ce  bassin  et  non  dans 
celles  qui  la  bordent  au  sud  :  d'un  côté,  on  a  la  main-d'œuvre 
flamande;  de  l'autre,  se  trouvent  des  pays  à  natalité  beaucoup 
plus  réduite. 

Une  fois  la  priorité  acquise  par  une  région,  elle  tend  à  la 
conserver,  non  seulement  par  l'adaptation  de  plus  en  plus 
marquée  de  la  population  à  ce  genre  de  travail,  mais  aussi  par 
idi création  d' un  centre  comm,ercial plus  puissant.  C'est  pourquoi, 
en  Flandre,  l'industrie  lainière  tend  à  s'agglomérer  autour  de 


06  LES    PATRONS    DE    l'iNDUSTRIR    TEXTILE. 

Roubaix,  et  l'industrie  linière  autour  de  Lille  et  Armentières. 
En  Angleterre,  le  Lancashire  est  le  pays  du  coton,  le  Yorkshirc 
celui  de  la  laine. 

En  s'éloignant  du  marché  principal,  une  usine  se  place  dans 
une  situation  commerciale  plus  désavantageuse  et  perd  ce  qu'elle 
peut  gagner  par  l'infériorité  des  salaires,  d'autant  plus  que,  la 
plupart  du  temps,  on  trouve  alors  une  main-d'œuvre  également 
inférieure,  n'ayant  pas  acquis  les  bonnes  traditions  de  travail 
que  possèdent  les  pays  plus  évolués,  et  qui  constituent  leur 
formation  sociale  particulière.  Ces  traditions  sociales  néces- 
saires, sont  acquises  plus  ou  moins  rapidement,  selon  que  la 
race  est  plus  ou  moins  souple;  c'est  là  qu'intervient  le  facteur 
humain,  la  question  de  lorigine  de  la  race. 

On  le  voit,  le  problème  est  complexe,  et  ne  peut  être  résolu 
qu'en  prenant  un  point  à  la  fois. 

Bornons-nous,  pour  l'instant,  à  constater  l'importance  de  la 
concentration  régionale  de  l'industrie  textile  en  Flandre,  grâce 
à  la  proximité  d'un  bassin  houiller  important. 

Ici,  il  nous  suffit  de  consulter  les  statistiques. 

Voyons  d'abord  la,  filature  de  lin^  : 

En  18i0,  le  département  du  Nord  possédait  2.700  broches 
mécaniques  sur  les  14.880  qui  se  trouvaient  en  France,  soit  donc 
une  proportion  de  18  %  seulement. 

En  1847,  ce  département  en  avait  117.900  sur  282.110,  soit 
déjà  41  %. 

En  1857,  303.640  sur  452.572  ou  67  %. 

En  1899,  434.351  sur  485.572  ou  89  %. 

Aujourd'hui,  d'après  les  dernières  statistiques  qui  me  sont 
communiquées,  il  y  en  aurait  485.000  sur  500.000  environ 
ou  97  %,  la  presque  totalité. 

Dans  la  filature  de  laine,  le  mouvement  a  été  moins  marqué, 
plusieurs    provinces    françaises   ayant    conservé  le  monopole 

1.  Voir  Merchier,  loc.  cit.,  p.  51  et  J88. 


LE   COMMERCE.  '  ()7 

d'articles  spéciaux  laits  avec  les  laines  du  pays,  tandis  que 
Roubaix  emploie  surtout  les  laines  étrangères.  Néanmoins  la 
prot;i'ossion  est  sensible  : 

En  1851,  le  groupe  de  Houbaix-ïoureoing  comprenait 
230.000  broches  sur  les  851.000  que  possédait  la  France  à  cette 
époque,   soit  tV  %. 

A  l'heure  actuelle,  il  en  comprend  environ  1.000.000  sur 
2.300.000,  soit  -iS  %. 

Dans  la  filature  de  coton,  le  progrès  est  moins  frappant;  nous 
savons  que  le  Nord  tisse  peu  le  coton,  au  moins  jusqu'à  présent'. 
Pourtant  les  chiti'res  suivants  montrent  une  progression  en  faveur 
du  Nord  : 

En  1873,  cedépartementavait  1.200. 000 broches sur5. 000. 000  ', 
soiti?/%. 

A  l'heure  actuelle,  il  en  compte  3.0(10.000  sur  0.6i3.000,  ou 
pi'ès  de  la  moitié. 

Dans  la  filature,  le  travail  à  la  main  a  pratiquement  disparu; 
il  n'en  n'est  pas  de  même  pour  le  tissage,  parce  que  les  pro- 
grès mécaniques  y  ont  été  moins  marqués.  Mais  si  Ton  s'en  tient 
au  seul  tissage  mécanique,  on  constate,  en  faveur  du  Nord,  une 
progression  analogue  à  celle  de  la  filature. 

Eu  1873,  l'industrie  du  tissage  de  la  laine  comptait  6.750  mé- 
tiers mécaniques  sur  les  23.000  qui  se  trouvaient  alors  en 
France,  soit  39  % . 

En  1885,  19.000  sur  46.300,  ou  //   %. 

Aujourd'hui  30.000  sur  55.000  ou  />;?   %. 

Quant  au  tissage  de  la  toile,  l'arrondissement  de  Lille  compte 
les  deux  tiers  des  métiers  mécaniques  de  France  :  15.000 
sur  22.000. 

Cette  concentration  de  l'industrie  mécanique  dans  la  Flandre 

1.  Sur  les  124.000  métiers  mécaniques  à  lisser  le  coton  existant  en  France,  le  dé- 
partement du  Nord  n'en  compte  guère  plus  de  12.000. 

2.  Avant  1870.  les  statistiques  sont  difficilement  comparables,  car  elles  englobeul 
l'Alsace,  centre  très  important  pour  le  coton. 


68  LES    PATRONS    DE   l'IMJUSTIUI:    TEXTILE. 

française  est  due.  nous  le  savons,  au  voisinage  des  mines  de 
houille  et  à  la  main-d'œuvre  flamande. 

Dans  la  Flandre  môme,  la  concentration  s'opère  au  profit  de 
l'arrondissement  de  Lille,  celle-ci  due  à  l'influence  des  marchés 
et  du   négoce. 

Sur  les  484.700  broches  à  lin  que  contient  la  Flandre  fran- 
çaise, le  seul  arrondissement  de  Lille  en  contient  477.000,  dont 
200.000  dans  la  cité  de  Lille  et  sa  banlieue  immédiate. 

Là  se  trouvent  également  la  presque  totalité  des  filteries. 

Les  tissages  de  toile  sont  presque  tous  dans  la  vallée  de  la 
Lys,  principalement  à  Armentières  qui,  avec  sa  banlieue,  con- 
tient plus  de  la  moitié  des  métiers  mécaniques  de  l'arrondisse- 
ment, plus  du  tiers  de  ceux  de  la  France  entière. 

La  ville  de  Lille  et  sa  banlieue  contiennent  également  la 
moitié  des  broches  de  coton  de  l'arrondissement. 

Enfin,  l'industrie  lainière  est  encore  plus  concentrée  :  on  ne 
la  trouve  guère  que  dans  l'agglomération  Roubaix-Tourcoing. 
Cela  tient  au  rôle  primordial  que  joue  dans  cette  industrie  la 
question  de  l'approvisionnement  des  matières  brutes  :  la  laine 
présentant  des  variétés  infinies,  il  faut  être  sur  place  pour  se 
rendre  compte  des  qualités  à  acheter  suivant  l'état  du  marché. 

La  concentration  régionale  a  pour  résultat  de  créer  un  marché 
puissant  et  de  permettre  une  division  du  travail  commercial. 
On  voit  des  commerçants  se  spécialiser  les  uns  dans  le  com- 
merce des  laines,  d'autres  dans  celui  des  lins,  des  toiles,  des 
filés  ou  des  tissus,  etc.  Chacun  connaît  mieux  sa  partie  et  voit 
son  action  doubler. 

Pour  donner  une  idée  de  la  concentration  des  marchés,  disons 
que  les  places  de  Londres,  Anvers  et  Roubaix  traitent  à  elles 
seules  les  trois  quarts  des  laines  brutes  du  monde.  Lille  est  le  seul 
marché  aux  lins  en  France  (Belfast,  en  Irlande).  Quant  au 
coton,  il  se  traite  principalement  au  Havre  (à  Liverpool  pour 
l'Angleterre  et  à  Brème  pour  l'Allemagne). 

Ainsi  donc  la  concentration  régionale  favorise  les  transac- 
tions commerciales.  Voilà  un  premier  point. 


I.I-:    COMMERCE.  09 

Les  autres  nations  sont-elles  plus  ou  moins  favorisées  sous 
ce  rapport?  Telle  est  la  question  qui  se  pose  maiuteuant. 

Tout  naturellement,  ce  sont  les  pays  qui  ont  inauguré  les 
méthodes  nouvelles  de  travail  qui  ont  vu  s'opérer  les  premiers 
une  concentration  régionale  à  leur  profit. 

Il  y  a  là,  grâce  à  ravancc  prise,  un  élément  de  supériorité 
indéniable,  toutes  choses  égales  d'ailleurs. 

L'avance  prise  par  l'Angleterre  dans  l'industrie  textile  a  été 
maintenue  jusqu'à  ce  jour,  comme  le  montrent  les  dernières 
statistiques. 

C'est  toujours  dans  la  filature  de  coton  que  l'avance  est  la 
plus  considérable  :  au  l*"  mars  1909,  sur  les  130.795.927  broches 
que  possédait  le  monde  entier,  il  y  en  avait  91.400.000  en 
Europe,  dont  plus  de  la  moitié  dans  le  Royaume-lni,  soit 
exactement  53. 171.897;  l'Allemagne  n'en  avait  que  9.881.321 
et  la  France  6.643.000  i. 

L'avantage  est  un  peu  moins  marqué  pour  le  tissage  de  co- 
ton ;  à  l'heure  actuelle,  le  Royaume-Uni  possède  environ  750.000 
métiers,  l'Allemagne  250.000,  la  France  100.000.  etc. 

Il  est  encore  moins  marqué  dans  Y  industrie  lainière  :  le 
Royaume-Uni  possède  plus  de  6.000.000  de  broches  et  140.000 
métiers;  la  France,  2.390.000  broches  et  55.000  métiers  méca- 
niques. 

Enfin,  dans  V industrie  linière,  nous  trouvons  qu'en  1877, 
l'Europe  possédait  3.131.000  broches,  dont  1.407.000  dans  le 
Royaume-Uni,  500.000  en  France,  415.000  en  Allemagne, 
326.000  en  Autriche-Hongrie,  etc. 

On  le  voit,  la  supériorité  de  r Angleterre  est  d'autant  plus 
marquée  qu'il  s'agit  d'une  industrie  où  l'automatisme  est  le  plus 
parfait.  C'est  pourquoi,  elle  est  plus  grande  dans  la  filature 
que  dans  le  tissage,  et  pour  le  coton  que  pour  la  laine  ou  le 
lin.  On  comprend,  en  efîet,  que  l'avantage  du  machinisme  di- 
minue quand  l'automatisme  devient  moins  parfait. 

Or,   quand  on  analyse  les  choses   de  près,  on   voit  que  la 

1.  Cette  statistifjue  m'est  comiiumiquée  par  r£'H/o«  te./Hle. 


70  I.IiS    l'ATRONS    1>E    l'industrie   TEXTILE. 

supériorité  de  l'Angleterre,  au  point  de  vue  de   l'intensité  du 
machinisme,  ])ro vient  des  causes  suivantes  : 

1°  Le  bds  prix  de  la  force  motrice.  L'Angleterre,  ou  le  sait, 
est  le  pays  du  monde  où  le  charbon  est  le  moins  cher,  et  nous 
savons  que  le  charbon  seul  permet  rextensi])ilité  indéfinie  de 
la  fabrication  ; 

2"  L'adaptation  plus  parfaite  de  l'ouvrier  anç/lais  à  l'auto- 
matisrne,  par  suite  de  sa  faculté  d'attention  plus  grande,  ainsi 
que  nous  l'avons  constaté  dans  une  étude  précédente'  ; 

3"  L'avance  prise  par  l'Angleterre  dans  l'initiative  des  trans- 
formations mécaniques. 

Comme  on  le  voit,  ces  causes  proviennent  en  partie  du  lieu, 
eu  partie  delà  formation  sociale.  Ensemble,  elles  ont  contribué 
à  créer,  dans  la  Grande-Bretagne,  le  foyer  industriel  le  plus 
intense  dans  l'industrie  textile,  qui  est  l'une  des  plus  influencées 
par  la  machine. 

Ce  pays  est,  en  conséquence,  celui  dans  lequel  le  phéno- 
mène que  nous  avons  appelé  la  concentration  régionale  est  le 
plus  avancé,  et  ceci  vient  renforcer  les  éléments  précédents  de 
suprématie  dont  il  dispose. 

D'abord  cette  concentration  plus  grande  permet  une  pins 
grande  spécialisation  des  usiiies  :  en  Angleterre,  chaque  fila- 
ture file  toujours  le  même  numéro  de  fils;  sur  le  Continent, 
elle  doit  filer  une  vingtaine  de  numéi'os  différents,  et,  par  con- 
séquent, chaiig"er  constamment  le  réglage  des  métiers,  d'où 
j^erte  de  temps,  et,  par  conséquent,  nécessité  de  vendre  plus 
cher. 

En  second  lieu,  le  courant  cV affaires  est  tellement  considé- 
rable, que  l'industriel  n'a  plus  à  s'inquiéter  de  faire  des  stocks. 
Il  achète  chaque  semaine,  en  Bourse,  la  quantité  de  coton  né- 
cessaire, et  vend  de  même  les  filés  produits,  le  tout  au  comp- 
tant. Les  produits  finis  eux-mêmes,  les  tissus  ordinaires  au 
moins  sont  vendus  en  Bourse  chaque  semaine.  De  là  une  immo- 
bilisation beaucoup  moindre  du  capital. 

1.  .Se.  soc.  2''  pér.,  59*  fasc,  p.  31. 


LE   COMMERCE.  71 

Eiilin,  il  faut  noter  qu'îin  pkénomruc  'pavdW'lc  à  celui  que 
nous  venons  de  décrire  existe  dans  la  fabrication  de  l'outillage. 
C'est  pourquoi  le  prix  des  métiers  à  filer  et  à  tisser  est  plus 
bas  en  Angleterre  que  partout  ailleurs,  et  il  en  résulte  qu'à  ou- 
tillage ég-al,  la  mise  de  fonds  y  est  moindre. 

Eu  résumé,  le  prix  de  revient  des  tissus  anglais  est  moins  élevé 
et  ceci  facilite  la  tâche  des  commerçants  britanniques.  C'est 
ce  qui  explique  pourquoi  les  pays  continentaux  ont  été  obligée 
de  recourir  à  la  protection  douanière  pour  compenser  cette 
infériorité. 

Grâce  aux  tarifs  douaniers,  les  industriels  français  sont 
restés  les  maîtres  du  marché  national,  mais  l'infériorité  des 
commerçants  français  est  manifeste  sur  les  marchés  étrangers. 
Pour  la  compenser,  il  faudrait  organiser  un  système  de  ris- 
tournes à  l'exportation,  mais  cela  nécessite  l'org-anisation  de 
cartells  ou  de  trusts.  Or,  comme  l'a  très  bien  montré  M.  Paul 
de  Kousiers  dans  son  ouvrage  sur  les  Trusts  et  Cartells,  les  pro- 
duits finis,  et  spécialement  ceux  qui  sont  sujets  aux  irrégula- 
rités et  aux  fantaisies,  se  prêtent  difficilement  à  la  réalisation 
de  tels  organismes.  Tout  au  plus,  pourraient-ils  se  réaliser  dans 
les  filatures  de  lin  et  de  coton,  et  cela  s'est  vu,  parait-il,  dans 
la  Flandre  aux  époques  de  crises,  mais  à  l'état  momentané  seu- 
lement. 

En  France,  le  protectionnisme  est  donc  une  arme  surtout 
défensive,  qui  protège  la  production  nationale,  mais  ne  favo- 
rise pas  son  expansion  à  l'extérieur . 

Pourtant  la  France  arrive  à  exporter  une  certaine  quantité 
de  tissus  chaque  année.  Sans  aucun  doute,  il  s'agit  de  tissus 
d'une  nature  particulière,  dont  elle  a  le  monopole. 

Quels  sont  ces  tissus  ? 

Les  qualités  de  la  fabricatiox  française.  —  Il  faut  dis- 
tinguer entre  les  articles  simples  d'une  part,  les  articles  com- 
pliqués et  les  fantaisies  d'autre  part.  Le  machinisme  est  mieux 
adapté  aux  premiers  qu'aux  seconds. 

Il   en   résulte  : 


72^  LES   PATRONS   DE    l' INDUSTRIE    TEXTILE. 

1"  Que  la  France  exporte  peu  de  tissus  simples  (cotonnades, 
toiles,  etc.);  pour  ces  articles,  elle  est  battue  par  la  Grande- 
Bretagne  sur  les  marchés  étrangers,  dans  les  colonies,  en 
Afrique  et  en  Amérique.  Au  contraire,  elle  doit  se  défendre 
contre  les  importations  anglaises,  à  l'aide  d'un  tarif  douanier 
protecteur  ; 

2"  Que  la  France  s'est  spécialisée  surtout  dans  la  fabrication 
des  tissus  compliqués  et  des  articles  de  fantaisie.' 

En  France,  les  articles  simples,  les  articles  classiques  ne  se 
fabriquent  plus  que  dans  les  régions  où  les  salaires  sont  peu 
élevés  :  c'est  ainsi  que  les  fines  draperies  noires,  les  amazones  se 
font  surtout  à  Sedan,  les  lainages  classiques  à  Fourmies.  C'est 
pourtant  un  fabricant  de  Sedan,  M.  Bonjean,  qui  inventa  l'ar- 
ticle nouveauté  en  183V  i,  mais  il  se  développa  surtout  à  Elbeuf 
pour  les  draps  fantaisies,  à  Beims  et  à  Boubaix  pour  les  robes. 
Cette  évolution  sest  tellement  accentuée  depuis  lors,  qu'aujour- 
d'hui, en  France,  les  classiques  eux-mêmes  deviennent  va- 
riables, parce  que  chaque  année,  on  met  des  nouvelles  teintes 
à  la  mode.  Les  industriels  anglais  se  maintiennent  au  contraire 
dans  la  fabrication  de  certains  types  invariables  dont  ils  n'es- 
saient pas  d'augmenter  le  nombre  ~. 

Ceci  est  surtout  vrai  pour  la  laine,  car  pour  le  coton,  la  va- 
riabilité agit  surtout  sur  l'impression  et  non  sur  le  tissage. 

En  résumé,  la  concurrence  de  r Angleterre  a  rejeté  la  France 
vers  la  fabrication  des  articles  sujets  aux  variations  de  la  mode. 
Et  pour  ceux-ci  la  supériorité  appartient  à  la  France,  à  cause 
des  qualités  artistiques  de  la  nation. 

L'Angleterre  l'emporte  dans  les  fabrications  où  l'automa- 
tisme triomphe,  et  la  France  dans  celles  qui  demandent  du 
goiit,  un  certain  talent  artistique,  de  l'imagination  créatrice. 
M.  de  Bousiers  a  montré^  comment,  dans  l'industrie  textile, 
l'Allemagne  vise  surtout  le  bon  marché  par  les  bas  salaires. 

Mais  il  se  fait  que  les  produits  français,  par  leur  prix  élevé, 

1.  Bleunard,  loc.  cit.,  111,  67. 

2.  Joulin,   loc.  cit.,  p.  10. 

3.  Se. «oc,  2"  pér.jSS"  fasc,  p..5t). 


LE    COMMKHCH.  73 

ne  sont  accessibles  qu'aux  classes  aisées,  et  c'est  pourquoi  ils 
sont  moins  susceptibles  de  s'écouler  en  emncles  masses.  Et  ceci 
niontre  que  la  faiblesse  des  exportations  françaises  n'est  [)as 
due  uniquement  à  la  mollesse  des  commerçants,  comme  on  l'a 
souvent  dit. 


IV 


LA  FAMILLE  PATRONALE 


Caractères  GÉXKRArx.  —  Nous  parlerons  d'abord  des  carac- 
1ères  généraux  avant  de  déterminer  les  variétés. 

Pour  l'éducation,  il  y  a  une  tendance  de  plus  en  plus  mar- 
([iiée  vers  les  études  classiques. 

Ce  n'était  pas  le  cas,  au  dél)ut,  de  l'industrie  mécanique, 
dans  la  première  moitié  du  siècle  dernier.  A  ce  moment-là, 
il  était  d'usage  de  mettre  le  fils  aux  atlaires,  dès  l'âge  de 
quatorze  ou  quinze  ans. 

A  la  génération  suivante,  l'industrie  ayant  surmonté  les 
aléas  du  début,  et  l'enrichissement  commençant  à  faire  sentir 
ses  efiets,  on  prolonge  les  études  jusqu'au  baccalauréat.  Sou- 
vent, Texamen  du  volontariat  tenait  lieu  de  tout,  car  ce  que 
l'on  recherchait  surtout,  c'était  de  faire  le  service  militaire 
minimum.  Ses  études  terminées,  le  jeune  homme  allait  faire 
un  séjour  en  Angleterre.  Il  lui  était  facile  d  entrer  dans  une 
filature  anglaise,  mais  il  était  obligé  d'y  travailler  en  qualité 
de  mécanicien,  faisant  ainsi  un  apprentissage  tout  à  fait  pra- 
tique, à  Leeds  ou  à  Belfast  pour  le  lin,  à  Manchester  pour  le 
coton. 

Aujourd'hui,  le  séjour  en  Angleterre  est  considéré  comme 
presque  obligatoire,  et  on  commence  à  y  ajouter  le  séjour  en 
Allemagne,  et  même  en  Amérique. 

Quelques-uns  poursuivent  leurs  études  juscpi'à  l'École  Cen- 
trale, mais  c'est  là  une  exception. 


LA    KAMlLI.i;    l'AIROXALK. 


Il  n'y  n  donc  pas  exc-^s  (l'iTitcllectualisnie.  pas  plus  chez  le 
patron  <pic  chez  l'ouviier. 

Le  milieu  général  s'en  ressent,  ce  qui  ne  manque  pas  de 
frapper  les  fonctionnaires  du  Midi  ou  de  l'Est  que  le  hasard 
amène  dans  la  Flandre.  L'intensité  du  travail  industriel  ou 
commercial,  aussi  bien  que  la  culture,  n'est  guère  favorable 
aux  spéculations  de  l'esprit,  et  pour  les  mômes  causes  :  la  quié- 
tude manque.  Les  loisirs  seront  employés  à  chercher  une 
détente  aux  préoccupations  qu'entraînent  les  affaires.  Cette  dé- 
tente pourra  être  une  lecture,  mais  ce  sera  une  lecture  super- 
ficielle, facile.  Il  faut  en  excepter  toutefois  les  cultures  intellec- 
tuelles ayant  un  caractère  d'application  pratique,  comme  celles 
patronnées  par  la  Socii-té  industriflle  du  Xord.  Les  institutions 
charitables,  les  œuvres  diverses,  les  voyages,  les  villégiatures 
absorbent  aussi  beaucoup  de  temps.  Pour  d'autres,  ce  sera  la 
politique,  car  presque  partout,  on  voit  un  parti  plus  ou  moins 
conservateur,  soutenu  par  les  patrons,  lutter  contre  le  parti 
socialiste. 

Au  début,  le  mode  d'existence  était  relativement  simple, 
mais  il  s'est  compliqué  avec  l'enrichissement  qui  a  suivi  léclo- 
sion  et  le  développement  du  machinisme. 

Ainsi,  vers  le  milieu  du  siècle  dernier,  les  riches  industriels 
ne  voyageaient  guère.  D'après  l'abbé  Vassart^,  M.  Jean-Baptiste 
Motte,  l'un  des  plus  riches  filateurs  de  coton  de  Roubaix  à  cette 
époque,  n'a  jamais  vu  Paris!  Encore  aujourd'hui,  il  serait 
facile  de  citer  tel  ou  tel  grand  fabricant  qui  est  tous  les  matins 
à  l'usine  en  môme  temps  que  ses  ouvriers,  et  qui  ne  s'absente 
qu'exceptionnellement. 

Mais  il  est  juste  de  dire  que  le  goût  des  voyages  et  des  villé- 
giatures est  en  fureur  chez  le  plus  grand  nombre.  C'est  ce  qui 
explique  le  dév'eloppement  des  plages  des  côtes  les  plus  voi- 
sines du  pays  industriel,  le  long-  de  la  mer  du  Nord  ou  de  la 
Manche,  de  Malo-les-Bains,  près  Dunkerque,  par  exemple.  Là 
habitent,  pendant  l'été,  nombre  de  familles  patronales  qui  possè- 

1.  Xolice  liiograpliique  sur  Alfred  Moite. 


7G  LES    PATRONS    DE    l'iNDUSTRIE    TEXTILE. 

dent  ou  louent  une  villa;  grâce  aux  facilités  des  communica- 
tions, le  chef  de  famille  peut  facilement  venir  rejoindre  les 
siens  le  vendredi  ou  le  samedi,  et  retourner  à  ses  affaires  le 
lundi  ou  le  mardi.  D'autres  vont  à  Ostende.  etc. 

Il  n'y  a  guère  que  les  rentiers  ou  les  valétudinaires  qui  pas- 
sent de  long-s  séjours  dans  le  Midi. 

Ceux  qui  ont  une  maison  de  campagne  ont  toujours  soin 
de  la  fixer  à  proximité  de  leurs  établissements,  de  façon  à  pou- 
voir s'y  rendre  en  une  heure  ou  deux. 

Mais  l'habitation  principale  est  toujours  dans  le  voisinage  de 
l'atelier  de  travail,  et  pour  les  petits  faljricants,  elle  est  même 
contiguë  ;  c'est  ce  qui  explique  que,  dans  les  petites  villes,  on 
voit  se  succéder,  comme  au  hasard,  des  usines,  des  hôtels  par- 
ticuliers et  des  maisons  ouvrières.  Mais  dans  les  villes  les  plus 
importantes,  à  Lille  et  à  Roubaix,  les  grosses  fortunes  sont 
assez  nombreuses  pour  qu'elles  puissent  s'agglomérer  dans  le 
même  quartier. 

Bien  entendu,  les  femmes  ont  tenté  de  créer  une  vie  mon- 
daine, mais  cette  vie  mondaine  reste  pour  ainsi  dire  l'apanage 
de  l'aristocratie  industrielle  ou  commerçante,  et  elle  n'est  pas 
sans  posséder  certains  traits  particuliers  qui  frappent  les  étran- 
gers. 

Les  groupements  mondains  y  sont  avant  tout  basés  sur  les 
liens  de  famille  ou  les  relations  d'anciennes  dates.  Vu  la  nata- 
lité, aussi  élevée  dans  les  familles  patronales  que  dans  les  fa- 
ijiilles  ouvrières,  on  ressent  peu  le  besoin  d'étendre  le  cercle 
des  invités.  Les  dames  étrangères  qui  entrent  par  mariage  dans 
un  tel  milieu  y  sont  un  peu  dépaysées  parmi  des  gens  qui  se 
connaissent  tous  depuis  la  plus  tendre  enfance. 

Mais  les  plus  malheureuses,  ce  sont  celles  qui  ont  épousé  un 
fonctionnaire,  un  officier,  un  diplômé  des  grandes  écoles  offi- 
cielles. Habituées,  dans  les  autres  provinces  françaises,  au  pres- 
tige qui  accompagne  la  situation  de  leur  mari,  elles  se  voient 
ici  reléguées  au  second  plan,  cédant  la  place  aux  femmes  des 
grands  industriels  sans  en  comprendre  la   raison. 

Après  cette  esquisse  générale,  il  nous  reste  à  voir  les  traits  qui 


LA    KAMILI.r:    l'ATRONALi:.  77 

proviennent  du  genre  particulier  de  travail,  et  qui  ont  leur 
répercussion  sur  lo  mode  de  transmission  des  situations  el 
sur  réduiation. 

Le  type  du  lin.  —  Nous  avons  vu  ([ue  le  classement  des  va- 
riétés patronales  repose  sur  l'importance  du  capital  ;  il  s'en- 
suit que  le  mode  de  succession  doit  jouer  un  rôle  qui  n'est  pas 
négligeable.  A  cet  égard,  les  pratiques  sont  différentes  dans 
l'industrie  linière  et  dans  l'industrie  lainière. 

La  filature  mécanique  du  lin  a  traversé  deux  périodes,  dans 
la  Flandre  française  : 

1°  La  période  fréclosion,  qui  va  de  1835  à  1860,  a  vu  la 
création  de  la  plupart  des  établissements  :  en  1840,  il  y  avait 
^7.000  broches  dans  le  département  du  Nord;  en  1801,  il  y  en 
avait  389.000. 

2°  La  période  de  stabilité  ;  depuis  1860,  peu  de  nouveaux 
établissements  se  sont  fondés;  les  positions  acquises  se  main- 
tiennent; en  1867,  il  y  avait  '*00.000  broches;  il  y  en  a  aujour- 
d'hui 48'*.  700. 

Pendant  la  période  d'éclosion,  lusine  est  installée,  soit  par 
un  fondateur  unique,  soit  par  deux  ou  trois  frères  associés. 

Dans  la  seconde  période,  le  problème  de  la  transmission  de 
l'atelier  s'est  posé. 

La  coutume  française  exigeant  le  partage  égal  des  biens 
entre  les  enfants,  on  conçoit  qu'au  bout  de  deux  ou  trois  géné- 
rations, le  nombre  des  associés  devient  assez  grand  pour  ame- 
ner la  transformation  de  l'atfaire  en  société  anonyme  ou  en 
commandite  par  actions.  La  transmission  de  la  propriété  dans 
chaque  branche  devient  un  simple  partage  d'actions. 

C'est  pourquoi  la  forme  anonyme  tend  à  se  développer, 
malgré  les  répugnances  que  l'on  a  à  cet  égard.  Quand  les  co- 
pariageants  ne  sont  pas  trop  nombreux,  un  certain  nombre  de 
ceux-ci  restent  simples  créanciers  chirographaires  moyennant 
un  intérêt  fixe  de  5  %,  ceci  afin  de  laisser  dans  les  mêmes 
mains  la  propriété  efficace  et  la  direction. 

S'il  n'y  a  là  aucune  difficulté  quant  à  la  propriété,  il  n'en  est 


78  LES    PATRONS    I»E    L  LNDUSTHIE   TEXTILE. 

pas  de  même  quant  à  la  transmission  de  la  direction  :  celle-ci 
ne  peut  pas  s'émietter  indéliniment  ;  elle  doit  rester  dans  les 
mains  d'un  seul,  ou  de  deux  ou  trois  au  plus.  Dans  ce  dernier 
cas  Fun  s'occupe  de  la  fabrication,  un  autre  des  achats  et  le 
troisième  de  la  vente.  On  ne  peut  guère  aller  au  delà.  Fatale- 
ment, on  aboutit,  en  très  peu  de  temps,  à  l'inextensibilité  des 
situations  à  transmettre,  et  ceci  entraîne  la  transmission  à  un 
seul  fils,  généralement  Vaine.  Par  exemple,  s'il  y  a  trois  associés, 
le  fds  aine  de  chacun  d'eux  succédera  à  son  père,  de  sorte  que 
Tassociation  entre  frères  est  bientôt  remplacée  par  une  associa- 
tion entre  cousins. 

Si  l'ainé  ne  manifeste  aucune  disposition  pour  l'industrie, 
c'est  un  cadet  qui  succède,  quelquefois  un  gendre.  En  tous  cas, 
il  y  a  toujours  transmission  à  un  seul. 

L'héritier  avantagé,  ne  l'est  pas  au  point  de  vue  de  la  pro- 
priété (celle-ci  est  partagée  également),  mais  simplement  au 
point  de  vue  de  la  situation  toute  faite  qui  l'attend,  de  gérant  ou 
de  commandité;  de  ce  fait,  il  bénéficie  d'un  traitement  et  d'une 
part  dans  les  bénéfices. 

Que  deviennent  les  cadets  ' 

Quelques-uns,  se  contentant  des  revenus  de  leur  part  de 
capital  dans  la  fdature,  rechercheront  une  vie  aisée  dans  les 
carrières  libérales;  mais  c'est  là  l'exception.  La  plupart  se  lan- 
cent dans  l'industrie  qui,  pour  eux,  forme  toujours  le  métier 
idéal;  bien  entendu,  ils  reprennent  ou  fondent  un  atelier  de 
plus  petite  envergure  que  la  lilature  :  tissage,  confection,  bras- 
serie, etc... 

Nous  avons  noté  ce  fait  que  lindustric  linière  tend  plus  à  la 
stabilité  qu'à  l'extension,  et  ce  fait  a  réagi  fortement  sur  l'édu- 
cation, qui,  avec  le  mode  de  succession,  forme  le  caractère  social 
le  plus  important  de  la  Famille. 

Sans  doute,  ici,  l'éducation  développe  l'initiative,  car  il  en  faut, 
mais  cette  initiative  est  contre-balancée  par  le  goût  de  la  stabi- 
lité. 

Aussi  les  patrons  liniers  paraissent-ils  timorés  vis-à-vis  des 
lainiers. 


LA    lAMILLi:    l'ATHONALK.  '•> 

Lk  tvpk  dk  la  LAiNK.  —  Contrairement  au  lin,  l'industrie 
lainière  a  suivi  une  marche  constamment  progressive,  et  ceci 
a  produit  des  répercussions  marquées  sur  le  mode  de  succes- 
sion et  sur  l'éducation. 

Le  but  poursuivi  est  de  fonder  autant  d'usines  qu'il  //  a  de 
/ils.  Dans  la  famille  iMotte,  à  Roubaix,  il  est  de  tradition  de 
fonder  un  nouvel  atelier  quand  un  fils  atteint  la  majorité,  en 
l'associant  ù  un  directeur  qui  a  fait  ses  preuves.  Le  même  phé- 
nomène, joint  à  la  tendance  vers  la  conservation  des  biens 
familiaux,  a  fait  naître  les  tentatives  d'intégration  dont  nous 
parlerons  bientôt  :  chaque  fils  a  une  usine  différente,  une  fonc- 
tion différente,  mais  ils  restent  solidaires  au  point  de  vue 
commercial. 

On  voit  quelle  charge  la  famille  roubaisienne  a  assumée,  étant 
donné  surtout  la  natalité,  en  général  assez  élevée  ;  combien  le 
problème  qu'elle  se  propose  de  résoudre  est  plus  difficile  que 
celui  que  se  pose  la  famille  anglaise.  En  Angleterre,  dans 
rindustrie  textile,  la  société  anonyme  domine  de  beaucoup,  ou 
plus  exactement  la  société  à  responsabilité  limitée  (limited); 
là,  les  gérants,  les  directeurs  n'ont  aucunement  le  souci  de 
transmettre  leur  fonction  à  l'un  de  leurs  enfants;  chacun  de 
ceux-ci  se  case  où  et  comment  il  peut.  Ce  phénomène  est  sur- 
tout accusé  dans  l'industrie  cotonnière  du  I^ancashire.  Ce  n'est 
pas  à  dire  que  les  parents  anglais  se  désintéressent  du  sort  de 
leurs  enfants,  loin  de  là  !  Seulement  ils  le  font  reposer  sur  l'édu- 
cation et  non  sur  la  transmission  d'une  situation  toute  faite.  La 
difficulté  n'est  pas  moindre  :  elle  est  autre.  Mais  l'avantage  est 
que,  dans  leur  système,  elle  ne  vient  pas  peser  sur  la  marche 
de  l'établissement  paternel.  En  France,  celui-ci  est  grevé  d'une 
dette  envers  les  enfants,  et  cela  n'est  pas  sans  compliquer  les 
choses. 

L'extension  croissante  de  la  fabrication  des  lainages  de  fan- 
taisie a  aiguisé  Vesprit  d'initiative.  C'est  peurquoi  le  type  du 
Roubaisien  est  si  différent  de  celui  des  autres  villes  flamandes; 
cette  différence  frappe  les  gens  les  moins  observateurs,  mais  jo 
crois  que  c'est  la  première   fois  qu'on   en   indique   la  cause. 


80  LES    PATRONS   DE    L'iNDLSTRIE    TEMILK. 

C'est  l'industrie  des  tissus  de  fantaisie  qui  a  développé,  chez  le 
Roubaisien,  l'esprit  d'initiative  et  celui  des  inventions  artisti- 
ques. Ce  sont  les  gens  qui  ont  ces  qualités-là  qui  viennent  à 
Roubaix  et  qui  y  réussissent. 

L'intégration  industrielle.  —  Les  patrons  les  plus  entrepre- 
nants ont  une  tendance,  non  seulement  à  accroître  Fimportance 
de  leurs  ateliers,  mais  à  réaliser  ce  que  l'on  appelle  Vinté- 
gration  industrielle,  c'est-à-dire  la  réunion,  dans  les  mêmes 
mains,  des  divers  genres  d'ateliers  relatifs  à  une  même  indus- 
trie. 

En  voici  quelques  exemples  qui  aideront  à  comprendre  la 
nature  de  ce  phénomène. 

La  maison  Charles  Tiberghien  et  fils  possède  un  peignage,  une 
filature  et  un  tissage  de  laine  avec  teinturerie  et  apprêt,  à  Tour- 
coing, et  de  plus  une  maison  d'achat  à  Buenos-Ayres,  et  un 
magasin  de  vente  à  Roubaix.  Elle  possède  même  des  navires 
pour  faire  les  transports  entre  l'Angleterre  et  la  France. 

La  firme  Tiberghien  frères,  fondée  en  1853,  pour  le  travail 
de  la  laine,  comprend  un  peignage,  une  filature  de  VO.OOO  bro- 
ches, un  tissage  de  1,200  métiers,  une  teinturerie  et  un  apprêt 
à  Tourcoing,  une  maison  d'achat  à  Buenos-Ayres  et  un  magasin 
de  vente  à  Roubaix. 

M.  Aug.  Lepoîitre^  à  Roubaix,  a  également  un  peignage,  une 
filature  et  un  tissage  de  laines;  il  fait,  en  outre,  le  négoce  des 
laines,  des  filés  et  des  tissus,  et  a  même,  nous  dit-on,  des  mou- 
tons dans  l'Argentine,  ainsi  qu'une  maison  d'achat  h  Buenos- 
Ayres. 

La  Société  anonyme  de  Pérenchies  (anciens  établissements 
Agache)  a  une  filature  de  lin  de  34,000  broches  et  un  lissage 
de  toile  à  Pérenchies,  un  autre  à  la  Madeleine  et  une  maison  de 
vente  à  Lille. 

MM.  Dubois  et  Chaiwet -Colombier  ont  une  filature  de  lin,  un 
tissage  et  une  blanchisserie  de  toiles  à  Arnientières,  un  tissage 
de  toiles  fines  à  Halluin  et  un  autre  à  RoUeghem  (Belgique), 
enfin  une  maison  de  vente  à  Lille  et  un  dépôt  à  Paris. 


r.A    KAJULLt:    PATHONALK.  81 

MM.  W'al/aert  frères,  à  Lille,  ont  une  filature  de  coton,  un 
tissage  de  toile,  une  blanchisserie  et  une  lilterie. 

M.  Pau/.Dewavrin,  à  Tourcoing,  exploite  à  la  fois  une  filature 
et  un  tissage  de  coton.  De  même  Albert  MasiireL  à  Roubaix,  etc. 

Il  y  a  d'autres  exemples  d'intégiatioii  partielle;  ainsi,  il  n'est 
pas  rare  qu'une  même  maison  ait  à  la  fois  une  filature  de  lin 
et  une  filterie,  comme  MM.  Descamps  (Lille  et  Linselles),  Drou- 
lers-Vernier  (Lille),  Pouillier-Longhaye. 

Parfois .  c'est  une  filature  de  lia  unie  à  un  tissage  de  toile, 
comme  MM.  Renouard  [LiWe ) ,  Trujjaut,  etc.. 

On  le  voit,  à  côté  des  industriels  ayant  réalisé  l'intégration 
absolue,  plus  nombreux  sont  ceux  qui  ne  sont  arrivés  qu'à  une 
intégration   partielle. 

Est-ce  là  une  indication  montrant  un  mouvement  ascensionnel 
vers  une  intégration  générale  plus  répandue? 

Nous  ne  le  pensons  pas. 

L'intégration  est  à  la  fois  une  force  et  un  danger.  C'est  une 
force  parce  qu'elle  réalise  l'indépendance  la  plus  étendue  au 
point  de  vue  industriel  et  commercial  :  tandis  que  les  petits 
fabricants  tendent  à  tomber  sous  la  coupe  des  gros  négociants, 
les  grands  industriels  dont  nous  parlons  jouissent  de  l'auto- 
nomie la  plus  complète.  Par  contre,  c'est  un  danger  en  temps 
de  crise,  danger  d'autant  plus  grand  que  les  intérêts  engagés 
sont  plus  considérables. 

Tous  les  genres  de  fabrication  ne  se  prêtent  pas  également 
à  l'intégration.  Celle-ci  est  d'autant  plus  difficile  à  réaliser  que  les 
articles  sont  sujets  aux  variations  de  la  Mode.  Ainsi  le  système 
de  l'intégration  domine  à  Louviers  et  à  Sedan  dans  la  fabrica- 
tion des  draps  classiques;  on  la  retrouve  en  Normandie  pour  les 
cotonnades  ordinaires.  Au  contraire,  la  différenciation  domine  à 
Elbeuf  avec  les  draps  de  fantaisie,  et  à  Roubaix  avec  les  lai- 
nages fantaisie. 

Mais  on  peut  envisager  la  chose  à  un  autre  point  de  vue, 
celui  du  patronage  de  la  population. 

Les  grands  patrons  de  l'industrie  ont  à  remplir,  au  point  de 
vue  social,  un  rôle  analogue  à  celui  des  gros  cultivateurs  dans 

6 


82  LES    PATRONS   HE   L'iNDUSTRIE   TEXTILE. 

les  campagnes.  Ce  sont  eux  qui  assurent  le  progrès  des  mé- 
thodes, en  dépensant  largent  nécessaire  pour  essayer  les  inven- 
tions nouvelles.  Ce  n'est  que  lorsque  ces  dernières  ont  prouvé 
de  façon  évidente  leur  supériorité,  que  les  petits  patrons  peu- 
vent se  risquer  à  changer  leur  outillage.  Un  pays  qui  n'est 
composé  que  de  patrons  à  petits  moyens  ne  peut  que  pro- 
gresser lentement,  avec  difficulté. 

Toutefois,  grand  patron  ne  veut  pas  dire  patron  intégrateur. 
Un  grand  patron  spécialisé  peut  aussi  bien  assurer  le  progrès 
des  méthodes,  et,  de  plus,  il  me  semble  mieux  placé  au  point  de 
vue  de  la  forme  du  patronage  qui  consiste  à  favoriser  l'éléva- 
tion des  capables.  L'un  élève  en  absorbant,  l'autre  en  sauve- 
gardant l'autonomie. 

Nous  allons  le  montrer  par  un  exemple  concret,  qui  est  peut- 
être  le  signe  d'une  orientation  nouvelle  du  patronage,  spécia- 
lement à  Roubaix. 

Le  système  Motte.  —  Cette  méthode  nouvelle  a  été  inventée 
par  x\lfred  Motte,  de  Roubaix,  et  pour  mieux  l'illustrer,  nous 
esquisserons  l'histoire  de  la  famille  Motte  qui,  du  reste,  nous 
donnera  un  bon  spécimen  du  type  patronal  roubaisien. 

Dans  la  première  moitié  du  siècle  dernier,  Jean-Raptiste  Motte, 
associé  à  sa  femme,  Pauline  Rrédart,  était  fdateur  de  coton  à 
Roubaix.  A  sa  majorité,  le  fds  aine,  Louis,  fut  associé,  mais  en 
1845,  un  incendie  ayant  détruit  l'usine,  une  plus  grande  fila- 
ture de  4-4.000  broches  fut  bâtie  avec  l'aide  de  Wattine-Rossut  i, 
sous  la  raison  sociale  Motte-Rossut. 

Le  second  tils,  Etienne,  se  lança  dans  je  commerce  des  laines; 
il  fut  tour  à  tour  fabricant,  filateur,  négociant;  ruiné  vers  1870, 
la  famille  le  soutint  et  combla  le  déficit  de  ses  affaires. 

Mais  passons  à  celui  qui  nous  intéresse  plus  particulièrement, 
Alfred,  le  troisième  et  dernier  fils,  né  en  1827  et  mort  en  1887 ~. 

1.  Celte  filature  compte,  depuis  186'2,  70.000  broches;  bâtie  au  cœur  même  de  la 
ville  de  Roubaix  en  style  «  château-fort  »,  elle  semble  être  l'image  de  la  puissance 
patronale  industrielle  ayant  remplacé  celle  des  anciens  seigneurs  féodaux. 

2.  Molte-Brèdarleut  en  outre  deux  filles  :  Adèle,  mariée  à  un  négociant  exporta- 
teur, Dazin-Motte  ;  et  Pauline,  à  un  fabricant,  M.  A.  Delfosse. 


LA    l'AMlLLK    l'ATUONALE.  83 

Celui-ci  fit  (les  études  complètes  de  Droit  à  la  Faculté  de  Paris,  et 
il  fut  reçu  licencié  en  18V9.  iMais  l'industrie  roubaisienne  prenait 
alors  un  essor  trop  marqué  pour  qu'il  ne  la  préférât  pas  à  toute 
autre  profession.  Il  avait  de  grands  projets,  et  tenta  de  fonder 
une  série  d'ateliers  dont  l'ensemble  aurait  réalisé  un  type  d'in- 
tégration industrielle  parfaite  comme  ceux  dont  nous  avons 
parlé  plus  haut.  Il  échoua  complètement,  peut-être  parce  qu'il 
n'avait  pas  été  mis  très  jeune  à  l'atelier  comme  son  frère  aîné. 
Par  contre,  il  avait  des  vues  plus  larges,  et  c'est  de  sa  ruine 
que  date  l'invention  de  son  nouveau  système,  en  1852. 

Ce  système  consistait  à  fonder,  peu  à  peu,  toute  une  série  d'u- 
sines se  complétant  mutuellement,  mais  autonomes  et  tout  à  fait 
indépendantes  les  unes  des  autres  au  point  de  vue  commercial. 
Pour  chacune  de  ces  entreprises,  il  fonderait  une  association 
distincte  avec  un  contremaître  ayant  fait  ses  preuves  et  qu'il 
élèverait  ainsi  au  patronat  ;  lui  ne  serait  que  le  capitaliste,  lais- 
sant carte  blanche  à  son  associé  :  la  seule  porte  de  sortie  qu'il  se 
réserverait  serait  la  dissolution  de  l'association  en  cas  d'une  jDcrtc 
d'au  moins  50.000  francs  constatée  par  l'inventaire  semestriel. 

On  comprend  toute  l'ingéniosité  du  système. 

En  cas  de  réussite,  il  contribuait  à  l'élévation  d'un  homme 
capable,  mais  peu  fortuné,  tout  en  assurant  sa  propre  prospé- 
rité. En  cas  de  revers,  il  ne  pouvait  perdre  plus  de  50.000  francs. 

Tel  est  le  système  qu'il  réussit  à  réaliser  après  une  longue 
suite  d'efforts  persévérants. 

Avec  les  bénéfices  accumulés,  il  fondait  une  usine  nouvelle. 

Quelquefois,  après  avoir  fondé  une  fabrique,  elle  passait  an 
bout  de  quelques  années  dans  d'autres  mains,  mais  ce  n'était  que 
pour  lui  permettre  d'en  lancer  plus  facilement  une  autre.  C'est 
ainsi  que  la  première  entreprise  fondée  d'après  le  principe  que 
nous  venons  d'exposer,  la  filature  de  laineMotte  et  Dillies  frères, 
est  devenue  la  maison  Lepoutre. 

Parfois  aussi,  son  entreprise  avait  un  caractère  de  solidarité 
familiale.  Nous  allons  en  donner  un  exemple  : 

Nous  avons  vu  qu'en  1870,  l'un  de  ses  frères,  Etienne,  était 
complètement  ruiné,  mais  que  la  famille  avait  entièrement  dé- 


84  LES    PATRONS    DE   l'iNDUSTRIE    TEXTILE. 

sintéressé  les  créanciers.  Alfred  voulut  faire  mieux,  et  entreprit 
de  reconstituer  une  fabrique,  grâce  à  laquelle  Etienne  pourrait 
se  refaire  une  situation  et  la  transmettre  à  ses  enfants. 

Alfred  Motte  qui  n'avait  aucun  capital  disponible  à  ce  mo- 
ment-là, vendit  les  2i22.000  francs  qu'il  possédait  en  fonds 
d'État,  trouva  en  outre  à  emprunter  pour  sept  ans  k  h  %  une 
somme  de  700.000  francs.  Il  mit  enfin  la  main  sur  un  homme 
pratique,  M.  Blanchot,  qui  consentit  à  s'associer  avec  lui  pour 
sept  ans  :  ainsi  fut  fondée  la  filature  de  coton  Motte  et  Blanchot. 
Au  bout  de  sept  ans,  l'affaire  ayant  prospéré,  il  la  passa  à  son 
frère  Etienne,  et  depuis  1879,  elle  est  devenue  la  maison  Etienne 
3Iotte  fils. 

Constamment  sur  la  brèche,  il  s'ingéniait  à  implanter  de  nou- 
velles industries,  ne  reculait  devant  aucun  sacrifice,  et  était 
au  courant  de  tout  ce  qui  se  passait  dans  les  pays  concurrents. 
Pour  importer  les  méthodes  anglaises  de  teinture,  il  embaucha 
en  1855  un  ingénieur  anglais  nommé  Richardson  à  l'aide  d'un 
traitement  élevé  qui,  avec  le  pourcentage  sur  les  bénéfices, 
pouvait  monter  à  30.000  francs  par  an.  Quand  l'usine  fut  en 
bonne  marche,  il  s'associa  un  contremaître  et  la  teinturerie 
devint  ainsi,  en  1868,  la  maison  Motte  et  Meillassoux. 

Voici,  du  reste,  la  liste  des  firmes  fondées  par  Alfred  Motte 
selon  son  système  : 

Motte  et  Dillies  frères  (aujourd'hui  maison  Lepoutre)  ; 

Motte  et  Maillassoux,  teinturerie  en  1868  (agrandie  et  devenue, 
en  1886,  la  maison  Motte  et  Mille)  ; 

Motte  et  Legrand,  filature  de  laigne  peignée,  en  1872  ; 

Motte  et  Delescluse,  atelier  d'apprêt  en  187i  (^agrandie  et  de- 
venue, en  1884,  la  maison  Motte  et  Delescluse  frères)  ; 

Motte,  Lasserre  et  Bourgeois,  tissage  de  drap,  en  1874  ; 

Motte  et  Blanchot,  filature  de  coton,  en  1877; 

Motte  et  Meillassoux,  peignage  de  laines  fines,  en  1879  ; 

Les  fils  Alfred  Motte,  tissage  de  velours  de  coton,  en 
1885. 

Alfred  Motte  est  mort  en  1887,  mais  son  système  a  survécu. 
D'autres  maisons  ont  vu  le  jour  depuis  lors  :  Motle  et  Desbon- 


LA    KAMll.l.i:    l'ATHONALE.  85 

nets,  Motte  et  Porris  (teinturerie),  Mathon  et  Dubrulle  (tissage 
de  laines),  etc. 

Je  ne  sais  pas  si  j'ai  réussi  à  donner  au  lecteur  l'impression  que 
ce  système  est  plus  fécond  que  celui  de  Fintégration  absolue. 

Il  semble  spécialement  bien  adapté  au  milieu  roubaisien 
actuel  :  il  tient  compte  à  la  fois  des  sentiments  familiaux  dont 
nous  avons  constaté  la  puissance,  et  de  la  souplesse  nécessaire 
aux  organismes  industriels  modernes.  La  solidarité  familiale  est 
moins  rigide,  mais  tout  aussi  active  et  féconde,  et  moins  dan- 
gereuse peut-être.  D'un  autre  côté,  il  a  pour  effet  de  contribuer 
à  la  formation  de  self-made  men,  d'élever  des  gens  capables  au 
patronat,  de  placer,  en  somme,  comme  disent  les  Anglais,  the 
ricjht  man  in  the  rig/it  place. 

Je  suis  persuadé,  pour  ma  part,  que  ce  système  a  été  un  des 
facteurs  puissants  de  l'expansion  de  l'industrie  roubaisienne  et 
je  pense,  après  les  bons  résultats  obtenus,  qu'il  ne  peut  que 
continuer  à  se  répandre. 

On  pourrait  le  caractériser  socialement,  en  disant  que  c'est 
une  déformation  du  système  d'intégration  dit  à  la  fabrication 
des  lainages  fantaisies  et  tissus  mélangés,  et  cette  déformation  a 
consisté  à  réaliser  F  intégration  banqiiière  plutôt  que  l'intégra- 
tion industrielle . 


LE  PATRONAGE  DE  LA  CLASSE  PATRONALE 

On  sera  peut-être  étonné  de  lire  ce  titre.  Dans  la  Science  sociale, 
il  a  été  souvent  question  du  patronage  de  la  famille  ouvrière,  et 
cela  est  naturel,  la  famille  ouvrière  étant  celle  qui  a  le  plus 
besoin  d'être  patronnée  ;  mais  elle  est  loin  d'être  le  seul 
organisme  à  qui  un  patronage  soit  nécessaire. 

Au  contraire,  on  peut  dire  qu'il  n'existe  nulle  part  aucun 
groupement  qui  ne  doive  être  patronné  d'une  façon  quelconque. 

En  apparence,  le  patron  semble  être  tout  à  fait  indépendant. 
Il  n'a  pas,  comme  l'ouvrier,  à  obéir  à  un  supérieur  dans  son  tra- 
vail journalier,  mais  il  a  quelquefois  à  subir  le  contrôle  d'un 
conseil  d'administration  ou  d'un  commanditaire  ;  il  a,  en  tous  cas, 
à  tenir  compte  des  exigences  de  sa  clientèle,  parfois  de  ses  créan- 
ciers. Il  a  besoin  du  commerçant  pour  écouler  ses  produits,  et 
du  banquier  pour  escompter  ses  effets. 

L'indépendance  plus  étendue,  dont  le  patron  jouit  à  certains 
égards,  est  compensée  par  les  aléas  plus  grands  auxquels  sa 
situation  est  soumise,  et  par  les  responsabilités  qui  lui  in- 
combent. 

En  étudiant  la  classe  ouvrière,  nous  avons  vu  qu'elle  était  ca- 
pable de  se  patronner  elle-même  en  partie,  mais  qu'elle  était 
aussi  obligée  d'avoir  recours  à  un  patronage  extérieur,  et  cela 
nous  a  permis  de  porter  un  jugement  sur  le  rang  qu'elle  occupe 
dans  la  classification  sociale. 


LE    l'ATHO.NAdi:    DE    LA    CLASSE    l'ATRONALE.  87 

Le  même  phénomène  se  produit  pour  la  classe  patronale.  En 
laissant  de  côté  les  organismes  à  l'aide  desquels  les  classes  aisées 
patronnent  les  ouvriers,  nous  étudierons  donc  : 

1°  Les  manifestations  du  patronage  par  la  corporation,  c'est- 
à-dire  par  des  associations  de  patrons  entre  eux;  ce  sont  les 
syndicats; 

2°  Celles  du  patronage  exercé  par  des  patrons  i-minents  sur 
les  plus  petits; 

3"  Le  patronage  exercé  par  des  organismes  extérieurs,  Com- 
merce ou  Pouvoirs  publics. 


I.   LE    PATRONAGE  AUTONOME    PAR    LES   SYNDICATS. 

Les  syndicats  patronaux  dérivent  des  anciennes  corporations 
de  mai  très- ouvriers,  de  même  que  les  syndicats  ouvriers  déri- 
vent des  anciennes  corporations  de  compagnons. 

Les  syndicats  patronaux  poursuivent  un  but  multiple.  Ils 
forment  un  organisme  de  défense  : 

1"  Contre  les  revendications  des  ouvriers; 

2°  Contre  les  mauvais  clients  ; 

3**  Contre  la  domination  des  grands  négociants. 

Développons  succinctement  chacun  de  ces  points. 

La    RÉSISTANCE  AUX  REVENDICATIONS    OUVRIÈRES.   NoUS    aVOUS 

vu  que,  sur  la  discussion  du  contrat  de  travail,  les  intérêts  des 
patrons  et  des  ouvriers  sont  opposés.  Les  clauses  de  ce  contrat 
sont  déterminées  par  le  point  d'équilibre  entre  les  pressions 
exercées  de  part  et  d'autre.  Les  syndicats  ouvriers  ont  eu 
pour  résultat  d'élever  le  taux  des  salaires,  mais  on  comprend 
qu'une  élévation  exagérée  amènerait  infailliblement  la  ruine  de 
l'industrie.  Logiquement  les  patrons  sont  donc  amenés  à  exer- 
cer une  force  en  sens  inverse  à  celle  exercée  par  les  syndicats 
ouvriers. 

Voici,  par  exemple,  le  syndicat  des  fabricants  de  Roubaix- 
l^ourcoing,  qui  existe  depuis   1802.   et  dont  l'un  des  buts  est 


88  LES    PATRONS    DE    l'iNDUSTRIE    TEXTILE. 

d'aplanir  les  conflits  par  arbitrage,  ou  de  les  soutenir  par 
une  indemnité.  Quand  une  grève  éclate  chez  l'un  des  membres 
du  syndicat,  il  explique  son  cas  au  comité  de  ce  syndicat,  et 
signe  d'avance  un  compromis  par  lequel  il  aliène  sa  liberté 
et  se  soumet  à  la  décision  de  ce  comité.  Si  ce  dernier  approuve 
la  résistance  aux  revendications  ouvrières,  le  syndicat  versera 
à  l'intéressé  une  indemnité  de  5  francs  par  métier  et  par  jour 
d'arrêt  dus  à  la  grève,  et  cela  pendant  une  durée  de  trois  se- 
maines; après  ce  laps  de  temps,  si  la  grève  continue,  l'in- 
demnité va  en  augmentant  jusqu'à  un  maximum  de  10  francs 
par  métier  et  par  jour.  Au  bout  de  quatre  semaines  toutefois,  le 
comité  peut  décider  que  la  grève  a  tournure  d'interdit.  Dans 
ce  cas,  les  autres  membres  tissent  pour  le  compte  de  leur 
confrère,  les  pièces  d'étoffes,  dont  celui-ci  a  la  commande,  et 
qu'il  s'est  engagé  à  livrer. 

L'assuranck  mutuelle  contre  les  »l\uvais  clients.  —  Les 
ventes  des  produits  fabriqués,  fils  ou  tissus,  ne  se  réglant  pas 
au  comptant,  l'industriel  court  toujours  le  risque  de  ne  pas 
recevoir  le  prix  de  la  marchandise  livrée,  soit  parce  que  son 
client  est  peu  scrupuleux,  soit  parce  qu'il  est  en  mauvaises 
affaires.  C'est  là  l'un  des  plus  grands  aléas  qui  résultent  des 
rapports  entre  producteurs  et  acheteurs.  Aussi,  le  syndicat 
s'occupe  de  fournir  des  renseignements  sur  la  solvabilité  des 
derniers,  et  il  se  charge  de  défendre  les  intérêts  des  premiers, 
en  cas  de  liquidation,  moyennant  une  commission  de  li  %  s'ils 
sont  syndiqués,  3  %  s'ils  ne  le  sont  pas. 

La  défense  contre  la  domixation  des  grands  négociants. 
—  Nous  avons  vu  que  la  machine  avait  pour  résultat  l'éman- 
cipation progressive  des  ateliers  dans  lesquels  l'automatisme 
joue  un  rôle  prépondérant.  Aussi  les  filateurs  et  les  peigneurs 
n'ont-ils  pas  ressenti  le  besoin  de  s'unir  dans  ce  but.  Il  sem- 
ble, au  contraire,  que  beaucoup  des  fabricants  auraient  intérêt 
à  le  faire.  D'une  part,  les  petits  qui  sont  endettés  envers  les 
négociants  en  tissus,  devraient  créer  une  banque  de  crédit  qui 


l.i;    l'AlliONAl.i;    UE    I.A    CLASSE    l'AÏHONALK.  89 

les  émanciperait  cVuiio  façon  définitive.  D'autre  part,  pour  les 
fabricants-créateurs  de  Koubaix,  une  entente  contre  les  maga- 
sins de  Nouveautés  semble  rtre,  non  pas  simplement  avanta- 
geuse, mais  d'utilité  pressante.  Mais  ceci  vaut  que  nous  nous 
y  arrêtions  un  peu. 

Les  gros  fabricants  roubaisiens  vivent  de  l'exploitation  d'un 
monopole  dû  A  leur  esprit  d'invention,  mais  ce  monopole  leur 
échappe  en  partie  par  suite  des  fuites  qui  se  produisent  cons- 
tamment, fuites  qui  ont  pour  effet  de  mettre  les  échantillons 
copiés  dans  les  mains  des  gros  négociants  qui  font  alors  faire  le 
travail  à  façon. 

Un  cartell,  c'est-à-dire  une  entente  entre  toutes  les  maisons 
créatrices,  qui  aurait  pour  but  de  ne  remettre  les  échantillons 
aux  négociants  qu'en  leur  interdisant  le  droit  de  les  faire 
copier,  n'empêcherait  pas  les  fuites.  Seul  un  trust,  ou  absorp- 
tion complète  de  toutes  les  firmes  en  une  seule,  pourrait  le 
faire.  Ce  qui  s'oppose  à  la  réalisation  d'un  tel  trust,  c'est  sans 
doute  la  forte  cohésion  de  la  famille  roubaisienne,  le  souci 
qu'ont  les  patrons  de  transmettre  leur  situation  à  leurs  enfants. 
Au  surplus,  il  ne  faut  pas  oublier  que  le  véritable  inventeur 
est,  non  pas  le  fabricant  lui-même,  mais  les  dessinateurs  en 
tissus  qui  le  servent. 

Ce  qui  serait  peut-être  plus  immédiatement  réalisable,  c'est 
un  syndicat  de  fabricants  étroitement  discipliné,  ayant  des 
comptoirs  de  vente  à  Paris,  et  même  à  Tétrangei',  à  Londres, 
dans  le  Levant,  etc.  Ce  serait  alors  l'émancipation  absolue  de 
l'industrie  vis-à-vis  du  commerce;  ce  dernier  deviendrait  alors 
ce  qu'il  doit  être  réellement,  un  auxiliaire  de  la  production. 


II.    —    LES    PATRONS   EMIXEXTS. 

En  racontant  la  vie  d'Alfred  Motte,  nous  avons  montré  ce 
(|ue  pouvait  être  le  patronage  d'un  patron  éminent,  mais  il 
ne  faudrait  pas  croire  que  ce  grand  industriel  soit  une  excep- 
tion dans  nos  cités  flamandes.  Un  patronage  analogue,  plus  ou 


90  LES    PATRONS   DE   l'iNDUSTRIE    TEXTILE. 

moins  étendu,  variant  selon  les  circonstances,  est  exercé  par 
les  patrons  les  plus  importants,  ou  par  ceux  possédant  le  plus 
d'initiative,  sur  les  plus  petits  ou  les  plus  routiniers.  Il  ne 
s'agit  pas  ici,  répétons-le,  du  patronage  d'un  chef  d'industrie 
sur  ses  salariés,  mais  de  celui  qu'il  peut  avoir  sur  un  autre 
chef  d'industrie,  et  que  l'on  peut  comparer  à  l'action  d'un 
grand  cultivateur  sur  les  petits  qui  l'environnent. 

Il  me  semble  que  ce  patronage  peut  avoir  en  vue  les  objets 
suivants  : 

1"  La  recherche  du  progrès  des  méthodes: 

2"  L'émancipation  de  l'étranger  ; 

3"  Le  soutien  financier. 

Le  progrès  des  méthodes.  —  Faible  sous  l'ancien  régime, 
il  est  devenu  une  condition  vitale  de  l'industrie  moderne,  par 
suite  de  la  concurrence  universelle  qui  a  surgi  avec  le  déve- 
loppement des  transports.  C'est  la  marche  en  avant  qui  a  rem- 
placé la  stagnation  sur  place  ;  or,  comme  tout  le  monde  n'est 
pas  capable  de  marcher  du  même  pas,  des  divergences  se 
sont  accusées,  une  élite  de  pionniers  s'est  dégagée  de  la 
masse,  frayant  la  voie   aux  autres. 

Quelquefois,  il  s'agit  de  la  création  même  de  méthodes  nou- 
velles, et  de  leur  réalisation  ;  c'est  ce  que  l'on  pourrait  appeler 
un  patronage  au  premier  degré.  Parfois,  il  ne  s'agit  que  de  la 
transplantation  des  méthodes  nouvelles  créées  à  l'étranger; 
c'est  alors  un  patronage  de  second  ordre. 

Le  premier  genre,  celui  du  patronage  au  premier  degré, 
s'est  produit  avec  son  maximum  d'intensité  en  Angleterre  au 
moment  des  grandes  transformations  mécaniques  qui  ont  en- 
fanté le  machinisme.  Mais  il  est  juste  de  dire  que  la  Grande- 
Bretagne  n'a  pas  eu  le  monopole  exclusif  de  cette  espèce  de 
patronage.  Pour  nous  borner  à  l'industrie  textile,  on  peut  citer 
l'orientation  nouvelle  et  originale  qu'elle  a  du  subir  en  France 
vers  la  production  des  articles  de  fantaisies.  Nous  avons  vu 
que  c'est   à  M.  Bonjean,  de   Sedan,  que  revient  l'honneur  des 


LE    l'ATHuNACE    DE    LA    CLASSE    l'ATRONALK.  91 

premières  créations  de  draps  de  fantaisies,  mais  c'est  à 
M.  Wibaux-Florin,  de  Houbaix  ([ue  revient  l'invention  des  fan- 
taisies mélangées  laine-coton-soie,  et  l'on  sait  que  c'est  dans 
ce  domaine  que  l'orientation  nouvelle  de  la  fabrication  était 
susceptible  de  se  développer.  Mais,  tant  les  liens  sont  étroits 
entre  les  difterentes  opérations,  il  fallait,  pour  cela,  réaliser 
le  peisna,i;e  mécanique  des  laines  courtes  de  la  Plata.  C'est 
un  grand  industriel  anglais  fixé  à  Croix-lez-Houbaix  qui  mena 
ce  progrès  à  bonne  fin,  après  avoir  dépensé  un  million  dans 
ce  but. 

On  peut  citer  aussi  les  efïorts  faits  par  M.  Descats,  de  Lille,  pour 
améliorer  les  procédés  de  teinture  et  apprêt. 

Il  y  a,  avons-nous  dit,  un  patronage  du  second  degré  consis- 
tant en  la  transplantation  d'industries  créées  à  l'étranger.  C'est 
sous  cette  forme  que  l'industrie  mécanique  est  apparue  sur  le 
Continent.  Aujourd'hui,  pour  importer  une  industrie  nouvelle, 
il  suffit  d'acheter  l'outillage  nécessaire  dans  les  pays  où  cette  in- 
dustrie existe.  Au  début  du  machinisme,  les  difficultés  étaient 
beaucoup  plus  grandes  à  ce  point  de  vue,  car  on  sait  que  l'An- 
gleterre prohibait  à  cette  époque,  sous  peine  de  mort,  l'expor- 
tation des  machines.  Cette  transplantation  a  pu  se  faire  de  deux 
façons,  soit  par  des  indigènes  copiant  les  machines  ou  les  pro- 
cédés anglais,  soit  par  des  Anglais  venant  s'établir  dans  le  pays. 

Comme  exemples  du  premier  genre,  citons  tous  ceux  qui  se 
rendirent  en  Grande-Bretagne,  en  déguisant  leur  personnalité, 
et  ramenant,  au  péril  de  leur  vie,  les  secrets  des  nouvelles  ma- 
chines : 

Liévin  Bauwens,  de  Cand,  important  la  mule-jenny  à  coton  ; 

Antoine  Scrive,  de  Lille,  important  le  métier  à  filer  le  lin. 

Aujourd'hui,  la  chose  se  fait  avec  moins  de  périls,  sinon 
quant  aux  capitaux,  au  moins  quant  aux  dangers  physiques. 
Voir  plus  haut,  comment  Alfred  Motte,  de  Roubaix,  fit  venir  un 
Anglais  pour  créer  une  teinturerie  genre  anglais. 

L'ÉMAXciPATiON  T)K l'ktr.vn<;er.  — Ce ncst  pas  tout  d'implanter 


92  LES    PATRONS    DE   l'lNDUSTRIE   TEXTILE. 

une  industrie  nouvelle  dans  un  pays,  il  est  en  outre  désirable 
qu'elle  ne  reste  pas  sous  la  sujétion  de  l'étranger  quant  à  son 
outillage  ou  à  son  approvisionnement. 

Au  point  de  vue  de  l'outillage,  l'industrie  textile  anglaise  est 
certainement  plus  indépendante  que  celle  du  Continent,  sur- 
tout pour  la  filature.  C'est,  en  effet,  d'Angleterre  que  viennent  la 
plupart  des  métiers  à  filer  K 

Toutefois  cette  sujétion  n'est  pas  très  grave,  car  si,  pour  une 
cause  quelconque,  il  devenait  impossible  de  se  procurer  des 
métiers  anglais,  il  serait  facile  de  développer  cette  fabrication 
en  France,  où  elle  existe  déjà  partiellement,  du  reste. 

Il  pourrait  se  faire  pour  les  métiers  ce  qui  s'est  passé  pour  les 
machines  à  vapeur,  dont  l'Angleterre  avait,  au  début,  le  mono- 
pole de  la  construction.  Ce  sont  des  Anglais  eux-mêmes  qui  sont 
venus  installer  sur  le  Continent  les  premiers  ateliers  de  cons- 
truction :  Cockerill  à  Scraing  (Belgique);  Boyer  à  Lille,  etc. 

Plus  grave  nous  apparaît  la  sujétion  de  la  teinturerie  ac- 
tuelle vis-à-vis  de  l'Allemagne,  parce  que  cette  sujétion  repose, 
non  sur  une  question  de  prix  de  revient  comme  la  précédente, 
mais  sur  la  monopolisation  de  secrets  de  fabrication.  On  sait 
que  c'est  en  Allemagne  que  l'industrie  chimique  a  fait  le  plus 
de  progrès,  parce  que  c'est  elle  qui  a  le  plus  recours  à  des  spé- 
cialistes ayant  à  la  fois  Fesprit  tourné  vers  les  recherches  scien- 
tifiques minutieuses  et  vers  leurs  réalisations  industrielles.  C'est 
dans  ce  pays  que  s'élaborent  tous  ces  colorants  nouveaux  elles 
recettes  pratiques  qui  permettent  de  les  fixer  sur  les  matières 
les  plus  diverses,  et  cela  par  la  collaboration  intime  du  labora- 
toire et  de  l'usine.  Par  répercussion,  ils  exercent  un  patronage 
réel  sur  la  teinturerie  française,  mais  un  patronage  dangereux. 

Voici,  en  effet,  comment  les  choses  se  passent  à  Theure  ac- 
tuelle. «  Quand  un  produit  nouveau  a  été  inventé  en  Allemagne, 
me  dit  un  grand  teinturier  de  Roubaix,  non  seulement  des  in- 
dustriels de  ce  pays  vous  envoient  des  échantillons,  mais  un 
Herr  Doctor  qui  vient  mettre  au  courant  votre  contremaître,  et 

1.  11  V  a  aussi  à  Mulhouse  un  centre  importantde  fabrication  de  métiers,  quiiirend 
de  jour  en  jour  plus  d'importance. 


LE    PATRONAGK    HK    LA    CLASSK    l'ATKONALi:.  9o 

qui  reste  chez  vous  tout  le  temps  nécessaire  à  cet  effet.  Vous 
n'avez  plus  ensuite  qu'à  employer,  selon  ses  indications,  les  bou- 
teilles et  les  boîtes  qu'il  vous  laisse,  et  cela  sans  que  vous  ayez 
besoin  d'avoir  un  ingénieur  chimiste.  Aussi,  à  l'heure  actuelle, 
nous  n'employons  plus  que  les  produits  chimiques  allemands.  » 

11  est  inutile  d'insister  sur  ce  qui  adviendrait  de  la  teinturerie 
française  le  jour  où,  pour  une  raison  ou  l'autre,  les  frontières 
d'Outre-Rhin  resteraient  fermées.  Ce  n'est  pas  que  nous  doutions 
de  la  science  de  nos  chimistes,  mais  il  s'agit  ici  de  recettes  scienti- 
fîco-industrielles,  et  l'on  peut  juger  du  travail  qu'il  y  aurait  à 
faire  pour  les  retrouver. 

Mais  à  côté  de  l'émancipation  industrielle,  il  faut  aussi  envi- 
sager l'émancipation  commerciale.  Par  là,  nous  ne  voulons  pas 
dire  que  l'industrie  ne  doive  employer  que  des  matières  pre- 
mières provenant  du  sol  national  et  n'écouler  ses  produits  que 
dans  son  propre  pays.  Au  contraire,  pour  qu'elle  puisse  prendre 
toute  son  expansion,  il  faut  qu'elle  fasse  appel  aux  productions 
les  plus  variées,  et  qu'elle  répande  ses  produits  dans  les  contrées 
les  plus  éloignées.  Ce  que  nous  voulons  simplement  dire,  et  ce 
qui  est  important,  c'est  que,  d'une  part,  elle  ne  soit  pas  obli- 
gée de  passer  jjar  l'intermédiaire  de  nations  concurrentes, 
qu'elle  possède  en  un  mot  ses  propres  marchés  de  matières 
brutes;  et,  d'autre  part,  quelle  exporte  à  l'aide  d'organismes 
nationaux. 

Pour  ce  qui  est  de  l'approvisionnement  des  matières  brutes, 
nous  avons  vu  que  Roubaix  dépend  en  partie  du  marché  de 
Londres  pour  les  laines  d'Australie,  mais  que  cette  ville  a  su 
se  créer  son  propre  marché  pour  les  laines  de  la  Plata  qui  for- 
ment pour  elle  la  partie  la  plus  importante  de  sa  consommation. 
Mais,  pour  cela,  elle  a  dû  s'émanciper  du  marché  d'Anvers  qui 
monopolisait  anciennement  ce  commerce. 

Cela  ne  s'est  pas  fait  sans  elforts,  et  ici,  ce  sont  les  grandes  firmes 
qui  disposent  de  capitaux  considérables  qui  ont  commencé 
le  mouvement.  C'est  la  maison  Desurmont,  de  Tourcoing,  qui, 
en  1867,  fit  les  premières  importations  directes  deBuenos-Ayrcs; 
et    c'est  la  maison  Masurel  fils,    également  de  Tourcoing,    qui 


9i  LES    PATRONS    DE    l/lNnUSTRIE    TEXTILE. 

fonda  en  1875,  le  premier  comptoir  d'achat  à  Baenos-Âyres,  Cet 
exemple  a  été  suivi  depuis  lors,  et  aujourd'hui,  le  marché 
lainier  de  Rouhaix-Tourcoing-  est  devenu  l'un  des  plus  grands 
du  monde. 

Quant  à  l'exportation  des  tissus,  nous  savons  qu'elle  est  entre 
les  mains  des  gros  négociants  parisiens  et  des  grandes  maisons 
de  confections. 

Mais  il  est  probable  que  les  exportations  de  tissus  pourraient 
se  développer,  si  les  industriels  fondaient  eux-mêmes  des  comp- 
toirs de  vente  à  l'étranger.  Malheureusement,  ils  se  sont  géné- 
ralement contentés  de  représentants  de  hasard,  souvent  des 
Allemands,  qui,  une  fois  en  possession  des  échantillons,  les  fai- 
saient copier  par  des  industriels  de  leur  pays.  C'est  ainsi  que 
ceux-ci  ont  supplanté  les  nôtres  dans  le  commerce  du  Levant. 
Un  grand  fabricant  roubaisien  me  dit  qu'il  avait  une  fois  livré 
une  commande  à  Singapoor,  mais  une  seule,  parce  que  cet  article 
est  livré  aujourd'hui  et  vendu  par  des  contrefacteurs. 

Nous  pensons  donc  qu'il  y  aurait  à  créer  des  comptoirs  de 
vente,  de  même  que  l'on  a  créé  des  comptoirs  d'achat.  Cela  est 
plus  difficile  sans  doute,  parce  qu'il  faut  établir  des  agences, 
mais  cela  n'est  pas  impossible  dans  de  nombreux  pays. 

Un  organisme  collectif  de  vente  semble  s'imposer,  et  pour 
cela,  nul  besoin  de  trusts  ou  de  cartells  ;  des  représentants  com- 
muns dans  les  principaux  centres  suffiraient.  Mais  il  faut  se 
hâter,  car  plus  on  laisse  prendre  de  l'avance  par  les  concurrents 
et  plus  il  est  difficile  de  regagner  le  terrain  perdu. 

Le  patronage  financier.  —  Les  patrons  éminents  jouent  quel- 
quefois le  rôle  de  banquiers  vis-à-vis  des  plus  petits  dans  des 
circonstance  difficiles.  On  pourrait  citer  facilement  tel  ou  tel  fa- 
bricant de  Roubaix  qui,  en  temps  de  crise  aiguë  et  prolongée, 
n'a  pas  sombré  grâce  au  crédit  qu'il  trouvait  auprès  d'un  plus 
puissant. 

Aux  époques  de  prospérité,  ce  genre  de  crédit  sert  surtout  à 
susciter  de  nouvelles  entreprises,  et  il  en  est  ainsi  depuis  l'ori- 
gine même  des  transformations  mécaniqqes.  C'est  de  cette  façon 


LE    l'ATlUlNACE    HE    I,A    CLASSE    l'ATliONAI.E.  [),) 

que  le  passage  a  pu  se  faire  de  la  fabrique  collective  au  grand 
atelier.  En  elïet,  les  premières  filatures  de  coton  ont  été  établies 
par  des  négociants  faisant  tisser  à  la  main,  ([ui  voulaient  faire 
eux-mêmes  (au  lieu  de  l'acheter  en  Angleterre)  les  tilés  de  coton 
dont  ils  avaient  besoin,  on  qui  le  faisaient  fabriquer  par  des  ou- 
vriers qu'ils  commanditaient. 

Il  semble,  en  tous  cas,  qu'au  point  de  vue  du  patronage  finan- 
cier, l'industrie  flamande  se  soit  toujours  suffit  à  elle-même. 
L'autonomie  est  ici  aussi  complète  que  possible. 

m.    —    LKS    FORMES    Dl     CRÉDIT. 

Nous  venons  de  voir  une  première  forme  de  crédit  c[ui  agit 
dans  les  grandes  occasions  :  établissement  d'une  nouvelle 
usine  ou  crise  grave.  Nous  avons  constaté  qu'elle  provient,  au 
moins  en  partie,  du  patronage  intelligent  des  patrons  industriels 
éminents.  Anciennement,  elle  ne  pouvait  guère  se  faire  que  par 
l'action  des  gros  négociants,  et  c'est  pourquoi  la  fabrication 
était  asservie  au  commerce. 

A  côté  de  ce  crédit,  relativement  rare  en  somme,  très  inter- 
mittent en  tous  cas,  les  industriels  en  ont  besoin  d'un  autre,  et 
cela  d'une  façon  plus  périodiquement  régulière.  Il  résulte  de 
l'accumulation  saisonnière  des  stocks,  due  à  l'écart  de  temps  c[ui 
sépare  l'achat  des  matières  brutes  de  la  vente  des  produits 
fabriqués. 

Pour  nous  en  rendre  compte,  il  nous  suffira  de  suivre  chacune 
des  matières  (coton,  lin,  laine)  depuis  le  lieu  et  répoc[ue  de 
production  jusqu'à  ceux  de  leur  utilisation. 

Prenons  d'abord  le  lin.  C'est  vers  la  fin  de  l'année  que  le  fila- 
teur  conclut  ses  marchés  avec  les  négociants  en  lins,  et  s'assure 
des  quantités  cj^u'il  prévoit  lui  être  nécessaire.  Il  ne  prend  pas 
livraison  en  une  fois  des  matières  qu'il  a  achetées,  mais  en  quel- 
ques mois  cependant  il  est  en  possession  de  son  stock.  Au  con- 
traire, la  vente  de  ses  filés  s'espace  sur  les  douze  mois  de  l'an- 
née. Malgré  le  crédit  de  trois  mois  accordé  par  les  négociants,  on 
conçoit  que,  pendant  une  première  période,  le  lilateur  voit  ses 


96  LES    PATRONS    DE    L'INDUSTRIE    TEXTILE. 

débours  surpasser  ses  encaissements.  Cette  immobilisation  de 
marchandises  entraînerait  une  immobilisation  fâcheuse  du 
capital  si  les  banques  locales  n'intervenaient  pour  jouer  le  rôle 
de  régulateur,  en  accordant  des  crédits  pendant  la  période 
qui  suit  les  achats  à  condition  d'encaisser  les  rentrées  de  l'in- 
dustriel :  c'est  ce  qu'on  appelle  avoir  un  compte-courant  en 
banque.  Grâce  à  ce  procédé,  le  capital  n'est  pas  surchargé 
d'un  fonds  de  roulement  excessif,  et  le  loyer  de  ce  fonds  de 
roulement  que  l'industriel  paie  au  banquier  est  inférieur  à 
celui  qu'il  devrait  payer  à  un  obligataire,  car,  à  ce  dernier,  il 
devrait  payer  l'intérêt  tout  le  Ions  de  l'année,  tandis  qu'au  ban- 
quier, il  ne  paie  en  définitive  que  la  difïérence  entre  les  épo- 
ques de  découvert  et  celles   de  pléthore. 

Pour  le  fabricant  de  toile  ou  de  fils,  la  situation  est  inverse 
de  celle  du  filateur  :  ce  n'est  pas  un  stock  de  matières  premières 
qu'il  est  obligé  de  faire,  mais  un  stock  de  produits  fabriqués.  Il 
achète  au  fur  et  à  mesure  les  filés  dont  il  a  besoin,  tandis  que  la 
toile  et  le  fil  à  coudre  ne  s'écoulent  pas  d'une  façon  régulière, 
on  le  conçoit  aisément.  Il  semblerait  à  priori  que  les  banques 
dussent  accorder  des  comptes-courants  aux  fabricants  comme 
aux  filateurs;  sans  doute  elles  le  font,  mais  d'une  manière  moins 
étendue.  Et  cela  s'explique  :  l'un  a  comme  garantie  un  stock  de 
matières  premièresnon  transformées,  toujours  vendables  par  con- 
séquent; l'autre  a  surtout  un  stock  de  produits  fabriqués,  finis  ou 
à  peu  près,  qui  ne  peut  servir  qu'à  des  usages  restreints  et  est 
beaucoup  plus  difficilement  placable.  kw  surplus,  un  stock  de 
toile  ne  s'évalue  pas  au  kilogramme  comme  un  stock  de  lin  ;  il  faut 
tenir  compte  d'une  foule  d'éléments,  et  un  spécialiste  seul  peut 
le  faire.  Ceci  expliijue  pourquoi  le  fabricant  trouvera  plus  facile- 
ment crédit  auprès  d'un  spécialiste  —  c'est-à-dire  le  négociant 
en  toile,  qui  lui  achètera  son  stock  par  anticipation,  mais  à  prix 
réduit,  bien  entendu.  Le  patronage  du  négociant  est  donc  plus 
onéreux  que  celui  de  la  banque;  en  outre,  il  est  plus  dangereux, 
puisqu'il  tend  à  amener  la  sujétion,  comme  nous  l'avons  déjà  dit. 
C'est  ce  que  l'on  voit  en  temps  de  crise  prolongée  :  on  constate 
alors  que  le  nombre  des  fabricants  travaillant  à  façon  pour  le 


LE    PATRONAGE    DE    I.A    (XASSE    PATRONALE.  97 

oompto  dos  gros  négociants  augmente  déplus  en  plus,  assurant 
ainsi  la  domination  presque  complète  de  ces  derniers. 

Pour  la  laine,  la  situation  est  bien  différente,  puisque  les  pei- 
gnages  et  les  filatures  ne  travaillent  qu'à  fa<;oii  pour  le  compte 
des  fabricants  :  ce  sont  ces  derniers  qui  doivent  donc  supportera 
la  fois  l'immobilisation  des  stocks  de  matières  premières  et  de 
produits  fabriqués.  Et  la  situation  est  d'autant  plus  dangereuse 
que  l'on  fait  surtout  les  fantaisies  qui  n'ont  de  valeur  marchande 
que  pendant  une  durée  de  six  mois,  et  que  les  qualités  de  laines 
achetées  le  sont  en  vue  de  tel  ou  tel  tissu  particulier.  Il  en  ré- 
sulte que  le  patronage  des  banques  devient  plus  difficile.  Pour- 
tant, les  fabricants  peuvent  emprunter  sur  warrant,  en  déposant 
leur  stock  de  laine  non  immédiatement  utilisé,  non  dans  leur 
magasin  privé,  mais  dans  les  stocks  publics.  Ce  qui  est  à  noter, 
c'est  que  les  fabricants  n'ont  pas  recours  à  l'appui  financier  des 
négociants,  dont  ils  sont  indépendants  à  ce  point  de  vue.  iMais  les 
petits  fabricants  dépendent  souvent  des  négociants  en  laine  et  en 
coton,  qui  leur  font  parfois  de  longs  crédits  pour  finir  par  l'étran- 
ger. 

Pour  le  coton^  nous  n'avons  à  envisager  que  la  filature, 
puisque  le  tissage  des  cotonnades  n'existe  pas  en  Flandre.  Les 
filatures  de  coton  sont  dans  une  situation  analogue  à  celle  des 
filatures  de  lin,  mais  plus  aisée  parce  qu'elles  n'ont  pas  besoin 
de  faire  des  stocks  aussi  importants.  Le  marché  du  coton  est 
tellement  abondant  que  l'on  est  presque  certain  de  pouvoir  tou- 
jours s'en  procurer  à  toute  époque  de  l'année. 


IV.    —    LA   REGULARISATION  DKS    COURS    ET  LE  MARCHE  A    TERME. 

La  nécessité  pour  certains  industriels  de  faire  des  stocks  n'a 
pas  seulement  pour  effet  de  les  forcer  à  recourir  au  crédit  pour 
diminuer  l'immobilisation  des  capitaux  qu'elle  suppose;  elle  a 
un  autre  eflet  peut-être  plus  grave,  en  tous  cas  plus  soumis  à 
l'imprévu,  qui  est  de  l'exposer  à  subir  des  variations  de  cours. 

Tel  industriel  qui  a  acheté  la  laine  à  i  fr.  70  le  kilogr.  ne  l'uti- 

7 


9<S  LKS    l'ATfiON^;    nK    r,  INnUSTRIF.    TEXTILE. 

lise  que  quelques  mois  plus  tard,  à  un  moment  où  ses  concurrents 
pourront  peut-être  se  la  procurer  à  1  fr.  60  ou  1  fr.  50,  s'il  y  a 
eu  baisse.  Il  est  vrai  que  l'inverse  pourra  se  produire,  mais  l'in- 
dustriel, on  le  conçoit,  recherche  plutôt  les  bénéfices  stables 
que  des  successions  inattendues  de  pertes  et  de  profits.  Il  en  est 
de  même  du  reste  du  négociant  en  matières  brutes  ou  fabriquées. 
Seul  le  spéculateur  peut  avoir  intérêt  à  l'insiabilité  des  cours, 
parce  qu'il  vit  des  variations  de  ces  derniers  ;  mais  de  même  qu'un 
brigand  peut  faire  un  bon  gendarme,  de  même  la  spéculation 
canalisée  peut  stabiliser  les  cours,  et  combattre  le  mal  dont  elle 
vit  :  l'institution  des  marchés  à  terme  n'a  pas  d'autre  but. 

Le  marché  à  terme  peut  exister  partout  où  il  y  a  des  stocks 
importants  de  matières  premières  réunies  sur  un  même  point, 
c'est-à-dire  partout  où  il  y  a  un  grand  marché.  Ainsi  il  y  a  des 
marchés  à  terme  pour  le  coton  à  la  Nouvelle-Orléans,  à  Liver- 
pool,  au  Havre,  etc.  ;  il  y  en  a  pour  la  laine  à  Londres,  Anvers, 
Roubaix;  il  pourrait  y  en  avoir  pour  le  lin  à  Belfast  et  à  Lille. 
Ces  marchés  à  terme  ont  des  effets  semblables,  qu'ils  intéres- 
sent des  négociants  ou  des  industriels  :  le  premier  cas  est  celui 
du  coton;  le  second  celui  de  la  laine.  Il  n'existe  pas  de  marché 
à  terme  sur  le  lin,  saris  doute  parce  que  celte  matière  arrive  sur 
le  marché,  non  pas  à  l'état  entièrement  brute,  mais  déjà  en 
partie  transformée  par  le  teillageet  le  rouissage,  et  aussi  parce 
que  les  variétés  sont  infinies  et  que  les  qualités  de  chaque  type 
ne  restent  pas  semblables  d'une  année  à  l'autre.  Plus  une  ma- 
tière est  uniforme  et  facilement  classable  en  un  petit  nombre 
de  types  fixes,  et  mieux  elle  se  prête  aux  transactions  du  marché 
à  terme.  C'est  pourquoi  le  marché  à  terme  est  plus  générale- 
ment développé  sur  le  coton  que  sur  la  laine. 

Il  sortirait  du  cadre  de  notre  étude  d'analyser  à  fond  la  ques- 
tion des  marchés  à  terme.  Nous  devons  nous  borner  à  donner 
quelques  indications  sommaires  à  ce  sujet. 

Pour  le  coton,  nous  l'avons  dit,  le  marché  à  terme  se  con- 
tracte entre  négociants  exportateurs  américains  à  la  Nouvelle- 
Orléans,  où  il  opère  sur  les  stock  accumulés  entre  le  moment 
de  la   récolte    et  celui  de  l'expédition  vers  l'Europe;   ou  bien, 


LE    PATRONAGE   DE    LA    CLASSE    l'ATRONALE.  90 

il  se  coni l'acte  entre  négociants  importateurs  européens  à  Li- 
verpool  ou  au  Havre,  et  dans  oe  cas  il  opère  sur  les  cotons  en 
train  de  traverser  l'Océan  ou  sur  les  stocks  accumulés  attendant 
la  vente  définitive  aux  industriels. 

Pour  la  laine,  le  marché  à  terme  se  contracte  entre  fabricants 
roubaisiens.  et  opère  sur  les  stocks  accumulés  entre  l'époque 
de  l'importation  et  celui  de  l'utilisation.  Le  inarché  à  terme  a 
pour  effet  de  garantir  les  détenteurs  des  stocks  de  matières  pre- 
mières contre  les  fluctuations  des  cours. 

Le  marché  à  terme  opère  comme  un  pari  mutuel  sur  la 
hausse  ou  la  baisse  possible  des  matières.  11  en  résulte  que, 
si  un  détenteur  de  stock  veut  se  prémunir  contre  la  baisse,  il 
suffit  qu'il  parie  pour  la  baisse  :  son  pari  lui  rapportera  préci- 
sément la  somme  qu'il  perdra  sur  la  vente  des  marchandises. 
Pour  cela,  il  faut  qu'il  trouve  une  contre-partie,  quelqu'un  qui 
croit  à  la  hausse. 

Celui-ci  est  un  spéculateur,  et  l'on  voit  que  son  intervention 
a  pour  but  de  protéger  le  précédent  contre  la  baisse,  mais  en 
enlevant  à  ce  dernier  le  bénéfice  qu'il  aurait  fait  en  cas  de 
hausse. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  ces  paris  n'aient  aucun  inconvénient  ' . 
Quel  est  l'institution  humaine  qui  n'en  a  pas?  Ce  qu'il  faut  voir, 
c'est  faire  la  balance  des  avantages  et  des  inconvénients.  Or, 
il  nous  semble  que  les  premiers  l'emportent,  puisque  les  com- 
merçants et  les  industriels  prudents  en  profitent  constamment. 

Reims  qui  n'a  pas  de  marché  à  terme,  a  longtemps  protesté 
contre  celui  de  Roubaix  et  lutté  pour  sa  suppression.  Cela 
montre  que  Reims  estimait  qu'il  était  avantageux  pour  une 
ville  de  posséder  un  marché  à  terme.  Si  le  contraire  était  vrai, 
elle  aurait  dû  s'en  réjouir. 

I.  Dans  les  moments  d'effervescence,  on  voit  même  des  gens  complèlemeut  étran- 
gers au  commerce  delà  laine  se  mettre  à  jouer;  on  voit  des  cabareliers,  des  petits 
bouli(iuiers  risquer  leur  chance  ;  les  uns  deviennent  plus  malheureux  qu'avant,  d'autres 
acquièrent  une  prospérité  passagère;  seule,  la  minorité  qui  joint  à  la  chance  des 
qualités  solides,  arrive;»  s'élever  délinilivemenl  par  ce  moyen. 


100  LES    PATRO.NS    DE    l/lXDUSTRIE    TEXTILE. 


V.     —    LE    PATRONAGE   DES    POUVOIRS    PUBLICS. 

Nous  ferons  la  même  constatation  que  nous  avons  faite  en 
parlant  du  patronage  des  Pouvoirs  publics  sur  la  classe  ou- 
vrière :  l'État  peut  intervenir  pour  assurer  le  libre  jeu  des 
forces  sociales  ou  pour  les  modifier. 

Les  interventions  du  premier  genre  ont  pour  but  d'assurer 
l'exécution  des  contrats,  ou  de  protéger  la  propriété  et  les  per- 
sonnes contre  les  fraudes,  les  violences,  etc. 

Quant  à  celles  de  la  seconde  espèce,  l'école  socialiste  aime 
à  les  grouper  sous  une  rubrique  spéciale  :  l'interventionisme. 
Elle  en  note  toutes  les  manifestations  nouvelles,  mais  en  oubliant 
de  noter  celles  qui  disparaissent.  Pourtant,  pour  faire  un  bilan 
exact,  il  faut  noter  le  Doit  à  côté  de  Y  Avoir  ! 

En  réalité,  les  Pouvoirs  publics  ont  toujours  eu  la  prétention 
de  modifier  le  cours  des  événements.  Ils  ont  échoué  dans  leurs 
tentatives  toutes  les  fois  que  les  lois  sociales  naturelles  leur 
opposaient  une  barrière  infranchissable,  et  Dieu  sait  si  cela  est 
arrivé  souvent!  Ils  ont  quelquefois  réussi,  quand  précisé- 
ment ces  lois  laissaient  un  certain  flottement  possible.  Et  com- 
bien de  fois  aussi  les  conséquences  ont-elles  été  contraires  à 
celles  que  Ion  se  proposait  ! 

Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  l'action  de  l'Etat  subit  des  chan- 
gements de  direction,  ne  s'opère  plus  de  la  même  façon,  et  ceci 
n'est  qu'une  résultante  des  changements  qui  se  sont  opérés  dans 
la  vie  privée  :  les  Pouvoirs  publics  sont  beaucoup  plus  une  con- 
séquence du  milieu  social,  qu'une  cause  génératrice'. 

En  parlant  de  la  classe  ouvrière,  nous  avons  noté  que  le  ma- 
chinisme avait  permis  une  protection  de  plus  en  plus  grande  de 

1.  Ce  qui  esl  vrai  aussi,  c'est  que  la  puissance  de  l'Étal  ne  peut  se  développer  que 
l)roportioaneilenient  à  celle  de  la  vie  privée.  En  effet,  l'Éiat  n'a  pas  de  moyens 
d'existence  autonomes  ;  ses  receltes  sont  toujours  prises  sur  celles  des  individus  : 
c'est  un  parasite  (parfois  utile)  et  non  un  créateur  de  richesses. 


LE  PATRONAGE  DE  LA  CLASSE  PATRONALE.  101 

1  Ktai  en  faveur  des  parties  les  plus  faibles  de  la,  population  :  de 
là  l'éclosion  de  la  législation  dite  ouvrière. 

En  revanche,  ce  même  machinisme  a  amené  la  disparition 
ou  bien  n'a  pu  prendre  son  essor  qu'après  la  disparition  des  an- 
ciennes entraves  législatives  qui  empêchaient  l'élévation  des 
capables.  Que  dirait-on  aujourd'hui  d'une  loi  qui  empêcherait, 
par  exemple,  les  fabricants  d'employer  plus  de  cent  ouvriers 
dans  le  même  atelier?  Eh  bien,  sous  l'Ancien  régime,  la  loi 
sanctionnait  des  règlements  corporatifs  comme  ceux  qui  empê- 
chaient à  Lille  un  patron  d'employer  plus  de  six  ouvriers  ! 

Que  dirait-on  de  l'État  s'il  s'avisait  de  forcer  les  fabricants  à 
tisser  des  étoti'es  d'une  grandeur    déterminée? 

On  crierait  au  socialisme  d'État!  C'est  pourtant  ce  que  fit  Col- 
bert,  et  ce  que  l'on  ne  fait  plus.  Ce  même  Colbert  fit  plus  de 
150  règlements  nouveaux  sur  le  travail.  Ce  que  nous  disons  du 
xvu*"  siècle  peut  se  dire  des  temps  plus  anciens.  Au  Moyen  Age, 
les  corporations,  soutenues  par  les  Pouvoirs  publics  locaux,  li- 
mitaient le  nombre  de  compagnons,  c'est-à-dire  d'ouvriers,  que 
chaque  maître  pouvait  employer;  elles  réglementaient  les  achats 
de  matière  première,  etc. 

Voilà  donc  tout  un  terrain  perdu  par  l'action  des  Pouvoirs 
publics,  et  l'on  ne  peut  que  s'en  féliciter,  quoique  cela  ait  eu 
pour  effet  de  permettre  une  inégalité  plus  grande  par  l'enlè- 
vement des  barrières  qui  étoutfaient  l'essor  des  plus  capables, 
de  ceux  qui  avaient  le  plus  d'énergie,  le  plus  d'initiative. 

En  compensation,  les  plus  faibles  étaient  autrefois  mieux  pro- 
tégés. 

Mais  ces  changements  ne  sont  pas  dus  à  la  loi  :  celle-ci  n'a  fait 
que  consacrer  des  nécessités  qui  s'imposaient  par  des  modifica- 
tions profondes  survenues  dans  les  conditions  économiques  et 
sociales. 

La  législation  douanière  elle-même  a  subi  des  changements 
notables  puisque  les  douanes  intérieures  ont  disparu. 

Quant  aux  douanes  extérieures,  si  elles  ont  été  maintenues, 
ce  n'est  pas  par  une  action  arbitraire  du  gouvernement;  celui-ci 
n'a  l'ait  que  suivre  les  indications  des  intérêts  privés. 


102  LES   PATRONS    DE    l'INDUSTRIE    TEXTILE. 

En  réalité,  rÉtat  ne  peut  être  un  véritable  patron  de  l'indus- 
trie; ce  qu'il  peut  faire,  c'est  de  se  mettre  au  service  des  intérêts 
privés  généraux  de  la  nation,  en  agissant  constamment  de  fa- 
çon à  faciliter  l'action  des  particuliers.  Les  organismes  publics 
et  privés  ne  sont  pas  forcément  ennemis,  comme  on  l'a  trop  sou- 
vent cru;  ils  peuvent  agir  de  concert,  mais  dans  cet  accord, 
ce  sont  les  premiers  qui  doivent  se  mettre  au  service  des 
seconds. 


VI 


CONCLUSIONS 


Des  constatations  importantes  semblent  se  dégager  des  pages 
qui  précèdent.  L'une  des  plus  remarquables  est  sans  contredit 
lémancipation  progressive  de  l'industrie  et  des  classes  indus- 
trielles des  chaînes  anciennes  qui  entravaient  leur  essor,  et  ceci 
est  dû  en  grande  partie  à  la  machine. 

On  a  souvent  fait  un  tableau  idyllique  des  temps  anciens,  mais 
si  cet  âge  d'or  a  existé,  il  faut  bien  avouer  qu'il  était  depuis  long- 
temps disparu  lorsque  le  machinisme  a  surgi;  en  conséquence,  il 
ne  semble  pas  que  nous  ayons  à  déplorer  l'apparition  de  ce  der- 
nier. MM.  de  Rousiers  et  Arqué  (mt  constaté,  l'un  en  Angleterre' 
et  l'autre  en  Allemagne-,  ce  (pie  j'ai  constaté  moi-même  en 
Flandre  :  l'état  misérable  des  ouvriers  sous  le  régime  de  la  fa- 
brique collective.  Ce  que  nous  savons  du  régime  économique 
des  pays  encore  peu  influencés  parle  machinisme,  l'Espagne  et 
la  Russie  par  exemple,  ne  peut  que  confirmer  notre  assertion. 

Le  régime  industriel  ancieii  ne  favorisait  pas  V élévation  de  l'élite 
par  le  métier  :  très  rares  étaient,  dans  la  fabrication,  les  patrons 
véritablement  et  entièrement  patrons,  quoiqu'en  apparence  il 
y  en  eût  beaucoup  :  la  très  grosse  majorité  n'étaient  que  des 
patrons-ouvriers,  et  ces  demi-patrons  n'avaient  même  pas  l'in- 
dépendance économique  qu'on  leur  suppose  trop  bénévole- 
ment; ils  étaient,  au  contraire,  dominés  parles  négociants  chefs 
de  fabriques  collectives,  envers  lesquels  ils  étaient  le  plus  souvent 
endettés;  c'est  pourquoi  on  les  a  parfois  qualifiés  de  patrons 
indigents. 

1.  La  question  ouvrière  en  Angleterre. 

2.  Les  Faiseurs  de  jouets  de  Nuremberg  {Se.  soc,  2*  pér.,  i3^  facs.). 


dOi  LE?    PATRONS    DE    L'iNDUSTPIE    TEXTILE. 

Ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  n'y  ait  eu  aucune  possibilité  de  s'élever 
sous  l'ancien  régime  ;  on  pouvait  au  contraire  s'élever  par  le 
commerce,  mais  il  n'apparaît  pas  que  l'on  ait  pu  s'élever  par  la 
fabricatioD.  Or,  nous  le  savons,  un  fossé  profond  sépare, 
psychologiquement  parlant,  le  fabricant  du  commerçant  :  les 
qualités  mentales  sont  autres.  Aussi  voyait-on  de  petits  colpor- 
teurs devenir  gros  négociants,  mais  les  fabricants  les  plus  ca- 
pables dans  leur  métier  demeuraient  forcémejit  confinés  dans 
leurs  ateliers  minuscules. 

Aujourd'hui,  l'on  peut  toujours  s'élever  par  le  commerce,  mais, 
en  plus,  on  peut  s'élever  par  la  fabrication  :  les  portes  se  sont 
élargies  de  ce  côté-là,  et  c'est  un  progrès. 

Sans  doute,  les  patrons  sont  plus  rares,  mais  ce  sont  de  véri- 
tables patrons,  non  plus  des  patrons-ouvriers  à  faibles  moyens; 
sans  doute,  la  plupart  de  ceux  qui  s'élèvent  ne  dépassent  pas  les 
fonctions  d'auxiliaires  du  patron,  mais  ces  auxiliaires  ne  peuvent 
plus  (Hre  qualifiés  d'indigents  ;  ils  semblent  avoir  perdu  en  li- 
berté, parce  qu'ils  sont  soumis,  quant  à  leur  travail,  à  une  dis- 
cipline plus  grande,  mais  par  contre  ils  ont  des  moyens  d'exis- 
tence plus  élevés  et  plus  réguliers,  et  par  là  ils  prêtent  moins 
facilement  le  flanc  à  l'endettement  envers  leurs  employeurs  :  ils 
ont  donc  gagné  en  indépendance  vis-à-vis  de  ceux-ci. 

Ainsi,  d'une  part,  discipline  plus  forte  nécessaire;  de  l'autre, 
indépendance  possible  plus  étendue  ;  liberté  moins  grande  dans 
le  travail,  indépendance  plus  grande  dans  la  vie. 

Les  liens  qui  unissent  les  employeurs  et  les  employés  devien- 
nent plus  forts,  mais  n'existent  plus  que  sur  les  faits  relatifs  au 
travail.  Ainsi  s'expliquent  les  résultats,  contradictoires  en  appa- 
rence, qu'ont  pu  attribuer  à  l'évolution  industrielle  moderne, 
ceux  qui  n'envisageaient  que  l'un  des  côtés  de  la  question. 

Paul  Descamps. 


U Administrateur-Gérant  :  Léon  Gangloff. 


TYPOGRAPHIE   FIRMIN-DIDOT  ET  C'"-'.    —   P,»R1S 


MARS-AVRIL  1910 


67    et  68«  LIVRAISONS. 


BULLETIN 

DE  LA  SOCIÉTÉ  INTERNATIONALE 

DE  SCIENCE  SOCIALE 


StOUMAlRE  :  Nouveaux  membres.  —  La  réunion  annuelle.  —  Les  réunions  mensuelles. 
—  Les  cours  de  Science  sociale.  —  Réunion  du  conseil  de  la  Société  de  Science  sociale.  — 
Le  présent  fascicule  —  Conférences  de  Foi  et  Vie.  —  Bibliographie.  —  Nouveaux  livres. 


NOUVEAUX  MEMBRES 


MM. 


José  Antonio  Forinha  Lucao,  à  Loanda 
(Afrique  occidentale  i.  présenté  par  M.  Paul 
de  Rousiers. 

Jean  Bertiielot.  ancien  notaire,  rue  de 
l'Aire.  Saintes  Charente-Inférieure),  pré- 
senté par  M.  Maurice  Bures. 

D'  A.  Fernando  Rociia.  professeur  au 
lycée  de  Vizeu  (Portugal),  présenté  par 
M.  Conego  Fructuosoda  Costa. 

Alexandre  André,  20,  rue  d'Aguesseau, 
Paris,  présenté  par  M.  de  Rousiers. 

Laurent,  8,  avenue  de  Courbevoie, 
Asnières  (Seine),  présenté  par  M.  J.  Du- 
rieu. 


LA  RÉUNION  ANNUELLE 

La  réunion  annuelle  des  membres  de  la 
Société,  inler nationale  de  Science  sociale 
aura  lieu  du  lundi  30  mai  au  jeudi  2  juin, 
dans  VHôtel  de  la  Société  de  géographie. 
boulevard  Saint-Germain,  1*^4. 

En  voici   le  programme  : 

I.  —  Lundi  30  mai. 

Séance  d'ouverture  à  S  h.  3  4  du  soir.  — 
Pourquoi  nous  faisons  de  la  Science  so- 
ciale 'le  rôle  et  les  limites  de  la  science 
sociale),  par  M.  Paul  de  Rousiers. 


II.  —  Le  mardi  31  mai, 

I.  Réunion  de  travail  à  9  heures  du 
matin.  —  L'Orientation  parficnlarisfe  de 
la  vie,  par  M.  G.  Malin. 

II.  Séance  de  l'après-midi  à  3  heures. 

—  1°  Les  deux  groupements  rationnels  de 
l'industrie  :  la  fabrication  sur  commande 
et  la  fabrication  en  stock,  par  M.  J.  Du- 
rieu; 

2'  Les  cultivateurs  de  la  Flandre  fran- 
çaise, par  M.  Paul  Descamps. 

III.  —  Le  mercredi  l'^'"  juin. 

I.  Réunion  de  travail  à  1»  heures  du  ma- 
tin. —  M.  Paul  Bureau  :  Son  cours  de 
l'année  et  discussion  des  questioiis  qu'il 
soulève. 

II.  Séance  de  l'après-midi,  à  3  heures. 

—  1°  Les  types  familiaux  et  la  natalité, 
par  Philippe  Champault. 

2'-  L'expansion  de  la  race  portugaise, 
par  M.  Léon  Poinsard. 

IV.  —  Le  jeudi  2  juin. 

Réunion  de  travail  à  9 heures  du  matin. 

—  M.  Philippe  Champault  :  Un  projet  de 
classification  des  types  familiaux  (le  l'ôle 
de  la  montagne). 

Dîner  de  clôture  à  7  heures  du  soir,  aux 
salons  du  restaurant  des  Sociétés  sa- 
vantes, 8,  rue  Danton. 

Remarque.  —  Les  membres  de  la  So- 
ciété   internationale    de    Science    .sociale 


2G 


BULLETIN   DE    LA    SOCTETb:    INTERNATIONALE 


sont  instamment  priés  d'assister  au  diner 
de  clôture,  qui  leur  permettra  de  se  ren- 
contrer en  dehors  des  séances  et  d'entrer 
en  contact  plus  intime  les  uns  avec  les 
autres.  Chaque  membre  est  autorisé  à 
amener  un  ou  plusieurs  invités. 

De  même  que  l'année  dernière,  nous 
donnons  ci-dessous,  quelques  indications 
sur  les  communications  qui  seront  faites 
au  cours  de  la  réunion  annuelle. 

Les  séances  de  travail. 

Un  projet  de  classification  des  tyi'es 
FAMILIAUX.  —  M.  Philippe  Champault  re- 
prendra la  question  qu'il  a  traitée  dans  la 
réunion  annuelle  de  février,  et  dont  on 
trouvera  le  résumé  dans  le  présent  bul- 
letin. 

La    LIBRE    CONCURRENCE    ET   LE    CONTRAT 

DE  TRAVAIL.  —  Sans  qu'on  veuille  ici  re- 
chercher si  le  régime  de  la  libre  concur- 
rence individuelle  est  un  régime  stable 
et  durable  en  tant  qu'il  s'applique  aux 
patrons  et  chefs  d'industrie,  du  moins 
l'histoire  des  institutions  sociales  semble 
démontrer  que  ce  système  de  la  libre  com- 
pétition individuelle  et  isolée  ne  peut  être 
appliqué  aux  travailleurs  manuels  et  aux 
salariés  pour  régir  leurs  relations  entre 
eux  et  avec  les  employeurs.  Le  régime  de 
l'esclavage,  plus  tard  celui  des  corpora- 
tions, de  nos  jours  l'effort  vers  une  orga- 
nisation syndicale,  et,  en  tout  cas,  la  né- 
cessité sociale  de  cette  organisation  attes- 
tent que  le  groupement  des  travailleurs 
manuels  estrequis  pour  modérer  les  excès 
de  la  concurrence. 

Comment,  à  défaut  de  ce  groupement, 
les  ouvriers  plus  conscients  de  leur  dignité 
d'hommes  ne  pourraient  jamais  réussir  à 
améliorer  les  conditions  de  leur  travail. 

Quelles  lois  fixent  le  taux  des  salaires  et 
la  durée  de  la  journée  de  travail. 

L'Orientation  particulariste  de  la  vie. 
—  M.  G.  Melin  reprendra  la  question  qu'il 
a  traitée  dans  le  numéro  de  janvier 
(05'"  fasc),  à  savoir  :  l'Orientation  parti- 
culariste de  la  vie,  en  s'attachant  particu- 
lièrement aux  points  suivants  : 


1"  En  quoi  consiste  le  particularisme; 
quelle  est  son  essence;  à  quels  signes 
peut-on  le  reconnaître  avec  certitude? 

'.?"  L'orientation  volontaire  d'une  race 
communautaire  vers  le  particularisme  est- 
elle  possible?  Y  a-t-il,  à  l'époque  actuelle, 
des  peuples  où  elle  soit  en  train  de  s'ac- 
complir (l'Allemagne,  par  exemple)? 

;>"  Dans  ce  cas,  quel  est  le  rôle  de  l'ef- 
fort volontaire? 

4"  Si  cette  orientation  est  possible,  com- 
ment la  faire?  Par  où  faut-il  commencer? 

Nota.  —  Les  personnes  qui,  sous  l'in- 
fluence de  la  Science  sociale,  auraient 
cherché  à  organiser  leur  vie  personnelle 
et  familiale  suivant  la  forme  particula- 
riste, sont  instamment  priées  de  vouloir 
bien  faire  connaître,  sur  ces  divers  points, 
le  résultat  de  leurs  réflexions  et  de  leur 
expérience. 

Les  séances  de  raprès-midi. 

Les  deux  giîoupements  rationnels  de 
l'industrie.  —  M.  J.  Durieu,  à  la  suite  de 
son  étude  sur  l'Ile  de  France,  est  arrivé 
à  cette  conclusion  que  l'on  doit  classer  les 
fabrications  en  deux  groupes  :  celles  qui 
se  font  sur  commandes,  et  celles  qui  tra- 
vaillent pour  le  stock.  M.  Durieu  a  traité 
cette  question  dans  son  cours,  dont  on  trou- 
vera le  résumé  dans  le  présent  Bulletin. 

Les  ciltivateurs  de  la  Flandre  fran- 
çaise. —  Dans  son  enquête  sur  la  Flandre, 
M.  Descamps  ne  s'est  pas  borné  à  étudier 
les  types  de  l'industrie.  Il  exposera  le 
résultat  de  ses  observations  sur  les  culti- 
vateurs de  cette  région,  et  fera  ressortir 
le  rôle  que  peut  avoir  le  développement 
de  cités  industrielles  sur  l'état  de  l'agri- 
culture dans   les  contrées  environnantes. 

Les  types  familiaux"  et  la  natalité.  — 
Comme  application  de  la  nouvelle  classi- 
fication des  types  familiaux  qu'il  propose, 
M.  Champault  montrera  comment  on  peut 
déterminer  la  loi  de  la  natalité. 

Les  types  familiaux  se  répartissent  en 
trois  groupes  au  point  de  vue  de  la  nata- 
lité :  le  premier  très  favorable,  parce  que, 
au  point  de  vue  des  naissances,  l'intérêt 


DR    SCIENCE    SOCIALE. 


27 


(lu  })t''i'o  y  est  tout  à  fait  dans  le  mOine 
sens  que  la  loi  morale;  le  second  iVanche- 
ment  défavorable,  parce  que  l'intérêt  du 
père  est  en  conflit  avec  la  loi  morale;  le 
troisième  assez  favorable  parce  qu'il  y  a 
sympathie  entre  l'intérêt  du  père  et  la  loi 
morale.  D'oîi  cette  conclusion  que  l'on 
propose  comme  loi  de  la  nnlalité  :  la  na- 
talité est  florissante  lorsque  les  enfants 
rapportent  au  budget  familial  plus  qu'ils 
ne  coûtent,  ou  à  tout  le  moins  quand  ils 
ne  coûtent  pas  notablement  plus  qu'ils  ne 
rapportent. 

Au-dessous  de  cette  limite,  la  natalité 
tend  à  baisser;  dans  les  milieux  à  initia- 
tive suffisamment  développée,  elle  con- 
serve cependant  un  niveau  élevé  ;  mais 
dans  les  milieux  à  formation  passive,  elle 
descend  rapidement  à  une  ou  deux  nais- 
sances, sauf  les  cas  très  méritoires  où  elle 
se  relève  par  soumission  à  la  morale  reli- 
gieuse, et  ceux  très  condamnables  où  elle 
tombe  à  zéro  sous  la  suggestion  d'un 
égoïsme  sans  mesure. 


LES   REUNIONS  MENSUELLES 


La  prochaine  réunion. 

La  réunion  de  mars  ne  pouvant  avoir 
lieu  à  cause  des  fêtes  de  Pâques,  la  pro- 
chaine réunion  sera  celle  du  29  avril  /VU). 
Comme  d'habitude,  elle  se  tiendra  à  l'hô- 
tel des  Sociétés  savantes,  rue  Serpente, 
28,  à  8  heures   trois  quarts  du  soir. 

La  communication  sera  faite  par 
M.  P.  de  Rousiers  sur  le  rôle  de  l'élite  dans 
les  temps  modernes. 

Compte  rendu  de  la  séance  de  février. 

M.  Philippe  Ciiampault  propose  une 
nouvelle  classification  des  types  de  famil- 
les, en  se  basant  sur  les  observations  qu'il 
a  pu  faire  en  Lombardie. 

L'étude  démonstrative  de  M.  Champault 
devant  paraître  très  prochainement  dans 
la  Revue,  nous  ne  développerons  pas  ici 
son  argumentation,  n'indiquant  (jue  les 
faits  les  plus  essentiels. 


Des  deux  fonctions  qui  sont  la  raison 
d'être  de  la  l'auiille  (procréation,  éduca- 
tion) la  plus  importante  et  partant  la  plus 
caractéristique  est  l'éducation.  En  consé- 
quence, on  groupera  les  types  familiaux 
des  genres  les  plus  élevés  d'après  leur 
valeur  éducatrice  (dans  l'ordre  naturel); 
et  on  les  répartira  en  trois  classes.  De 
cette  valeur,  on  prendra,  soit  comme 
terme  synonyme,  soit  comme  critérium 
principal,  la  formation  de  la  capacité,  ou 
de  l'aptitude  à  réussir  ;  et  comme  crité- 
rium secondaire,  l'aptitude  à  l'émigration 
isolée,  manifestation  la  plus  apparente  de 
l'aptitude  à  réussir. 

Dans  la  classe  des  Communautaires, 
c'est-à-dire  de  ceux  qui  sont  formés  à  so- 
lutionner les  difficultés  de  la  vie,  non  par 
eux-mêmes,  mais  par  le  recours  à  une  col- 
lectivité-providence (famille,  clan,  État), 
se  rangent  les  Communautaires  patriar- 
caux (grsinde  steppe  asiatique),  les  Commu- 
nautaires post-patriarcaux  (Europe  orien- 
tale et  centrale,  partie  des  pays  latins  et 
celtes  et  même  de  la  France),  et  les  Com- 
munautaires en  simple  ménage  (partie  des 
pays  latins  et  celtes,  la  presque  totalité 
de  la  France),  avec  un  type  dérivé  de  ces 
derniers,  les  Postcommunautaires,  se  re- 
levant par  certaines  tendances  particula- 
ristes  sous  la  poussée  de  la  lutte  pour  la 
vie. 

Dans  la  classe  des  Quasi-p'ARTicula- 
RisTEs,  c'est-à-dire  de  ceux  qui  sont  formés 
à  solutionner  les  difficultés  de  la  vie  par 
eux-mêmes  dans  beaucoup  de  cas.  mais 
ne  peuvent  dans  d'autres  se  dispenser  du 
recours  à  une  collectivité  (famille  ou  grou- 
pements avec  un  but  spécial),  se  placent 
les  Quasi-par licularistes  en  mënaç/es  mul- 
tiples, les  Quasi-particularistes  à  héritier 
associé  et  les  Quasi-particularistes  en 
simple  ménage  (trois  types  se  partageant 
presque  tous  les  pays  de  montagnes  de 
l'Europe),  avec  différents  types  dérivés  : 
en  territoire  vacant  (Basques),  et  en  ter- 
ritoire occupé,  avec  ou  sans  droit  d'aînesse 
(nombreuses  régions  sous-jacentes  aux 
montagnes). 

Dans  la  classe  des  Particul.\ristes. 
c'est-à-dire  de  ceux  qui  sont  aptes  à  solu- 
tionner  par  leurs  propres  forces  à  peu 


^28 


BULLETIN    DS    LA    SOCIÉTÉ    INTERNATIONALE 


près  toutes  les  difficultés  de  la  vie,  sauf 
à  organiser  des  groupements  actifs  à  buts 
spécialisés  dans  les  sociétés  très  compli- 
quées, se  placent  les  Particularistes  à  hé- 
ritier associé  (Norvège),  et  les  Particula- 
ristes en  simple  ménage  (Pays  anglo- 
saxons),  avec  ou  sans  droit  d'aînesse.  Le 
Canada  en  présente  un  type  dérivé  très 
curieux  avec  héritier  associé,  et  le  N.-O. 
de  l'Europe  plusieurs  autres  avec  ou  sans 
droit  d'aînesse. 

La  plaine  culturale  a  continué  le  type 
communautaire  importé  de  la  steppe, 
tandis  que  la  montagne  a  créé,  par  les 
contraintes  qu'elle  impose  à  la  culture, 
les  types  quasi-particularistes,  regardés 
jusqu'ici  à  tort  comme  quasi-communau- 
taires, et  aussi  le  type  particulariste  dû, 
non  pas  au  fjord,  mais  à  la  culture  en 
pentes  raides  dans  un  système  monta- 
gneux où  l'immersion  supprime  la  vallée. 
Ce  dernier  type  se  perpétue  par  la  vie 
intense  dans  le  home,  sorte  d'émigration 
à  l'intérieur  qui  rend  facile  toutes  les  émi- 
grations. 

Cette  vie  intime  indépendante  à  la- 
quelle on  s'attache  plus  qu'à  tout,  se 
retrouve,  avec  de  réelles  analogies,  dans 
la  culture  en  montagne  ordinaire,  et  c'est 
pourquoi  elle  y  engendre  le  quasi-parli- 
cularisme. 

C'est  surtout  par  l'aptitude  à  l'émigra- 
tion que  cette  unité  du  rôle  de  la  monta- 
gne s'est  manifestée  à  M.  Champault,  et 
c'est  pour  lui  une  raison  de  plus  de  croire 
à  l'utilité  de  ce  critérium  secondaire. 

Les  termes  nouveaux  qu'il  indique  lui 
paraissent  s'expliquer  d'eux-mêmes;  et 
la  réunion,  dans  une  même  classe,  de  gen- 
res en  ménages  multiples  et  en  simple 
ménage  ne  saurait  être  contestée,  une  fois 
admis  le  critérium  par  la  valeur  éduca- 
trice;  la  différence  qui  sépare  ces  genres, 
devient  en  effet  secondaire. 

En  terminant,  M.  Champault  montre 
comment  le  tableau  de  sa  classification 
par  la  valeur  éducatrice  permet  en  même 
temps  de  formuler  la  loi  de  la  natalité 
qu'il  se  propose  de  démontrer  dans  une 
des  séances  du  Congrès.  La  classification 
proposée  est  ainsi  représentative  des  deux 
grandes  fonctions  de  la  famille  procréa- 


tion et  éducation)  et  c'est  une  raison  de 
plus  pour  croire  à  sa  valeur. 

M.  J.  DuRiEU,  se  basant  sur  ses  observa- 
tions personnelles  en  Espagne,  se  déclare 
complètement  d'accord  avec  M.  Cham- 
pault. 

M.  Olphk-Galliard,  sans  contester  le 
rôle  de  la  montagne,  ni  l'importance  du 
phénomène  de  l'émigration,  pense  que  la 
classification  devrait  être  surtout  basée 
sur  l'aptitude  à  former  une  société.  Les 
peuples  particularistes  ont  de  plus  en 
plus  recours  à  l'action  collective,  et  il  en 
est  ainsi  de  toutes  les  sociétés  qui  vont  en 
se  compliquant. 

M.  Champault  ne  nie  pas  que  les  peu- 
ples particularistes  n'aient  souvent  re- 
cours à  l'action  collective,  mais  il  faut  dis- 
tinguer entre  la  collectivité-providence 
et  l'action  concertée  d'individus  capables. 

M.  Blanchon  pense  qu'il  n'y  a  pas  de 
contradictions  entre  l'aptitude  à  se  tirer 
d'affaires  et  l'aptitude  à  agir  de  concert 
quand  les  circonstances  l'exigent. 

M.  BuRE.\u,  sans  se  prononcer  sur  la 
valeur  de  la  classification  proposée,  dit 
que  la  science  ne  doit  jamais  parler  de 
supériorité  d'un  type  sur  un  autre.  Nous 
ne  devrions  jamais  dire,  en  tant  que  sa- 
vants, qu'un  type  est  préférable  à  un 
autre. 

M.  Bailhache  pense  au  contraire  que  la 
science  a  le  droit  déjuger,  et  par  consé- 
quent d'établir  une  hiérarchie  dans  les 
espèces. 

M.  Ciia.mpault  explique  que,  par  type 
préférable,  il  n'entend  pas  le  type  qui 
représente  ses  sympathies  personnelles, 
mais  celui  qui  réalise  le  concept  de  fa- 
mille et  les  fonctions  essentielles  de  la 
famille. 

M.  Bureau  affirme  que  toutes  les  classifi- 
cations sont  artificielles  et  que  tous  les 
critères  sont  arbitraires. 

M.  de  Bousiers  dit  que  l'on  peut  pren- 
dre plusieurs  critères  de  classement,  et 
que  le  meilleur  est  celui  qui  fait  avancer 
la  science,  mais  on  ne  doit  pas  dire  qu'un 
type  social  est  préférable  à  un  autre  d'une 
façon  absolue.  Dans  la  steppe,  le  type  pa- 
triarcal est  préférable  au  type  particula- 
riste, car  ce  dernier  ne  peut  y  vivre.   La 


UE    SCIKNCK    SOCIALE. 


29 


science  ne  doit  pas  avoir  d'autre  objet  que 
de  dégager  les  rapports  nécessaires  enire 
les  choses. 

M.  IsAMBEKT  ra})pelle  que,  dans  les 
sciences  naturelles,  on  classe  les  animaux 
et  les  plantes  dans  l'ordre  où  ils  possè 
dent  des, organes  déplus  en  plus  différen- 
ciés, et,  par  conséquent,  de  mieux  en 
mieux  adaptés  aux  fonctions  qu'ils  ont  à 
^emplir.  Si  l'on  n'admet  pas  une  hiérar- 
chie, on  aboutit  à  la  négation  de  toute  clas- 
sification. 

M.  Descamps  appuie  ce  que  .M.  Isam- 
bert  vient  de  dire.  Il  faut,  en  effet,  distin- 
guer entre  les  sciences  :  celles  qui  ont 
pour  objet  l'étude  des  êtres  inanimés  ne 
parlent  pas  de  supériorité  d'une  espèce 
sur  l'autre;  au  contraire,  celles  qui  étudient 
les  êtres  animés  (zoologie  et  botanique) 
classent  en  allant  des  espèces  inférieures 
vers  les  espèces  supérieures,  suivant  le 
critère  indiqué  par  M.  Isambert.  La  science 
sociale  doit  être  rangée  dans  cette  dernière 
catégorie  de  sciences,  et  doit,  par  consé- 
quent, classer  les  espèces  en  allant  des 
lypes  inférieurs  vers  les  types  supérieurs. 

M.  de  RousiERS,  avant  de  clôturer  la 
séance,  fait  une  dernière  critique  de  l'ex- 
posé de  M.  Champault,  qui  a  parlé  de  la 
valeur  éducatrice  médiocre  de  la  famille 
patriarcale.  Au  contraire,  M.  de  Rousiers 
croit  que  cette  valeur  éducatrice  est  consi- 
dérable, car  il  faut  que  les  individus  aient 
une  discipline  très  grande  pour  vivre 
dans  les  communautés  patriarcales.  De 
plus,  l'expansion  des  peuples  nomades  a 
été  considérable  à  certaines  époques,  sous 
forme  d'invasions. 


LES  COURS  DE  SCIENCE  SOCIALE 

Voici  le  programme  détaillé  et  revisé  du 
cours  que  M.  J.  Durieu  professe  au  Col- 
lège libre  des  sciences  sociales  : 

Types  des  métiers  de  fahrication  doux 
l' Ile  de  France. 

1'°  Leçon  (25janvier  1910j.  —  Connnent 
l'industrie  moderne  dérive  du  régime  de 
travail  inauguré  par  la  féodalité. 

2''  Leçon  (2  février  1910).  —  Le  servage 


féodal  a  donné  normalement  le  travail 
manuel  libre  vX  provoqué  la  création  de  la 
fabrique  collective  qui  est  l'origi  ne  du 
mouvement  indu.striel  moderne.  —  Véri- 
fication de  cette  hypothèse  par  l'observa 
tion  des  divers  ateliers  actuels  de  fabri- 
cation. Types  simples  :  La  fabrication 
ménagère  chez  les  pasteurs  nomades;  la 
fabrication  des  artisans  dans  un  village 
nègre.  C'est  le  groupement  sédentaire  qui 
fait  passer  les  hommes  de  l'une  à  l'autre 
forme  d'atelier. 

3*^  Leçon  (15  février  1910).  —  Élude  mo- 
nographique de  la  fabrication  au  village  et  à 
la  ville.  La  fabrication  dans  un  village  de 
300  habitants  de  la  campagne  française.  — 
Le   forgeron.  Le  charpentier.    —   Le 

menuisier.  —  Le  cordonnier.  —Le  tailleur. 

—  Le  maçon.  —  Le  fournier.  —  Le  meu- 
nier. —  Conclusion  :  Us  se  cantonnent 
presque  exclusivement  dans  la  fabrication 
sur  commande. 

La  fabrication  dans  une  petite  ville  de 
8.000  habitants  dans  la  banlieue  parisienne. 
On  y  constate  deux  groupes  distincts  de 
fabrication  sur  commande  : 

1°  Industrie  du  bâtiment.  —  Étude  mo- 
nographique de  la  maçonnerie  —  de  la 
charpenterie  —  de  la  serrurerie  —  de  la 
menuiserie  —  de  la  plomberie  —  de  la 
fumisterie  —  de  la  peinture  et  vitrerie. 

2"  Industrie  de  la  réparation  d'objets 
usagés  et  de  la  fabrication  d'objets  neufs 
exclusivement  sur  commande.  —  Etude  mo- 
nographique de  :  l'horloger  en  chambre 

—  du  petit  menuisier  —  du  marchand  de 
cycles  —  du  maréchal  ferrant  —  du  char- 
ron —  du  cordonnier  —  du  bourrelier  — 
du  tailleur. 

4"  Le(  ON  (22  février  1910).  -  Etude  mo- 
nographique de  la  fabrication  sur  com- 
mande à  Paris.  Mêmes  divisions  de  la  fa- 
brication sur  commande. 

1°  Étude  de  cette  fabrication  par  compa- 
raison avec  les  groupes  similaires  de  la 
banlieue. 

2"  Quelques  types  nouveaux  créés  par 
la  grande  agglomération  : 

Fabrique  de  boulons  sur  commande  — 
fai)rique  de  meubles  de  luxe  sur  com- 
mande, etc.. 

5*^  Leçon    l*^""  mars   1910).  —  Les  deux 


30 


BULLETIN    DE    LA   SOCIETE  INTERNATIONALE 


groupements  rationnels  de  l'industrie  sont  : 
La  fabrication  sur  commande  et  la  fabrica- 
tion e7i  slocL 

1"  De  la  comparaison  du  village  nègre 

—  du  petit  village  français  —  de  la  petite 
ville  et  de  la  capitale  il  résulte  que  toute 
agglomération  humaine  présente  une  réu- 
nion d'artisans  semblables. 

La  grande  agglomération  ne  diffère  de 
la  petite  que  par  plus  de  division  du  tra- 
vail. Quant  à  la  grandeur  des  ateliers,  elle 
parait  dépendre  surtout  de  l'importance 
moyenne  des  commandes. 

2°  Dans  les  sociétés  compliquées  l'in- 
dustrie se  montre  divisée  en  deux  groupes 
nettement  séparés  :  a)  la  fabrication  d'ob- 
jets sur  commande  ;  b)  la  fabrication  d'ob- 
jets en  stock. 

Différences  profondes  que  présentent 
ces  deux  groupes  au  point  de  vue  :  de  l'ob- 
jet du  travail  —  des  aléas  de  la  direction 

—  du  régime  des  chômages  —  de  l'outil- 
lage —  de  l'opération  —  de  l'organisation 
de  l'atelier  et  surtout  des  capitaux  indis- 
pensables à  son  établissement  —  du  per- 
sonnel —  des  relations  des  ouvriers 
entre  eux  :  anciennes  sociétés  de  compa- 
gnonnages et  syndicats  modernes  ;  enfin  ses 
relations  avec  le  commerce  et  avec  la 
clientèle. 

6e  Leçon  (8  mars  1910).  —  La  fabrica- 
tion d'objets  en  stock  et  ses  deux  variétés  : 
a)  Fabrique  collective;  b)  Fabrique  en 
orand  atelier. 

Étude  monographique  de  quelques  fabri- 
ques collectives.  Le  «  sweating  System  », 
causes  et  remèdes  —  groupement  des  ou- 
vriers dans  le  mode  d'existence. 

7'=  Leçon  (15  mars  1910).  —  Étude  mo- 
nographique de  quelques  usines  moder- 
nes en  grand  atelier. 

L'usine  de  stock  ne  s'élève  pas  néces- 
sairement dans  la  grande  agglomération 
urbaine  ;  ses  trois  principaux  pôles  d'at- 
traction sont  :  1°  le  lieu  d'existence  de  la 
main-d'œuvre  ou  de  la  force  motrice;  2°  le 
lieu  de  production  de  la  matière  première  ; 
3"  le  grand  marclié  commercial. 

8''  Leçon  (22  mars  1910).  —  Interréac- 
tions des  devx  groupes  de  fabrication  sur 
commande  et  en  stock  avec  tous  les  aiitres 
phénomènes  sociaux. 


Analyse  et  comparaison  au  point  de  ve 
social  de  la  fabrication  d'objets  sur  com- 
mande et  de  celle  d'objets  en  stoc\.  — 
Types  sociaux  qui  en  résultent. 

Lutte  séculaire  entre  ces  deux  groupes: 
victoires  successives  de  la  fabrication  en 
stock.  Coïncidence  entre  la  naissance  de 
la  fabrication  en  stock  des  automobiles 
américaines  et  la  crise  actuelle  de  cette 
industrie  en  France. 

Conclusion  :  Les  profondes  différences 
sociales  qui  existent  entre  la  fabrication 
sur  commande  et  la  fabrication  en  stock 
permettent  de  penser  que  chacun  de  ces 
deux  groupes  réclame  une  législation  spé- 
ciale. 


RÉUNION  DU  CONSEIL  DE  LA  SOCIÉTÉ 
DE  SCIENCE  SOCIALE 


Le  Conseil  de  la  Société  internationale 
de  Science  .sociale  s'est  réuni  le  11  fé- 
vrier 1910,  à  9  heures  du  soir,  au  siège  so- 
cial, 56,  rue  Jacob,  sous  la  présidence  de 
M.  Paul  de  Rousiers.  Étaient  présents  : 
MM.  Paul  Bureau,  vice-président;  M.  Fir- 
min-Didot,  trésorier,  l'abbé  H.  Hemmer; 
Joseph  Durieu,  secrétaire  de  la  Société  ; 
Paul  Descamps,  secrétaire  de  la  Revue. 
Excusés:  MM.  R.  Pinot,  G.  Melin,  A.  Dau- 
prat,  G.  d'Azambuja,  R.  Dufresne,  Ch.  de 
Calan,  Ph.  Champault,  V.  Muller,  J.  Périer 
etL.  Poinsard. 

Le  Conseil  a  d'abord  examiné  et  ap- 
prouvé les  comptes  de  l'exercice  1909,  qui 
lui  ont  été  présentés  par  M.  Maurice  Fir- 
min-Didot,  trésorier. 

Le  Conseil  a  ensuite  décidé  d'envoyer 
les  missions  d'étude  suivantes  pendant 
l'année  1910  :  M.  P.  Roux,  dans  l'Itahemé 
ridionale;  M.  L.  Arqué,  en  Norvège; 
M.  Marty,  en  Suède;  M.  P.  Vanuxem  con- 
tinuera ses  études  sur  l'industrie  du  tulle 
à  Calais. 

Comme  d'habitude,  une  somme  de 
500  francs  est  mise  à  la  disposition  de 
l'un  des  élèves  du  cours  de  M.  P.  Bureau 
pour  accomplir  une  mission  dans  un  pays 
déterminé. 

M.  Paul  Descamps  abandonnera  momen- 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


31 


tanément  sou  enquête  sur  les  pays  de 
France.  Grâce  à  la  générosité  de  S.  A.  le 
Prince  Sabaheddine,  il  pourra,  cette  année, 
se  consacrer  à  une  étude  sur  l'Angleterre. 
Le  Conseil  a  ensuite  arrêté  la  date  du 
Congrès  annuel  delà  Science  sociale  pour 
l'année  1910,  qui,  à  cause  des  élections, 
aura  lieu  un  peu  plus  tard  que  d'habitude. 
11  s'ouvrira  le  lundi  30  mai  et  prendra  fin 
le  jeudi  2  juin. 


LE  PRESENT  FASCICULE 

Nous  avons  annoncé,  en  son  temps, 
l'importante  enquête  sur  le  Portugal  en- 
treprise l'année  dernière  sous  la  direction 
de  M.  L.  Poinsard,  dont  tous  nos  lecteurs 
connaissent  les  travaux.  Ce  pays,  si  inté- 
ressant à  tant  d'égards,  a  été  fouillé  en 
tous  sens,  et  de  ce  labeur  est  sorti  un 
volumineux  travail,  dont  nous  présentons 
aujourd'hui  la  première  partie  à  nos  lec- 
teurs. 

Afin  de  ne  pas  couper  cette  partie,  qui 
forme  un  ensemble  bien  compact,  nous 
la  faisons  paraître  sous  forme  de  double 
fascicule,  ce  que  sans  doute  nos  lecteurs 
pardonneront  aisément,  étant  donné  le 
grand  intérêt  que  présente  cette  étude. 


CONFERENCES  DE  FOI  ET  VIE 


On  nous  prie  d'annoncer  les  confé- 
rences suivantes  qui  auront  lieu,  à  T) 
heures,  à  la  salle  de  la  Société  d'encoura- 
gement pour  l'Industrie,  44,  rue  de  Rennes, 
à  Paris. 

10  avril.  —  L'entente  entre  les  hommes 
religieux,  par  P.  Doumergue. 

14  avril.  —  Le  Pragmatisme  au  point  de 
vue  moral  et  religieux,  par  V.  Delbos. 

17  et  21  avril.  —  Où  finit  le  Moyen  Age 
el  où  commencent  les  Temps  modernes. 
par  E.  Doumergue. 

24  avril.  —  Une  expérience  d'art  social 
à  Genève,  par  A.  de  Mornier.  —  Le  Chant 
et  r Enfant  (exécution  de  chants),  i)ar 
Dalcroze. 


3  mai.  —  La  Morale  et  la  Heligion,  par 
E.  Boutroux. 

Nota.  —  Un  droit  d'entrée  de  G  fr.  30  est 
perçu  pour  les  séances  d'étude,  à  la  porte 
de  la  salle. 


BIBLIOGRAPHIE 

L'apprentissage     et     renseignement 
technique,  par  M.  Fernand  Dubief,  an- 
cien   ministre ,    vice-président    de    la 
Chambre  des  députés.  Giard  et  Brière. 
édit.  1910.  Un  vol.  6  francs. 
Le  nom  de  l'ancien  ministre  du  com- 
merce et  de  l'industrie  est  garant  de  la 
compétence  avec  laquelle  sont  examinées 
les  questions   traitées  dans  cet  ouvrage. 
Dans  une  première  partie,  l'auteur  passe 
rapidement  en  revue  l'historique  de  notre 
législation  sur  l'apprentissage  et  quelques- 
unes  des  conditions  qui  président  actuel- 
lement à  sa   disparition.  Dans  les   deux 
suivantes,  il  décrit  les  diverses  institutions 
d'enseignement  professionnel  existant  en 
France  et  à  l'étranger.    Si  l'on    ne   par- 
tage par  la  confiance  de  l'auteur  dans  l'ef- 
ficacité des  écoles  techniques  pour  le  relè- 
vement de  l'apprentissage,  on  reconnaîtra 
du  moins  à  cet  ouvrage  le  mérite  de  la 
documentation,  qui  le  rend  indispensable 
à  tous    ceux   qui  étudient  cette  question 
complexe. 

G.  Olphe-Galliahd. 

La    conduite     de    la     vie,    par    R.  W. 

Emerson.  Traduction  de  M.Dugard.  Ar- 
mand Colin,  édit.  1909.  Un  vol.3  fr.  50. 

La  conduite  de  la  vie  est  avant  tout  un 
problème  individuel,  dont  la  solution  est 
essentiellement  personnelle  à  chaque  inté- 
ressé, sans  qu'il  puisse  compter  sur  un 
guide  qui  le  préserve  des  faux  pas.  Mais  la 
conscience  individuelle  peut  être  plus  ou 
moins  éclairée,  plus  ou  moins  forte,  et  la  so- 
lution qu'elle  donne  à  ce  problème  se  res- 
sent directement  de  son  propre  état.  Dans 
ce  travail  de  développement  et  d'éduca 
tion  de  la  conscience,  rien  ne  vaut  le 
contact  avec  d'autres  consciences  élevées 


;i^2 


BULLETIN    DR    LA    SOCIÉTÉ    INTERNATIONALE 


dont  la  lumière  intérieure  rayonne  et  illu- 
mine tout  ce  qui  les  approche.  Tel  est  le 
fruit  que  retire  l'esprit  incliné  vers  le  pro- 
grès intérieur,  de  la  lecture  d'un  livre 
comme  celui-ci.  La  première  conquête  de 
la  conscience  qui  veut  arriver  à  se  recon- 
naître elle-même  est  de  se  savoir  libre: 
mais  n'y  a-t-il  pas  une  monstrueuse  ironie 
à  parler  de  liberté  en  face  du  jeu  formi- 
dable des  forces  aveui^les  et  inconscientes 
qui  nous  enserrent  de  toutes  parts'/  Non, 
répond  Emerson,  car  «  le  Destin  implique 
ramélioration.  Aucun  exposé  de  l'Univers 
ne  peut  avoir  de  justesse,  s'il  n'admet  pas 
cet  effort  ascendant...  Derrière  chaque 
individu  se  ferme  le  règne  de  l'organisme: 
devant  lui  s'ouvre  la  liberté  —  le  Meilleur, 
le  Mieux...  Toute  perception  nouvelle, 
l'amour  et  l'admiration  que  l'homme 
arrache  à  ses  semblables,  sont  des  preuves 
de  son  passage  de  la  fatalité  à  la  liberté. 
La  libération  du  vouloir  des  gaines  et  en- 
traves de  l'organisme  que  l'homme  a  dé- 
passé, voilà  le  but  et  la  tendance  du 
monde  ».  C'est  par  la  liberté  que  l'être 
vivant  progresse  et  se  développe.  «  La  vie 
est  liberté  —  la  vie  est  en  raison  directe 
de  la  somme  de  liberté.  »  Notre  destinée 
n'est  du  reste  que  ce  que  nous  la  faisons  : 
«  L'homme  s'imagine  que  son  destin  lui 
est  étranger,  parce  que  le  bien  est  caché. 
Mais  l'àme  contient  l'événement  qui  doit 
lui  arriver,  car  l'événement  n'est  que  l'ex- 
tériorisation de  ses  pensées,  et  ce  que 
nous  nous  demandons  à  nous-mêmes, 
nous  l'obtenons  toujours.  »  Le  mieux  ne 
dépend  pas  du  hasard,  mais  de  notre  éner- 
gie personnelle.  Et  cette  force  que  nous 
mettons  en  œuvre  pour  lalteindre  n'est 
point  celle  qui  s'exerce  contre  notre  pro- 
chain :  c'est  celle  qui  s'attache  à  la  stricte 
observance  des  lois  intellectuelles  et  mo- 
rales qui  régissent  le  progrès  de  l'univers. 
Elle  est  latente  dans  toute  vie  intense, 
car  une  telle  vie  est  toujours  conforme, 
en  définitive  et  malgré  ses  excès  acciden- 
tels, aux  lois  de  l'rmivers;  elle  n'est  autre 
que  la  faculté  d'adaptation  à  ces  lois. 
«  Si  vous  avancez  avec  mélhode,  il  est 
aussi  facile  de  tourner  des  ancres  de  fer 
que  de  tresser  de  la  paille,  de  faire  bouillir 
du  granit  que  de  faire  bouillir  de  l'eau.  Par- 


toutoù  il  y  a  insuccès,  il  y  a  irréflexion,  quel 
que  croyance  superstitieuse  à  la  chance 
quelque  oubli  de  détail  que  la  Nature 
ne  pardonne  jamais.  »  C'est  cette  faculté 
d'adaptation,  d'utilisation  des  instruments 
de  progi^ès  que  la  nature  met  à  notre  dis- 
position, qui  fait  les  races  fortes;  «  avec 
leur  habitude  de  penser  que  tout  individu 
doit  veiller  à  soi-même,  et  s'en  prendre  à 
lui  s'il  ne  maintient  ou  n'améliore  pas  sa 
position  sociale,  les  Anglais  sont  tranquilles 
et  prospères  » .  La  richesse  n'e.st,  dans  une 
telle  conception,  qu'un  «  moyen  de  s'assi- 
miler la  nature  »,  un  instrument  d'éléva- 
tion et  de  progrès. 

Pour  qui  envisage  les  choses  avec  cette 
méthode,  l'optimisme  sera  la  règle  aussi 
bien  dans  le  domaine  moral  que  dans  le 
domaine  physique.  Les  opinions  importent 
peu  ;  elles  peuvent  changer  ou  disparaître 
dans  tous  les  remous  de  l'anarchie  intel- 
lectuelle, l'équilibre  se  rétablira  de  lui- 
même  en  vertu  des  lois  de  la  vie.  «  Nous 
sommes  nés  croyants.  L'homme  produit 
des  croyances,  comme  l'arbre  porte  des 
fruits.  »  C'est  nous  qui  construisons  nos 
idées,  qui  créons  des  images  qui  nous  ca- 
chent la  réalité  ;  elles  ne  sont  toutes  que 
des  illusions,  où  la  seule  réalité  qui  ne 
puisse  nous  décevoir  est  leur  ascension 
vers  une  conception  de  plus  en  plus  pure 
et  élevée.  C'est  par  notre  obéissance  aux 
lois  morales  que  nous  nous  rapprochons 
de  la  vérité  :  «  Les  visions  des  justes  sont 
justes...  Quand  nous  violons  les  lois,  nous 
perdons  contact  avec  la  réalité  centrale,  » 
Tout  n'est  qu'illusions  et  fantasmagorie, 
en  ce  monde,  hormis  l'appel  de  la  divinité 
qui  nous  sollicite  et  nous  attire. 

Ces  quelques  traits  épars  ne  donnent 
qu'un  pâle  reflet  de  l'inspiration  noble  et 
généreuse  du  livre  d'Emerson.  La  leçon 
d'énergie,  de  liberté  et  d'optimisme  que 
donne  celte  lecture  vient  à  son  heure  dans 
notre  société  dont  les  ressorts  semblent 
usés  par  le  doute  et  le  pessimisme,  et  où  le 
besoin  d'un  tel  aliment  de  vie  se  fait  telle- 
ment sentir.  On  ne  peut  que  conseiller 
vivement  une  lecture  aussi  saine  en  même 
temps  que  conforme  au  véritable  esprit 
scientifique. 

G.    Olpiie-Galli.\rd. 


DE    SCIENCi:   SOCIALE. 


33 


Les  conséquences  économiques  et  so- 
ciales de  la   prochaine  guerre,  par 

Bernard  Serriiiny.  V.  Giard  et  E.  Brière, 
édit.  1909.  Un  vol.  in-8",  10  francs. 

In  sujet  dun  intérêt  aussi  poignant  et 
aussi  actuel  devait,  sous  peine  de  n'être 
qu'un  tissu  de  phrases  vides  et  sonores, 
être  traité  à  l'aide  de  la  métliode  scienti- 
tique  la  plus  rigoureuse  :  prédire  l'avenir 
n'est  possible  qu'à  la  condition  de  s'ap- 
puyer sur  les  leçons  du  passé;  et  encore 
l'observateur  le  plus  consciencieux  hési- 
tera-t-il  à  prononcer  une  conclusion  géné- 
rale, tant  il  laisse  d'inconnues  dans  le  pro- 
blème. M.  Bernard  Serrigny  a  su  triompher 
de  la  façon  la  plus  heureuse  d'une  difficulté 
aussi  considérable.  C'est  en  s'appuyant 
exclusivement  sur  les  résultats  des  guerres 
franco-allemande  et  russo-japonaise,  qu'il 
examine  successivement  ce  que  devien- 
nent, pendant  une  guerre  européenne,  les 
habitants,  les  transports,  le  crédit,  les 
finances  publiques,  le  commerce  et  l'in- 
dustrie, et  enfin  les  nations  non  parties 
au  conflit.  Chercheur  infatigable,  d'une 
documentation  inépuisable,  il  ne  laisse 
dans  l'ombre  aucun  des  recoins  de  ces  di- 
verses branches  de  la  vie  des  peuples,  et 
nous  voyons  défiler  devant  nos  yeux  toutes 
les  conséquences  de  la  guerre  de  1870 
sur  la  situation  des  deux  peuples  voisins. 
Cette  partie  de  l'ouvrage  est  naturellement 
de  beaucoup  la  plus  importante,  puisque, 
dans  la  pensée  de  l'auteur,  la  prochaine 
guerre  est  celle  qui  mettra  de  nouveau 
aux  prises  l'Allemagne  et  la  France.  Les 
conséquences  de  celle-ci  sont  sobrement 
déduites  de  l'analyse  des  faits,  en  tenant 
compte  des  conditions  différentes  des  deux 
situations,  ou  de  celles  tenant  à  des  fac- 
teurs sur  lesquels  aucune  donnée  certaine 
ne  saurait  être  établie  :  cette  réserve  est 
toute  à  la  louange  de  l'auteur,  puisqu'elle 
montre  le  caractère  à  la  fois  consciencieux 
de  son  observation  et  scientifique  do  sa 
méthode. 

Deux  questions,  dont  la  portée  dans  le 
droit  des  gens  moderne  n'échappera  à 
personne,  celles  des  conséquences  écono- 
miques d'une  annexion  et  d'une  indemnité 
de  guerre,    sont  ici  traitées   d'une   façon 


décisive.  iM.  Serrigny  nous  apprend  quel- 
les causes,  tenant  à  l'organisation  des 
transports  et  à  Ja  situation  commerciale 
qui  en  ré.sulte,  contribuent  à  interdire  la 
conquête  entre  les  nations  dont  il  s'agit, 
sous  peine  de  perturbations  économiques 
aussi  graves  pour  les  vainqueurs  que  pour 
les  vaincus.  L'imposition  d'un  tribut,  lors- 
que son  montant  dépasse  les  frais  de  la 
guerre,  n'est  pas  moins  préjudiciable,  et 
il  faut  savoir  gré  à  l'auteur  d'avoir  réfuté 
le  sophisme  si  souvent  répété  de  l'enrichis- 
sement de  l'Allemagne,  grâce  aux  cinq 
milliards. 

On  voit  par  ces  quelques  indications 
trop  brèves  quel  est  l'intérêt  puissant  de 
ce  livre,  dont  la  lecture  est  aussi  attachante 
qu'instructive.  Quelles  que  soient  les  pro- 
positions de  détail  sur  lesquelles  on  peut 
différer  d'opinion  avec  l'auteur,  on  ne 
peut  qu'être  d'accord  avec  lui  lorsqu'il 
conclut  que  les  calamités  que  la  prochaine 
guerre  entraînera  avec  elle  commandent 
d'en  réserver  l'éventualité  pour  le  moment 
où  elle  sera  amenée,  non  plus  par  de  fri- 
voles motifs  d'amour-propre,  mais  par  une 
nécessité  vitale,  et  que  la  revanche  de- 
vrait obligatoirement  être  suivie  d'une 
suppression  des  armements  actuels. 

G.  Olphe-Galli.\ru. 

Vers  l'Organisation    professionnelle 

par  M.  Eugène  Duthoit,  professeur  d'Eco- 
nomie politique  à  l'Université  catholique 
de  Lille.  Paris,  Lecoffre,  1910:  325  pages 
in-B". 

Tout  le  monde  a  entendu  parler  des  Se- 
maines sociales  inaugurées  il  y  a  quelques 
années  par  un  groupe  de  publicistes  et  de 
professeurs  catholiques  sociaux,  et  qui  ont 
successivement  groupé  en  plusieurs  gran- 
des villes  de  France  un  auditoire  déjeunes 
hommes,  laïcs  et  prêtres,  désireux  à  la  fois 
de  mieux  connaître  la  réalité  sociale  et  de 
mieux  agir.  Parmi  les  professeurs  qui, 
chaque  année,  donnent  des  leçons  pen- 
dant la  Semaine  sociale,  aucun  n'est  plus 
apprécié  que  l'éminent  professeur  d'Éco- 
nomie politique  à  la  Faculté  catholique  de 
Lille  :   sa  connaissance   supérieure    des 


M 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE   INTERNATIONALE 


phénomènes  économiques  le  garantit  en 
effet  contre  les  systèmes  à  priori,  et,  d'autre 
part,  son  sens  chrétien  et  démocratique 
lui  montre  toutes  les  lacunes  de  notre  mé- 
canisme moderne  de  production  des  ri- 
chesses. Aussi  doit-on  se  féliciter  que 
M.  Duthoit  ait  réuni  en  un  volume  les  le- 
çons qu'il  a  professées  depuis  1905  dans 
les  Semaines  sociales  de  France,  et  dans 
lesquelles,  à  propos  de  quelques  questions 
délimitées  d'Économie  sociale,  il  a  montré 
comment  la  société  actuelle  évolue  d'an- 
née en  année  vers  V Organisation  pro- 
fessionnelle, réagissant  ainsi  «  contre  Ter- 
reur du  législateur  qui,  dans  le  monde 
de  la  production,  a  érigé  l'individualisme 
comme  régime,  et  le  principe  de  la  liberté 
des  conventions  comme  unique  régulateur 
des  relations  entre  les  agents  humains  et 
la  production  ». 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  à  un  point 
de  vue  descriptif,  mais  à  un  point  de  vue 
normatif  que  s'est  placé  l'auteur.  U Intro- 
duction nous  en  avertit,  en  même  temps 
qu'elle  expose  les  principes  de  l'Ecole  .so- 
ciale catholique.  —  Elle  contient  un  long 
débat  où  M.  Duthoit  conteste  à  l'Économie 
politique  la  possibilité  de  rester  amorale, 
dès  qu'elle  prétend  chercher  des  solutions 
des  problèmes  sociaux.  L'objet  de  cette 
discipline  sera  l'étude  des  rapports  hu- 
mains qui  se  forment  en  vue  de  l'utilisa- 
tion du  domaine  terrestre.  L'économiste 
devra  envisager  ces  rapports  successi- 
vement des  trois  points  de  vue  sui- 
vants : 

1"  Leur  valeur  morale  :  sont-ils  confor- 
mes à  la  justice  ?  —  dont  les  hommes  peu- 
vent bien  avoir  un  vague  instinct,  —  mais 
dont  la  vraie  notion  nous  est  donnée  par 
l'Église,  qui  en  est  la  gardienne  providen- 
tielle, qui  tantôt  ordonne,  et  tantôt  se  con- 
tente déconseiller; 

2'^  Les  influences  diverses,  physiques, 
psychologiques,  qui  conditionnent  ces  rap- 
ports ; 

3»  Les  moyens  d'obtenir,  non  pas  tou- 
jours le  maximum,  mais  le  plus  souvent 
l'optimum  de  la  production. 

La  méthode  déductive  prévaut  dans 
Fexamen  fondamental  de  la  moralité  des 
rapports  sociaux;  l'observation  et  l'induc- 


tion permettent  l'étude  des  deux  derniers 
points  de  vue. 

Tel  est  l'esprit  qui  anime  les  économis- 
tes du  mouvement  catholique  social.  Ce 
mouvement,  loin  d'être  en  marge  de  la 
hiérarchie,  se  réclame  de  l'autorité  de 
l'Église  :  il  n'est  pas  une  nouveauté,  ni  un 
simple  moyen  de  politique  électorale,  mais 
il  vise  à  réaliser  dans  le  monde  la  doc- 
trine sociale  traditionnelle  du  catholi- 
cisme :  r  «  autonomie  de  la  personne 
humaine  »  est  déclarée  par  lui  une  erreur. 
Les  trois  grandes  sodalités  :  famille,  pro- 
fession, cité,  sont  naturelles  et  non  pas 
contractuelles.  —  Les  agents  humains  sont 
d'une  égale  dignité;  l'homme  doit  satis- 
faire à  la  loi  du  travail,  et  à  cette  condition, 
il  a  droit  à  la  vie  sous  toutes  ses  formes, 
—  et  en  particulier  il  conserve  le  droit  de 
l'auteur  sur  le  produit  de  son  travail. 

A  la  lumière  de  ces  principes,  M.  Du- 
thoit met  en  évidence  la  nécessité  de  la 
Protection  légale  des  travailleurs  et  de 
la  réglementation  du  Travail  féminin 
dans  l'industrie,  il  affirme  que  le  con- 
trat de  salariat  est  un  contrat  de  société 
d'un  caractère  tout  spécial,  dans  lequel  le 
salarié  engage  toute  sa  personne  et  doit 
par  conséquent  recevoir  de  quoi  soutenir 
l'existence  de  sa  famille.  —  Le  chômage 
est  étudié,  dans  ses  causes,  dans  les  re- 
mèdes qu'on  a  proposés  à  ce  fléau  social. 
Le  fait  et  le  droit  syndical  sont  minu- 
tieusement analysés  :  l'auteur  montre 
comment  le  cadre  légal  du  syndicat  à  ca- 
ractère purement  contractuel  éclate  au- 
jourd'hui. La  notion  d'un  «  droit  collectif  » 
de  la  «  profession  »  se  fait  jour.  —  C'est 
un  retour  à  l'Organisation  professionnelle. 
Celle-ci  une  fois  réalisée,  V organisation 
politique  pourrait  s'adapter  au  nouveau 
régime  économique  et  social:  et  c'e.st  par 
l'exposé  d'une  constitution  dans  laquelle 
les  conseils  représentatifs  de  la  profession 
éliraient,  d'une  part,  le  chef  de  l'État,  et, 
de  l'autre,  un  Sénat  professionnel  parallèle 
à  une  Chambre  politique,  que  M.  Duthoit 
termine  son  ouvrage. 

Les  observations  et  les  faits  abondent 
dans  ces  intéressantes  leçons  :  nous  per- 
mettra-t-on  une  remarque,  qui  prouvera 
combien  il  faut  être  prudent  dans  l'aftir- 


DK    SCIENCE   SOCIALE. 


3o 


mation  des  faits  ;  sur  la  foi  de  M'""  H.  J. 
Brunhes,  M.  Duthoit  indique,  parmi  les 
femmes  victimes  de  maladies  industrielles, 
celles  qui  sont  employées  à  la  confection 
des  cigares.  —  Nous  pouvons  affirmer  que 
des  enquêtes  médicales  très  minutieuses 
n'ont  révélé,  dans  le  personnel  des  Manu- 
factures de  tabacs  de  l'Etat,  l'existence 
d'aucune  maladie  professionnelle. 


^ 


Vanuxem. 


égions  et  Pays  de  France,  par  Jo- 
seph Fèvre  et  Henri  Hauser.  —  1  vol. 
in-S"  avec  147  cartes  et  gravures  dans 
le  texte.  Félix  Alcan,  éditeur.  Paris. 
1909. 

Ainsi  qu'ils  le  disent  eux-mêmes  dès  la 
première  ligne  de  leur  avant-propos,  «  les 
auteurs  de  ce  livre  n'ont  pas  prétendu  faire 
œuvre  originale  ».  S"inspirant  surtout  des 
travaux  de  M.  Vidal  de  la  Blache  et  de  ses 
collaborateurs,  ils  ont  essayé  simplement 
de  donner  en  500  pages  une  idée  claire  et 
précise  des  régions  diverses  qui  forment 
notre  pays. 

Les  lecteurs  de  la  Science  sociale  retrou- 
veront dans  ce  livre  un  certain  nombre  de 
conclusions  qui  leur  sont  familières.  C'est 
d'abord  que  la  seule  division  naturelle  de 
la  France  est  celle  en  «  pays  »,  et  que  la 
connaissance  de  ces  pays  est  à  la  base  de 
toute  étude  géographique  sérieuse.  C'est 
aussi  que  «  la  distinction  des  pays  entre 
eux  repose  en  premier  lieu  sur  la  valeur 
agricole  des  divers  terroirs...  qui  n'est  elle- 
même  que  le  reflet  de  la  nature  géologi- 
que du  sous-sol,  qui  détermine  à  son  tour, 
combinée  avec  le  climat,  le  caractère  des 
eaux  courantes,  les  modes  d'habitation, 
les  occupations  des  habitants  ». 

L'importance  du  Lieu  est  donc  nette- 
ment mise  en  lumière  par  MM.  Fèvre  et 
Hauser,  et  aussi  les  relations  de  cause  à 
effet  qui  unissent  le  lieu  et  le  travail,  ces 
deux  éléments  fondamentaux  du  milieu 
social. 

De  même,  la  Science  sociale  ii  dit  et  ré- 
pété maintes  fois  que  si  l'étude  des  pays 
—  de  ceux-là  bien  entendu  dont  le  lieu 
continue  à  accuser  l'existence,  et  qui  ne 
sont  pas  seulement  le  souvenir  attardé  de 


quelque  ancienne  division  historique  ou 
administrative  —  est  primordiale,  il  faut 
pourtant  ne  pas  s'en  tenir  là,  et  remonter 
au  groupement  régional,  caractérisé  par 
des  similitudes  dans  le  travail  dominant 
et  dans  la  formation  sociale  de  la  race. 

Nous  retrouvons  dans  l'ouvrage  de 
MM.  Fèvre  et  Hauser  une  idée  analogue  en 
ce  sens  qu'ils  voient  bien  la  nécessité  «  de 
grouper  ensemble  ceux  des  pays  qui  pré- 
sentent des  ressemblances  »,  sous  peine  de 
«  fragmenter  sans  mesure  l'étude  de  la 
France,  et  de  courir  le  risque  de  faire  dis- 
paraître l'indispensable  notion  des  rapports 
généraux  ».  Mais  —  et  c'est  là  un  exemple 
très  net  de  la  différence  de  but  scienti- 
fique qui  sépare  la  Science  sociale  de  la 
géographie  humaine,  différence  qu'accuse 
la  diversité  des  méthodes  employées  — 
les  principes,  qui  chez  MM.  Fèvre  et  Hau- 
ser président  au  groupement  des  pays  en 
régions,  ne  sont  pas  les  mêmes  que  ceux 
mis  en  avant  dans  cette  Revue.  Ce  sont 
des  faits  surtout  géologiques  ou  géogra- 
phiques qui  déterminent  ces  écrivains, 
et  cela  est  parfaitement  naturel  puisqu'ils 
sont  géographes;  pour  la  Science  sociale, 
ce  sont  des  faits  surtout  d'ordre  social. 

Un  exemple  fera  mieux  saisir  cette  dif- 
férence. MM.  Fèvre  et  Hauser,  en  raison 
de  différences  de  constitution  géologique, 
scindent  en  deux  la  Normandie  :  la  partie 
orientale  rentre  dans  le  Bassin  parisien, 
l'occidentale  dans  les  confins  de  la  Bre- 
tagne. Nous  croyons  au  contraire  que  les 
pays  de  l'ancienne  Normandie  présentent, 
grâce  surtout  à  l'existence  d'un  même  tra- 
vail dominant,  la  culture  herbagère,  une 
formation  sociale  trop  semblable,  et  par 
suite  une  unité  assez  forte,  pour  qu'il 
vaille  mieux  ne  pas  les  séparer.  Il  y  a  cer- 
tainement, au  point  de  vue  social,  plus  de 
ressemblance  entre  un  Normand  du  Co- 
tentin  et  un  Normand  du  pays  d'Auge  qu'il 
n'en  existe  entre  ce  même  Normand  du 
Pays  d'Auge  et  un  habitant  de  la  Beauce 
onde  la  Champagne. 

La   Science  sociale,   en  tant  ([u'elle  se 
livre  à  des  études   géographiques,  ne  so 
confond  donc  pas  avec  la  géographie  hu 
maine  ;  les  deux  sciences  restent  distinc 
tes,  ([uoique  connexes  et  ayant  entre  elles 


36 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE    INTERNATIONALE 


des  rapports  aussifréquentsqu'étroits.  Elles 
ne  peuvent  donc  que  ifagner  mutuelle- 
ment à  s'appuyer  l'une  sur  l'autre  ;  et,  ;'i 
ce  sujet,  nous  regrettons  que  MM.  Fèvre 
et  Hauserparaissent  ignorer  complètement 
les  travaux  publiés  par  la  Science  sociale. 
Leur  volume  n'en  reste  pas  moins  un 
bon  ouvrage  de  vulgarisation,  se  lisant 
sans  peine  parce  qu'il  est  clair,  exempt 
de  sécheresse,  et  appuyé  de  cartes  et  de 
gravures  bien  choisies. 

.1.  Bailhache. 

L'Amérique  de  Demain,  par  l'abbé  Félix 
Klein.  Paris,  Plon-Nourrit  et  C'",  1910; 
320  pages. 

Je  suis  bien  en  retard  pour  signaler 
l'œuvre  nouvelle  de  M.  l'abbé  Klein  à  la- 
quelle de  grands  organes  quotidiens  de 
l'opinion  ont  déjà  consacré  des  articles 
particulièrement  élogieux,  et  je  me  le  re- 
procherais, si  V Amérique  de  Demain  n'é- 
tait qu'une  de  ces  œuvres  d'actualité  toute 
fugitive  qu'il  faut  lire  et  commenter  au 
moment  précis  où  les  esprits  se  préparent 

oublier  l'événement  qui  les  a  tant  inté- 
ressés pendant  quelques  heures.  Mais  les 
ecteurs  délicats  qui,  depuis  bientôt  vingt 
années,  suivent  les  ouvrages  de  cet  ami 
des  belles-lettres  et  des  pensées  modernes 
et  progressives  savent  que  cet  écrivain  est 
aussi  de  ceux  qui  creusent  laborieusement 
leur  sillon.  Depuis  les  temps  héroïques  de 
l'Église  et  le  siècle,  de  la  Vie  du  P.  Hecker, 
l'abbé  Klein  n'a  cessé  de  penser  que  la 
meilleure  manière  d'élucider  les  problèmes 
sociaux  et  religieux  qui  agitent  notre*  vieux 
pays  «était  de  chercher  à  connaître,  jusque 
dans  ses  détails  vivants  et  vécus,  la  solu- 
tion que  leur  donne  l'audacieuse  initiative 
de  la  jeune,  démocratie  d'outre-mer;  il 
aime  à  porter  simultanément  son  regard 
sur  les  hommes  et  les  institutions  des  deux 
continents,  parce  qu'il  sait  que  l'expérience 
du  plus  jeune  ])ourrait  profiter  à  celui 
qui  a  le  périlleux  honneur  d'avoir  un  long 
passé. 

Deux  livres  auxquels  le  public  fit  en  leur 
temps  le  meilleur  accueil  :  Au  pays  de  la 
Vie  intense  et  La  découverte  du  vieux  monde 
par  un  étudiant  de  Chicago,  nous  ont  déjà 


associés  naguère  aux  réflexions  que  ces 
comparaisons  et  ces  rapprochements  sug- 
gèrent à  ce  studieux  touriste  :  l'Amérir/ue 
de  Demainnons  invite  à  poursuivre  notre 
enquête  au  cours  d'un  second  voyage  de 
quatre  mois  dans  l'Ouest  américain  et  sur 
le  Pacifique,  .le  ne  puis  ici  résumer  ces 
chapitres  où  le  charme  du  style  alerte 
semble  ajouter  encore  à  la  souplesse  de 
ces  esprits  américains  toujours  si  enclins 
à  suivre  la  vie  en  toutes  sesmanifestations 
nouvelles.  Soit  qu'on  nous  conduise  «  payer  » 
une  nouvelle  visite  aux  personnes  et  aux 
lieux  déjà  connus  depuis  le  premier  voyage, 
-  et  c'est  le  cas  de  Chicago  et  de  son  uni- 
versité, de  Peoria  et  de  son  grand  évèque, 
Mgr  Spalding,  de  Saint-Paul,  dont  le  nom  est 
inséparable  du  vaillant  archevêque  du  Min- 
nesota, Mgr  Ireland,  —  soit  que  notre  guide 
nous  entraîne  vers  des  régions  inexplorées, 
vers  San  Francisco,  l'Ouest  américain  et 
Seattle,  l'intérêt  est  toujours  aussi  vif  :  le 
même  art  sait  toujours  associer  l'observa- 
tion technique  et  précise  qui  instruit  au 
détail  pittoresque,  qui  tient  en  haleine 
notre  curiosité  plus  vulgaire.  Une  femme 
spirituelle  me  disait  un  jour  qu'elle  n'avait 
d'esprit  qu'au-dessus  de  1.300  mètres  d'al- 
titude et  que  cette  constatation  la  détermi- 
nait chaque  année  à  faire  un  long  voyage 
dans  la  montagne  :  M.  l'abbé  Klein  a  de 
l'esprit  toujours,  sur  les  bords  du  Paci- 
fique comme  sur  les  rives  de  la  Seine,  à 
Seattle  comme  à  Christiania. 

Me  permettra-t-il  cependant  de  ne  pas 
partager  le  jugement  qu'il  porte  sur  la 
gravité  prochaine  du  conflit  américano-ja- 
ponais? A  l'époque  où  il  entreprenait  son 
second  voyage,  la  question  se  rangeait 
volontiers  parmi  les  plus  brûlantes  de  la 
politique  internationale,  et  on  comprend 
(jue  les  citoyens  de  la  Californie,  du  Was- 
hington et  de  rOrégon  fussent  passable- 
ment échauffés  sur  ce  problème  jaune:  Le 
Board  of  éducation  de  San-Francisco  ve- 
nait, l'année  précédente,  d'ordonner  l'en- 
voi de  «  tous  les  enfants  chinois,  japonais  ou 
coréens  à  l'école  orientale  publique  »  afin 
de  ('  ne  pas  exposer  les  enfants  américains 
au  contact  des  élèves  de  race  mongole  », 
et  cette  mesure  si  offensante  n'était  que  le 
prélude   d'autres  plus  vexatoires  encore. 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


;î7 


De  pareils;  procédés  ne  témoignent  guère 
d'un  désir  de  bonne  amitié,  et,  ce  qui  est 
plus  grave,  les  raisons  du  conflit  sont  pro- 
fondes et  irréductibles  :  concurrence  éco- 
nomique, tempéraments  inassimilables, 
couleur  de  la  peau,  rivalité  internationale, 
etc.  Toutefois  je  ne  puis  croire  que  cette 
question  des  jaunes  soit  le  plus  grave  pro- 
blème de  l'Amérique  de  Demain.  II  existe, 
en  effet,  des  questions  qui  ont  l'heureux 
privilège  de  se  résoudre  d'elles-mêmes, 
parce  que  des  forces  puissantes  promeu- 
vent inévitablement  dans  une  même  di- 
rection la  solution  que  tout  le  monde  sou- 
haite. Qui  donc  peut  croire  sérieusement 
qu'un  peuple  qui  comptera  bientôt  cent 
millions  d'habitants  hésite  jamais  à 
prendre  les  mesures  nécessaires  pour  la 
sauvegarde  de  son  standard  ofli/e,  de  son 
idéal  de  vie  économique,  civique  et  morale. 
Le  Japonais  est  inassimilable  et  la  sous- 
concurrence  de  son  travail  à  vil  prix  at- 
teint dans  ses  œuvres  vives  toute  la  cons- 
truction sociale  américaine;  indubitable- 
ment la  démocratie  d'outre-mer  prendra 
(les  mesures  de  défense  et  le  Japon  devra 
s'incliner,  car  il  ne  peut  ni  en  droit,  ni  en 
équité  prétendre  ruiner,  par  l'immigration 
de  ses  enfants,  toute  une  économie  sociale 
constituée   au  prix  de  tant  d'efforts. 

Dira  t-on  que  le  Japon,  humilié  d'un  trai 
tement  si  ingénieux,  déclarera  la  guerre? 
En  quoi  ce  recours  à  la  force  pourrait-il 
être  une  solution?  Ses  hommes  d'État  ap- 
prendront de  plus  en  plus  à  connaître  ce 
que  peut  être  le  sentiment  patriotique  en 
ce  pays  des  Washington  et  des  Abraham 
Lincoln  et  la  leçon  profitera.  Je  sais  qu'une 
revue  américaine  considérait  récemment 
comme  une  éventualité  possible  la  des- 
cente d'une  armée  japonaise  sur  la  côte  du 
Pacifique  :  il  est  toujours  bon  de  tenir  en 
haleine,  au  moyen  d'articles  de  revues,  la 
vigilance  patriotique  d'un  peuple:  mais, 
sans  être  prophète,  on  peut  garantir  aux 
Japonais  que,  devant  une  telle  menace, 
huit  millions  d'hommes  intrépides  et  réso- 
lus se  lèveraient  en  quelques  jours  pour 
aller  montrer  aux  téméraires  qu'ils  ont  eu 
tort  de  les  traiter  comme  des  Russes. 

Et  puis  est-on  bien  assuré  de  la  valeur 
sociale  si  grande  de  ce   peuple  japonais  ? 


Qu'on  y  prenne  garde,  son  facile  triômplie 
remporté  sur  les  Russes  pourraitbien  être 
autre  chose  qu'une  vérification  nouvelle 
d'une  loi  sociale  connue  et  qui  pourrait  se 
formuler  ainsi  :  lorsqu'un  peuple,  solide- 
ment encadré  dans  ses  institutions  tradi  • 
tionnelles,  trouve  en  son  sein  une  élite 
capable  de  diriger  une  transformation  ra- 
pide des  moyens  et  des  méthodes  de  tra- 
vail, il  se  produit  comme  une  surabon- 
dance soudaine  de  prospérité  et  de  force. 
Mais  si  l'ensemble  de  la  nation  n'est  pas 
préparé  à  cette  évolution  et  n'a  point 
l'aptitude  à  constituer  les  groupements 
nouveaux  qu'elle  requiert,  cette  prospérité 
risque  beaucoup  d'être  superficielle  et 
éphémère.  Je  n'oserais  dire  qu'il  en  sera 
ainsi  pour  le  Japon,  mais  il  est  permis  de 
croire  que  ce  pays  traversera  bientôt  des 
crises  intérieures  qui  diminueront  beau- 
coup sa  force  d'expansion.  Naguère  on  ai- 
mait à  répéter  que  l'Europe  ne  pouvait 
soutenir  la  concurrence  des  jaunes  et  on 
multipliait  les  plus  noires  prédictions  : 
aujourd'hui  ce  spectre  s'est  éloigné.  On 
peut  croire  que  les  Américains  ne  seront 
pas  plus  menacés  que  nous.  Le  Japon  a 
peut-être  un  mission  asiatique  à  remplir  ; 
s'il  s'y  confine,  il  accomplira  une  œuvre  in- 
téressante, mais  il  ne  doit  pas  oublier  que 
la  Doctrine  de  Monroë  lui  sera  non  moins 
appliquée  qu'aux  concurrents  du  «  vieux 
})ays  •»  d'Europe. 

Il  ne  semble  donc  pas  que  le  vrai  pro- 
blème que  doive  résoudre  l' Amérique  de 
Demain  soit  un  problème  de  l'ordre  inter- 
national ;  c'est  plutôt  un  problème  de  vie 
intense,  à  la  fois  social  et  moral.  Aux 
États-Unis  comme  ailleurs,  ce  qu'on  pour- 
rait appeler  «  le  service  de  la  vie  morale  » 
subit  une  crise  grave  :  l'égoïsme  se  déve- 
loppe et  le  besoin  de  jouissance  est  plus 
ardent.  Au  delà  d'une  certaine  limite,  ces 
éléments  spécifiquement  anarchiques  et 
destructeurs  de  la  vie  sociale  font  co'urir 
à  une  société  un  danger  suprême.  Le  pré- 
sident Roosevelt  et  son  successeur  M.  Taft 
ne  l'ignorent  pas.  Croyons  avec  eux  que 
les  forces  génératrices  de  dévouement,  de 
générosité,  de  discipline  l'emporteront  sur 
les  autres,  et,  en  tout  cas.  pour  devenir 
nous-mêmes    plus    clairvoyants,    suivons 


38 


BULLETIN   DE   LA   SOCIÉTÉ    INTERNATIONALE 


avec  rattention  qu'elle  mérite  la  rencontre 
de  ces  forces  morales  au  sein  d'une  démo- 
cratie. Aucun  spectacle  n'est  plus  gran- 
diose et  c'est  parce  que  chacune  des  pages 
du  beau  livre  de  M.  l'abbé  Klein  nous  re- 
trace quelque  épisode  de  cette  grande  ac- 
tion qu'il  convient  de  louer  l'auteur  et  de 
signaler  son  œuvre. 

Je  ne  dis  rien  du  charme  et  de  l'élé- 
gance de  la  forme  :  on  les  escompte 
comme  une  chose  due  et  naturelle,  sous 
la  plume  de  cet  écrivain.  Si  celui-ci  était 
cardinal  ou  même  archevêque,  l'Académie 
française  aurait  moins  de  peine  à  trou- 
ver un  successeur  au  fauteuil  du  cardinal 
Mathieu.  Mais  chacun  sait  que  l'Académie 
qui  aime  les  belles-lettres  a  aussi  d'autres 
amours,  et  parfois  il  apparaît  que  le  pre- 
mier n'est  pas  le  plus  fort. 

Paul  Bureau. 

Saint     Augustin.      Les     Confessions. 

Traduction  d'Arnauld  d'Andilly.  Intro- 
duction et  notes  par  Victor  Giraud, 
professeur  à  l'Université  de  Fribourg. 
Bloud  et  C>,  édit.  1910.  Un  vol.  de  la 
Collection  Science  et  Religion.  Prix  : 
1  fr.  20. 

Pour  tous  les  esprits  que  le  problème 
religieux  préoccupe,  une  question  d'une 
importance  sans  égale  est  celle  de  savoir 
comment  l'àme  se  laisse  gagner  à  la 
croyance,  quels  sont  les  mobiles  de  la  foi 
et  par  quels  arguments  elle  peut  se  com- 
muniquer à  autrui.  En  vue  d'arriver  à 
cette  démonstration,  rien  ne  vaut  l'obser- 
vation de  ce  qui  se  passe  dans  la  réalité 
vivante  d'une  âme  qui  est  arrivée  à  pos- 
séder cette  foi  à  la  suite  d'un  travail  de  la 
raison  et  de  la  conscience,  a  Les  faits 
vrais,  dit  excellemment  M.  Giraud,  seuls 
nous  semblent  probants,  et  seul  le  contact 
d'une  âme  individuelle  nous  repose  des 
théories  et  des  syllogismes.  A  défaut  d'une 
expérience  personnelle,  le  simple  récit 
des  circonstances  d'une  conversion  nous 
en  apprendra  plus  sur  la  nature  de  la  foi 
que  les  plus  lumineux  raisonnements  re- 
latifs à  la  croyance  religieuse.  »  Parmi  les 
expériences  de  ce  genre,  il  en  est  peu 
sans  doute  qui  conviendraient  mieux  aux 


esj)rits  du  vingtième  siècle  que  celle  de 
saint  Augustin.  Professeur  d'éloquence, 
imbu  de  philosophie  antique,  sectateur 
passionné  du  culte  de  la  raison,  lui  aussi 
éprouvait  un  penchant  naturel  à  envisager 
le  problème  religieux  d'un  point  de  vue 
trop  exclusivement  intellectuel  :  le  pre- 
mier résultat  d'une  telle  conception  fut 
pour  lui  d'adhérer  à  des  doctrines  destruc- 
tives de  la  vie  religieuse;  le  second  fut  de 
douter  de  tout.  La  véritable  conversion  de 
saint  Augustin  a  été  celle  qui  suivit  la 
substitution  de  la  volonté  à  la  raison, 
comme  objectif  au  travers  duquel  il  cher- 
chait Dieu;  «  car  non  seulement  y  aller, 
mais  même  y  arriver,  n'est  autre  chose 
que  d'y  vouloir  aller  ;  mais  le  vouloir  for- 
tement et  pleinement,  et  non  pas  tourner 
de  côté  et  d'autre  une  volonté  malade  et 
languissante  ».  Alors  seulement  il  com- 
prend le  sens  profond  et  l'élévation  morale 
des  Ecritures,  parce  qu'il  y  trouve  un  ali- 
ment pour  sa  conscience,  tandis  qu'il  en 
dédaignait  la  simplicité  à  l'époque  où  il 
«  dédaignait  d'être  petit  -i.  Le  problème 
ainsi  résolu  par  saint  Augustin  est  donc 
celui  qui  se  pose  pour  un  très  grand  nom- 
bre de  nos  contemporains,  et  une  telle 
publication  est  d'une  réelle  actualité. 
Ajoutons  que  par  le  choix  d'une  des  meil 
leures  traductions,  celle  d'Arnauld  d'An- 
dilly, du  xvH''  siècle,  par  la  suppression 
de  certains  développements,  M.  Victor 
Giraud  a  fait  des  confessions  un  livre  à  la 
fois  de  morale  et  de  littérature  qu'il  serait 
à  souhaiter  de  voir  entre  toutes  les  mains. 

G.  Uli'HE-Galliard. 

Les  Orientations  syndicales,  par  Victor 
Diligent.  Un  vol.  in-16.  3  francs,  Bloud 
et  C''-  édit.  (Etudes  de  morale  et  de  so- 
ciologie). 

Un  ne  saurait  attribuer  trop  d'impor- 
tance à  l'évolution  qui  se  produit  sous  nos 
yeux  dans  le  syndicalisme  français  :  pour 
les  ouvriers  syndiqués,  c'est  une  ère 
d'émancipation  et  de  progrès  qui  s'ouvre  ; 
pour  la  masse  des  travailleurs,  c'est  la 
révélation  d'une  solution  possible  à  l'amé- 
lioration de  leur  sort;  pour  les  classes 
bourgeoises,  c'en  est  une  autre  du  carac- 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


39 


triT  véritable,  profondément  Eavorable  au 
maintien  de  l'ordre  social,  d'une    institu- 
tion à  laquelle  elles  étaient  jusciu'ici  hos- 
tiles. On  ne  ne  peut  donc  accueillir  qu'avec 
un  extrême  empressement  une  étude  sur 
les  phases  et  les  directions  de  ce  mouve- 
ment. I\I.  V.   Diligent  a  analysé  celles-ci 
avec  soin  dans  les  deuxième  et  troisième 
parties  de  son   livre,   et  nous  donne  un 
exposé  sérieusement  documenté   des   di- 
verses théories  qui  paraissent  les  synthé- 
tiser; on  y  trouvera  notamment  un  résumé 
.substantiel  des  idées  syndicales  de  Wal- 
deck-Rousseau,    des   théories   des    catho- 
liques  sociaux  et  de  celles  des  syndica- 
listes révolutionnaires.  A  ce  titre,  cet  ou- 
vrage rendra  les  plus  grands  services  à 
tous  ceux  qui  s'intéressent  à  ces  questions. 
Le  mérite  de  cette  partie  de  l'ouvrage  fera 
toutefois  regretter  que  l'analyse  des  faits 
eux-mêmes  n'ait  pas  donné  lieu  à  des  dé- 
veloppements au  moins  équivalents  :  leur 
importance  est  capitale,  car  elle  seule  per- 
met de  reconnaître  les  causes,  la  nature 
et  le  sens  de  ces  <<  orientations  »,  et  c'est 
sans  doute  faute  de  s'y  être  arrêté  suffi- 
samment que  les  conclusions  de  l'auteur 
sur  l'avenir  du  syndicalisme  manquent  un 
peu   de    précision   et   de  fermeté.   Cette 
lacune   eût  été    évitée  par  lui    s'il   avait 
recouru,  moins  pour  y  puiser  des  docu- 
ments que  pour  s'inspirer  de  leur   mé- 
thode et  de  leurs  conclusions,  aux  ouvrages 
de  MM.  de  Rousiers  et   Bureau,  qu'il  con- 
naît et  cite  fréquemment  dans  une  pre- 
mière  partie   consacrée   à  l'organisation 
syndicale  en  général.  En  faisant  abstrac- 
tion de  cette  première  partie  et  de  la  der- 
nière,  on    peut    considérer   le    livre    de 
M.  Diligent  comme  une  contribution  pré- 
cieuse à  l'histoire  du  syndicalisme  fran- 
çais. 

G.  Olpiie-Galliari). 

Le  travail    des    femmes    à    domicile. 

par  le  comte  d'Haussonville,  de  l'Aca- 
démie française.  Un  vol.  in-16.  Prix  : 
0  fr.  GO.  BJoud  et  C''',  édit.  Collection 
Science  et  Religion. 

Cette  substantielle  et  intéressante  bro- 
chure  contient,  à   l'usage    du  grand  \)a- 


blîc  aussi  bien  que  des  professionnels,  le 
fruit  d'une  compétence  notoire  dans  les 
questions  du  travail  féminin.  Dans  ces 
02  pages,  M.  d'Haussonville  a  résumé  avec 
précision  et  clarté  l'état  du  problème  tel 
qu'il  se  pose  en  France  pour  les  ouvrières 
de  l'aiguille  :  la  documentation  relative 
aux  faits  comme  aux  ouvrages  sur  la  ma- 
tière, ne  fait  pas  négliger  les  discussions 
théoriques  ni  les  aperçus  profonds.  Les 
divers  remèdes  proposés  pour  la  solution 
de  ce  problème  si  complexe  sont  succes- 
sivement examinés,  et  si  cet  examen 
n'aboutit  à  aucune  conclusion  explicite, 
c'est  que  cette  conclusion,  d'ordre  surtout 
moral,  se  dégage  de  tout  l'ensemble  de 
l'enquête.  Cette  étude,  dirigée  sans  parti 
pris  et  à  la  seule  lumière  des  faits,  cons- 
titue donc  le  meilleur  exposé  d'une  ques- 
tion qui  doit  intéresser  aujourd'hui  aussi 
bien  les  consommateurs  et  les  sociologues 
que  les  travailleurs  et  le  Parlement. 

G.  Oli'he-Galu.vrd. 


LIVRES  REÇUS 

Les  Orientations  syndicales,  par  Victor 
Diligent  (Bloud  et  C^^  édit.,  1910).  Un  vol. 
3  francs. 

Le  Travail  des  femmes  à  domicile,  par 
le  comte  d'Haussonville,  de  l'Académie 
française  et  de  l'Académie  des  Sciences 
morales  et  politiques  (Bloud  et  C'",  édit., 
1909).  Broch. 

Saint  Augustin.  Les  Confessions.  Tra- 
duction d'Arnauld  d'Andilly.  Introduction 
et  notes  par  Victor  Giraud,  professeur  à 
l'Université  de  Fribourg  (Bloud  et  C'^jéàit., 
1910).  Un  vol. 

Cours  de  doctrine  et  de  pratirjue  sociale.'^, 
6*^  session  (Bordeaux,  1909).  1  vol.  (J.  Ga- 
balda.  édit.,  90,  rue  Bonaparte,  Paris,  et 
Emmanuel  Vitte,  édit.,  3,  place  Bellecour, 
Lyon). 

Les  phases  critiques  du  patriotisme  fran- 
çais, par  J.  Viaud,  l  vol.  in- 12,  3  fr.  50 
(Bloud  et  C'",  édit.,  Paris). 

Le  chômage  (causes,  conséquences,  re- 
mèdes), par  L. -A.  de  Lavergne  et  L.    Paul 


40 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE    INTERNATIONALE    DE    SCIENCE    SOCIALE. 


Henry,  1  vol.  in-S*^  broché,  8  fr.,  de  la 
collection  Systèmeset  faits  sociaux  (Marcel 
Rivière  et  C'«,  édit.,  rue  Jacob,  31,  Paris). 

De  l'Ordre  social  (rélectorat,  les  fonc- 
tions, les  classes),  par  Léon  Pirard,  1  vol. 
3  fr.  50  (J.  Lebègue  et  C'^  édit.,  30,  rue 
de  Lille,  à  Paris,  et  rue  de  la  Madeleine,  à 
Bruxelles). 

Ln  quesiion  sociale  en  Espagne,  par 
Angel  Marvaud,  1  vol.  in-S"  de  la  Biblio- 
thèque   d'histoire    CONTEMPORAINE,    7    fr. 

(Félix  Alcan,  édit.,  Paris). 

Le  Brésil  d'aujourd'hui,  par  Joseph 
Burnichon,  1  vol.  in-16,  3  fr.  50  (Librairie 
Académique,  Perrin  et  C'%  Paris). 

fj/  dépopulation  en  France,  par  Henry 
Clément,  Ivol.  in-16de  lacoUection  «  Étu- 
des DE  MORALE  ET  DE  SOCIOLOGIE  »,  3  fr.  50 

(Bloud  et  Ci%  édit.,  Paris). 

La  crise  sociale,  par  G.  Deherme,  1  vol. 
in-lG,  3  fr.  50  (Bloud  et  C'"',  édit.,  Paris). 

Travailleurs  au  rabais  (la  lutte  syn 
dicale  contre  les  sous-concurrences  ou- 
vrières), par  Paul  Gemahling.  1  vol.  in-S" 


raisin,  7  fr,  50  (Bloud  et  C''',  édit.,  Paris). 

Liberté  de  conscience  et  liberté  de  science 
(études  d'histoire  constitutionnelle),  par 
Louis  Luzzati,  professeur  à  l'Université  de 
Rome,  traduit  par  J.  Chamard,  1  vol.  in- 
8",  10  francs  (V.  Giard  et  Brière,  édit.. 
Paris) . 

Le  syndicalisme  contre  l'Etat,  par  Paul- 
Louis,  1  vol.  in-16  de  la  «  Bibliothèque 
d'histoire  CONTEMPORAINE,  3  fr.  50  (Félix 
Alcan,  édit.,  Paris). 

U éducation  individuelle,  par  G.-M.-J. 
Rossignol,  1  vol.  (Emile-Paul,  édit.,  100, 
rue  du  Faubourg-Saint-Honoré,  Paris\ 

The  dualism  of  fact  and  idea  in  its  social 
implications,  by  Ernest  Lynn  Talbert. 
1  vol.  53  cents  (University  of  Chicago 
Press). 

Collaboration  des  ouvriers  organisés  à 
Vœuvre  de  l'inspection  du  travail  (rapport 
de  M.  H.  Sorin  à  l'Association  nationale 
française  pour  la  protection  légale  des  tra- 
vailleurs), 1  voI.3fr.  50  (Félix  Alcan.  édit.. 
Paris). 


BIBLIOTHÈQUE   DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

FONDATF.Ull 

EDMOND    DEMOLINS 


LE  PORTUGAL  INCONNU 


PAYSANS,  MARINS  ET  MINEURS 


PAR 


Léon   POINSARD 


PARIS 

BUREAUX   DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

56,     RUE    JACOB,     56 
Mars  et  Avril 


SOMMAIRE 


I.  -  LE  PAYS  ET  LA  RACE 
I.  Le  Pays.  P.  3. 

Avant-propos.  —La  mor  et  les  lleuves.  —  Les  terres  intérieures. 

IL  Qens  et  choses  d'autrefois.  P.  15. 

Les  peuples  primitifs.  —  La  conquête  romaine.  —  Les  Maures.  —  La  che- 
valerie. —  L'expansion  coloniale  et  ses  résultats.  —  La  situation  au  milieu  du 
xix"  siècle. 

m.  Mœurs  contenporaines.  P.  33. 

Physionomie  sociale  actuelle  de  la  nation.  —  Les  formes  anciennes  dans  1  e 
Tras  os  Montes.  —  Désorganisation  du  type  familial:  ses  conséquences. 

II.  -  L'AGRICULTURE  ET  LA  VIE  RURALE 

I.  Conditions  générales  de  la  culture  en  Portugal.  P.  51. 

La  population  agricole.  —  Les  terrains  et  les  climats.  —  Répartition  de  la 
propriété.  —  Les  effets  de  la  petite  culture. 

II.  La  petite  culture  dans  le  Nord.  P.  65. 

La  culture  on  conmiunauté  dans  le  Tras  os  Montes.  —  Types  de  cultivateurs 
du  nord  :  Paysan  de  Mirandella.  —  Vigneron  du  Douro.  —  Petit  fermier  de 
Sào  Pedro  do  Sul.  —  Fermier  de  Vizeu.  —  Pa\'sans  de  l'Estrella  et  Louza. 

III.  La  petite  culture  dans  le  Midi.  P.  126. 

L'AIgarve.  —  Maraîcher  de  Faro.  —  Paysan  de  Monchiqu  e. 

IV.  La  grande  culture  dans  le  Centre.  P.  145. 

La  grande  culture  daus  l'Estremadure  et  l'Alemlejo.  —  Les  grandes  Termes 
dans  la  région  d'Evora.  —  Petits  cultivateurs  du  Centre  :  Bordier  d'Aimeirim. 
—  Journalier,  bordier  et    paysan  de  Pias.  —  Conclusions. 

III.  -  LES  INDUSTRIES  EXTRACTIVES 

(Pèche,  salines,  mines.) 

I.  La  pêche,  l'industrie  des  conserves  et  les  salines.  P.   193. 

La  pêche  côtière.  —  La  sardine  et  le  thon.  —  La  grande  pêche.  —  Saunier 
de  Faro. 

II.  Les  mines  et  les  mineurs.  P.  210. 

Les  dépôts  métallifères.  —  Chef  mineur    d'Aljustrel.  —  IMineur  de  Braçal. 


PREMIÈRE  PARTIE 

LE  PAYS  ET  LA  RACE 


I 

LE  PAYS 


Avant-propos.  —  La  mer  lusitanienne  et  ses  côtes.  —  Le  Tage.  —  Les  terres 
intérieures.  —  Les  montagnes.  —  Caractères  particuliers  du  climat.  —  La  flore 
et  la  faune.  —  Les  ressources  minérales.  —  Conditions  générales  du  milieu 
physique. 


I.    —    AVANT-PROPOS. 

Au  printemps  de  1909,  nous  avons  visité  et  étudié  le  Portugal 
dans  des  circonstances  qui  méritent  d'être  rapportées  ici,  car 
elles  sont  fort  caractéristiques.  Notre  ouvrage  :  La  Production, 
le  Travail  et  le  Problème  social  dans  tous  les  pays  au  début  du 
XX*  siècle,  a  trouvé  chez  les  Portugais  un  bon  nombre  de  lecteurs 
très  attentifs,  qui  ont  été  frappés  par  les  conclusions  de  la  no- 
tice consacrée  à  leur  patrie.  Bien  que  ce  travail  fût  fait  sur  des 
documents  bien  incomplets,  et  réduit  à  quelques  indications 
extrêmement  concises,  ses  conclusions  générales  montraient 
avec  justesse  les  faiblesses  de  la  constitution  sociale  de  la  race. 
Ce  résultat  était   dû  surtout  à  la  force  de  pénétration  de  la 


LE    PAYS    ET    LA    KACE. 


méthode  d'observation  qui  nous  a  guidé  dans  la  préparation  de 
notre  ouvrage,  et  qui  se  retrouvera  avec  plus  de  netteté  dans  le 
présent  travail.  Un  groupe  de  professeurs  de  l'Université  de 
Coimbra,  notamment,  suit  avec  attention  les  études  faites  sous 
l'inspiration  do  cette  méthode  scientifique,  et  ces  honorables 
savants  voulurent  bien  nous  inviter  à  aller  faire  à  Coimbra  une 
série  de  conférences  propres  à  vulgariser  les  procédés  de  la 
science  sociale.  Cette  invitation,  si  flatteuse  pour  nous,  n'était 
pas  dictée  par  l'esprit  scientifique  seul.  Une  autre  pensée  s'y 
ajoutait,  et  nous  nous  faisons  un  devoir  et  un  plaisir  à  la  fois  de 
la  signaler.  Les  Portugais  sont  animés  pour  la  plupart  d'un  pa- 
triotisme à  la  fois  très  vif,  très  désintéressé  et  très  libéral.  C'est  là 
un  fait  que,  dans  la  suite,  nousavons  pu  constater  à  maintes  repri- 
ses, non  seulementchez  les  personnes  instruites,  mais  aussi  parmi 
des  gens  de  condition  fort  humble.  Si  la  sotte  et  niaise  manie 
de  ce  qu'on  pourrait  nommer  la  patriophobie  a  gagné  des  adeptes 
en  Portugal,  leur  propagande  est  encore  fort  discrète  et  n'a  que 
bien  peu  de  chances  de  succès.  Nos  amis  de  Coimbra  estimaient 
donc  que  nos  conférences  pourraient  répandre  parmi  la  jeunesse 
intelligente  et  enthousiaste  de  leur  université  des  idées  utiles  à 
l'évolution  sociale  du  pays,  et  ils  n'hésitaient  pas  à  faire  appel  à 
un  étranger  obscur,  qui  ne  se  recommandait  à  eux  que  par  ses 
patients  travaux  et  nullement  par  l'éclat  des  grades,  des  titres 
ou  de  la  renommée.  Ce  sont  là  des  préoccupations  assez  élevées 
et  une  manière  de  faire  assez  rare  pour  qu'on  s'attache  à  les 
signaler. 

Quelle  était  la  meilleure  façon  de  répondre  à  cet  honorable 
appel,  et  de  démontrer  en  quelques  conférences  l'efficacité  et 
l'utilité  de  la  méthode  de  la  science  sociale?  Il  nous  parut  que  le 
résultat  serait  plus  assuré,  si  nous  parlions  aux  Portugais  du  pays 
qu'ils  connaissent  le  mieux  et  qui  les  intéresse  le  plus,  c'est-à- 
dire  du  Portugal  lui-même.  L'entreprise  était  périlleuse,  car, 
pour  parler  utilement  d'une  nation,  il  faut  la  bien  connaître. 
Or,  il  nous  fallut  peu  de  temps  pour  constater  que  la  plupart  des 
matériaux  nécessaires  pour  une  telle  étude  manquaient  absolu- 
ment. Il  n'existait  pas  une  seule  monographie  de  famille  portu- 


i.i:  PAYS. 


gaise,  élément  essentiel  que  rien  ne  peut  remplacer  complète- 
ment. Les  autres  renseignements  à  notre  disposition  étaient 
rares,  incomplets  ou  contradictoires.  En  fait,  le  Portugal  était, 
au  point  de  vue  social,  presque  terra  incognita.  Il  s'agissait  de 
découvrir,  en  plein  vingtième  siècle,  un  peuple  qui  en  a  découvert 
tant  d'autres  au  seizième.  Nous  devions  visiter  le  pays,  dresser 
des  monographies  de  famille,  réunir  les  indications  générales 
complémentaires  et  préparer  avec  ces  matériaux  un  véritable 
cours,  le  tout  en  deux  mois.  Si  nous  n'avions  pas  eu  pleine  con- 
fiance dans  la  force  de  pénétration  de  la  méthode  et  dans  le 
dévouement  de  nos  amis  portugais,  la  perspective  d'une  sem- 
blable tâche  nous  eût  fait  reculer.  Mais,  sûr  de  ce  double  appui, 
nous  n'avons  guère  hésité  à  entreprendre  cette  démonstration 
pratique  de  l'efficacité  des  études  sociales  conduites  par  la 
méthode  des  sciences  naturelles,  c'est-à-dire  par  un  examen  rai- 
sonné et  minutieux  des  faits. 

Ce  plan  fut  accepté  avec  empressement  par  nos  amis.  Le  roi 
dom  Manuel  II,  qui  cherche  avec  ardeur  tous  les  moyens  d'être 
utile  à  son  pays,  voulut  bien  s'y  intéresser  lui-même.  Tous  pen- 
saient qu'un  scientiste  étranger,  dégagé  des  passions  et  des  pré- 
jugés locaux,  pourrait  peut-être  apporter  des  idées  nouvelles 
et  des  indications  utiles.  Cette  manière  de  voir  si  libérale  et  dé- 
sintéressée n'est-elle  pas  remarquable,  et  n'avions-nous  pas  rai- 
son de  dire  que  les  Portugais  sont  des  patriotes  sincères,  qui,, 
très  simplement,  savent .  se  placer  au-dessus  des  questions  de 
vanité,  d'amour-propre  national,  pour  chercher  la  vérité  là  où 
ils  espèrent  la  trouver?  Et  n'est-il  pas  frappant  de  voir  un  souve- 
rain de  dix-neuf  ans  se  préoccuper  spontanément  d'une  chose  qui 
se  présentait  sous  un  aspect  aussi  modeste,  sans  aucun  apparat 
officiel? 

Par  l'effet  de  circonstances  compliquées,  que  nous  essaierons 
(le  débrouiller  tout  à  l'heure,  la  race  lusitanienne  a  été  profondé- 
ment désorganisée,  et  tous  ses  embarras  actuels  viennent  de  là. 
Mais  elle  porte  en  elle-même  les  qualités  nécessaires  pour  son 
relèvement.  Quand  elle  saura  le  vrai  sens  des  choses  et  voudra 
prendre  la  peine  de  travailler  en  connaissance  de  cause  à  sa  pro- 


LE  PAYS  ET  LA  RACE. 


pre  réorganisation,  elle  obtiendra  certainement,  etdans  un  espace 
de  temps  relativement  court,  des  résultats  considérables.  La  suite 
de  cette  étude  en  fournira,  croyons-nous,  la  pleine  démonstra- 
tion. Voilà  l'idée  importante  que  nous  tenions  à  mettre  en  lumière 
par  cette  explication  préliminaire. 

Avant  de  clore  ce  préambule,  nous  voudrions  donner  encore 
quelques  détails  sur  la  façon  dont  notre  enquête  a  été  organisée 
et  conduite.  Nous  l'avons  dit,  notre  temps  était  très  limité.  Pour  en 
utiliser  toutes  les  heures,  nous  procédâmes  de  la  façon  suivante. 
Un  questionnaire  sommaire,  qui  comprenait  cependant  tous  les 
éléments  d'une  monographie  de  famille,  ayant  été  dressé,  deux 
hommes  dévoués,  MM.  José  de  Mattos  Braamcamp,  ingénieur  et 
industriel  à  Lisbonne,  et  Serras  e  Silva,  professeur  à  la  faculté  de 
médecine  de  l'Université  de  Coimbra,  voulurent  bien  en  remettre 
des  copies  à  des  personnes  capables  de  les  rempHr  intelligemment 
et  avec  toute  la  conscience  nécessaire.  Cela  fut  fait,  et  quelques 
semaines  plus  tard,  nous  recevions  un  certain  nombre  de  précis 
monographiques  sur  des  types  choisis  d'aprèsnos  indications,  et 
répartis  dans  les  diverses  régions  du   pays.  Traduits,  étudiés, 
appuyés  sur  d'autres  données  plus  générales,    ces  précis  nous 
fournirent  une  base  extrêmement  précieuse,  une  vue  d'ensemble 
-qu'il  nous  restait  à  compléter  par  des  observations  personnelles. 
Nous  nous  rendîmes  alors  à  Lisbonne  par  la  voie  de  mer,  nous  y 
.trouvâmes  de  tous  côtés   un  accueil  cordial  et  un  concours  em- 
pressé,  dont  nous  ne  saurions  dire  toute  notre  reconnaissance. 
Nous  parcourûmes  le  pays    dans   presque   toutes    ses  parties, 
retrouvant  partout  le  même  accueil  sympathique  et  ouvert,  la 
même  bonne  volonté  empressée,  une  franchise  identique.  Et  c'est 
ainsi  que  nous  pûmes  réussir  à  taire  dans  la  grande  salle  de 
l'Université,  devant  plus  de  400  auditeurs,  six  conférences,  trop 
hâtivement   improvisées,    nous    devons   le    reconnaître ,    mais 
pourtant  assez  précises,  assez  nourries  de  faits  pour  retenir  l'at- 
tention et  mériter  la  sympathie  de  nos  auditeurs.  Jamais  nous 
n'oublierons  l'attention  profonde  avec  laquelle  nous  avons  été 
écouté,  ni  l'ovation  enthousiaste  qui  nous  fut  spontanément  faite, 
le  dernier  soir,  par  cette  belle  et  vibrante  jeunesse,  évidemment 


LE   PAYS.  / 

touchée   de   notre  effort   et  consciente   de  notre  vive   sympa- 
thie. 

Et  maintenant,  en  précisant  et  en  développant  à  loisir  nos 
constatations  et  notre  pensée  dans  ces  pages,  nous  n'avons  eu 
qu'un  désir.  Nous  souhaitons  que  ce  travail,  modeste  semence 
jetée  dans  une  belle  terre,  sous  les  pas  d'une  race  bien  douée, 
puisse  germer  et  croître  par  ses  soins.  Dans  son  imperfection,  il 
pourra  faciliter  la  tâche  de  ceux  qui  s'appliqueront  au  relèvement 
de  leur  pays,  en  leur  indiquant  un  point  de  départ  et  la  marche 
à  suivre  pour  arriver  à  connaître  à  fond  la  situation  ainsi  que  les 
moyens  de  l'orienter  vers  des  destinées  meilleures.  En  tout  état 
de  cause,  iJ  nous  est  permis  de  répéter  le  motdu  vieil  écrivain  : 
«  Ceci   est  une  œuvre  de  bonne  foi  »,  Oui,  de  bonne  foi  et  de 
consciencieuse  observation.  Aussi  espérons-nous  qu'elle  sera  ac- 
cueillie et  discutée  avec  bienveillance.   C'est  tout  ce  que   nous 
pouvons  demander  de  mieux. 

II.     —    LA    MER    ET    LES    FLEUVES. 


Depuis  vingt-quatre  heures  la  Cordillère,  l'un  des  beaux  et 
confortables  paquebots  des  Messageries  maritimes  qui  font  le 
service  de  l'Amérique  du  Sud,  fend  les  longues  ondulations  de 
la  houle.  Il  a  traversé  pendant  la  nuit  et  la  matinée  le  golfe  de 
Gascogne,  sans  cesse  agité  par  des  lames  sourdes  et  dures,  qui 
impriment  au  bateau  un  tangage  déconcertant  pour  bien  des 
estomacs.  L'horizon  est  borné  vers  l'est  par  de  hautes  falaises 
sombres,  qui  se  découpent  avec  vigueur  sur  un  ciel  gris.  C'est 
le  rivage  cantabrique,  formé  par  les  hautes  terrasses  de  la 
Galice  espagnole,  avec  ces  pointes  rocheuses,  ses  îlots  et  ses 
fjords,  parages  dangereux  par  mauvais  temps.  Puis  le  décor 
change  d'aspect.  Au  lieu  de  présenter  vers  la  mer  une  muraille 
abrupte,  la  côte  devient  irréguHère.  Tantôt  elle  se  hérisse  de 
collines  arrondies,  dont  le  pied  semble  baigné  par  les  vagues, 
et  tantôt  elle  se  creuse  en  vallées  profondes  terminées  en  plages 
sablonneuses;  nous  sommes  en  face  des  riantes  provinces  du 


8  LE   PAYS   ET   LA   RACE. 

Minho  et  du  Douro.  Plusieurs  grands  fleuves  les  parcourent, 
descendant  des  plateaux  de  l'intérieur,  et  leurs  embouchures 
forment  des  ports  peu  profonds,  mais  sûrs.  Nous  sommes  au 
printemps,  et  s'il  était  possible  de  serrer  de  plus  près  la  côte, 
nous  verrions  cette  zone  maritime  couverte  d'une  riante  et 
fraîche  verdure  formée  par  les  récoltes  en  pleine  végétation, 
par  d'innombrables  arbres  fruitiers,  enfin  par  des  bois  dont  la 
teinte  sombre  couvre  les  hauteurs.  Toute  cette  contrée  est  d'un 
pittoresque  charmant. 

Après  quelques  heures,  le  paysage  se  modifie  encore.  La  terre 
forme  de  molles  ondulations,  grises  à  leur  base,  couronnées  d'une 
frange  d'un  vert  foncé.  Ce  sont  les  dunes  de  la  basse  Beïra  et  de 
l'Estremadura,  plantées  de  pins  dès  l'époque  du  légendaire  roi 
Diniz,  le  Laboureur.  D'importantes  rivières,  comme  le  Vouga 
et  le  Mondégo,  les  coupent  en  formant  des  lagunes  et  des  ma- 
rais souvent  aménagés  pour  la  production  du  sel.  Quelques 
petits  ports  de  pêche  et  de  cabotage  jalonnent  ce  rivage.  Les 
granits  du  cap  de  Roca  font  reparaître  la  falaise,  avec  ses  blocs 
démolis  et  rongés  par  les  vagues.  Mais  sa  hauteur  est  faible  et 
son  étendue  très  limitée.  Aussitôt  après  apparaissent  les  mon- 
tagnes de  Cintra  et  de  Arrabida,  qui  encadrent  l'estuaire  duTage. 
Le  navire  se  balance  un  moment  sur  la  barre,  et  pénètre  dans 
le  large  goulet  où  il  s'avance  avec  une  majestueuse  lenteur.  La 
nuit  tombe  et  sur  la  gauche,  au  sein  d'une  masse  confuse,  des 
milliers  de  lumières  s'allument  en  longues  files  entre-croisées, 
les  unes  droites  et  interminables,  les  autres  montantes  et  cou- 
pées brusquement.  C'est  Lisbonne,  étendue  sur  ses  collines,  au 
bord  de  son  beau  fleuve,  large  et  profond  comme  un  bras  de 
mer. 

Au  delà  du  Tage,  la  côte  de  l'Alemtejo  est  généralement  bor- 
dée de  hauteurs  ou  de  terrasses  qui  s'abaissent  assez  brusque- 
ment vers  la  mer  et  forment  un  rivage  peu  hospitalier,  où  les 
estuaires  sont  rares  et  aussi  les  abris.  Le  Sado  se  jette  à  l'océan 
à  quelques  kilomètres  seulement  du  Tage,  et  forme  une  belle 
rade  au  fond  de  laquelle  Setubal  s'abrite,  entourée  de  ses  ver- 
gers d'orangers.  Plus  loin^  sur  la  côte    presque  rectiligne    et 


LE    l'AYS. 


déserte,  on  ne  peut  citer  que  le  havre  insignifiant  de  Sines. 
Puis,  tout  à  coup,  lu  montagne  de  Monchique  dresse  jusqu'à 
plus  de  900  mètres  ses  sommets  arrondis  et  boisés,  souvent  em- 
panachés de  vapeurs.  D'un  côté  la  Serra  tombe  en  pentes 
assez  rapides  jusque  dans  locéan.  Vers  le  sud,  ses  ramifica- 
tions s'allongent  et  s'abaisseut  graduellement  pour  former  le 
cap  Saint-ViDcent,  la  pointe  la  plus  méridionale  du  Portugal. 
Le  rivage  s'infléchit  brusquement  vers  l'est,  bordant  la  province 
d'Algarve,  autrefois  citadelle  de  la  puissance  mauresque.  C'est 
l'extrémité  de  l'Europe  péninsulaire.  A  l'horizon,  des  steamers 
suivis  d'une  traînée  de  fumée  noire  filent  vers  Gibraltar  et  la 
Méditerranée.  Depuis  le  rivage,  les  collines  s'étagent  en  gradins 
qui  s'élèvent  vers  l'intérieur,  et  souvent  elles  surplombent  le 
flot  qui  les  démolit  et  en  disperse  les  roches.  Toute  la  province 
forme  comme  un  immense  amphithéâtre  tourné  vers  la  mer 
bleue,  et  inondé  de  soleil.  Ici  on  trouve  deux  bons  abris  pour 
la  navigation  :  la  magnifique  baie  de  Lagos  et  le  Guadiana.  Ce 
dernier,  qui  forme  la  frontière  entre  le  Portugal  et  l'Espagne, 
ouvre  aux  navires  un  bel  estuaire  qu'ils  peuvent  remonter  sur 
près  de  80  kilomètres.  Il  y  aurait  place  ici  pour  un  magniti- 
que  établissement  maritime,  mais  la  situation,  trop  excentrique, 
ne  vaut  pas  celle  du  Tage. 

On  voit  par  ce  rapide  coup  d'œil  que  le  Portugal  possède 
une  belle  étendue  de  rivages,  munis  d'un  nombre  suffisant 
d'estuaires  et  d'abris,  dont  plusieurs  constituent  des  ports  de 
premier  ordre.  En  outre,  ce  pays  est  placé  en  un  point  inter- 
médiaire où  se  croisent  la  plupart  des  grandes  voies  maritimes. 
A  l'époque  de  la  marine  à  voile  et  de  petit  tonnage,  qui  péné- 
trait aisément  dans  presque  tous  les  fleuves,  ce  pays  était  placé 
là  comme  un  lieu  providentiel  de  refuge,  de  relâche  ou  d'escale. 
C'était  un  entrepôt  tout  indiqué  pour  le  triage  des  passagers  et 
des  marchandises  selon  leur  destination  finale.  Il  semblait  ainsi 
prédestiné  à  former  un  peuple  de  navigateurs  et  de  trafi- 
quants. 

Cependant,  il  ne  faudrait  pas  exagérer  les  avantages  actuels 
de  cette  situation,  au  premier  abord  si  remarquable.  Elle  pré- 


10  LE    PAYS    ET    LA    RACE. 

sente  aussi  de  graves  inconvénients.  La  mer  lusitanienne  est 
dangereuse ,  exposée  à  des  coups  de  vents  subits  et  violents  ; 
la  côte  est  souvent  rocheuse,  bordée  d'ilôts  ou  de  récifs,  les  bons 
abris  sont  rares  pour  les  grands  bâtiments,  caries  estuaires,  sauf 
ceux  du  Tage  et  du  Guadiana,  sont  coupés  par  une  barre  sans 
profondeur.  Aujourd'hui  encore,  en  dépit  des  cartes,  des  phares, 
des  travaux  d'art,  de  la  vapeur,  le  rivage  portugais  voit  assez 
souvent  des  naufrages,  même  de  grands  paquebots.  En  outre,  le 
Portugal  se  trouve  à  une  extrémité  de  l'Europe,  et  n'a  derrière  lui 
qu'une  étroite  péninsule,  hérissée  de  montagnes.  Actuellement,  la 
navigation  n'a  plus  les  mêmes  raisons  pour  relâcher  et  rompre 
charge  en  Portugal.  Grâce  aux  voies  ferrées,  un  certain  nombre 
de  voyageurs  vont  s'embarquer  ou  débarquer  à  Lisbonne  pour 
éviter  quelques  jours  de  mer,  mais  ce  n'est  là  qu'une  mesure 
de  luxe  tout  à  fait  exceptionnelle  ;  le  trafic  ordinaire  ne  peut 
prendre  cette  voie  coûteuse.  En  fait,  si  le  Portugal  fut,  à  une 
certaine  époque,  un  centre  de  navigation  et  de  découvertes,  ce 
n'est  pas  à  sa  seule  position  géographique  qu'il  le  dut.  Des  cir- 
constances sociales  intérieures,  des  événements  extérieurs,  ont 
principalement  agi  pour  pousser  les  Portugais  vers  le  commerce 
de  mer  et  les  grandes  expéditions  maritimes.  Ces  causes  ont 
disparu,  et  nous  essaierons  tout  à  l'heure  d'expliquer  leur  cu- 
rieuse évolution.  Pour  que  la  vie  maritime  de  ce  pays  pût  re- 
prendre une  grande  activité,  il  faudrait  qu'il  devint,  non  pas 
un  simple  point  de  relâche,  dont  on  ne  sent  plus  guère  le  be- 
soin, mais  bien  un  centre  de  production  fournissant  aux  trans- 
ports un  fret  assez  considérable  pour  répondre  à  la  puissance  de 
la  navigation  moderne.  De  plus,  on  devrait  offrir  à  celle-ci  les 
moyens  d'atterrissage  les  plus  sûrs  et  les  plus  accélérés.  Ce  ne 
sont  pas  là  des  conditions  faciles  à  réahser,  mais  elles  sont  indis- 
pensables pour  former  la  base  d'un  grand  trafic  international. 
C'est  ce  que  nous  montrerons  plus  tard  dans  le  détail. 

Les  fleuves  portugais  traversent  tout  le  pays  de  l'est  à  l'ouest, 
dans  sa  largeur,  sauf  le  Guadiana  qui  en  longe  une  partie  du 
nord  au  sud.  A  l'exception  du  Tage,  dont  l'estuaire  forme  un 
des  plus  beaux  ports  du  monde,  ces  cours  d'eau  n'ont  qu'une 


I.K    PAYS.  11 

valeur  relative  comme  voies  de  pénétration.  La  barre  en  in- 
terdit Taccès  aux  grand  navires,  leur  courant  est  irrégulier, 
leur  pente  rapide  et  bientôt  même  torrentielle ,  car  la  montagne 
serre  de  près  la  côte  ;  aussi  ne  sont-ils  navigables  que  sur  une 
faible  étendue;  au  point  de  vue  de  la  navigation,  ce  sont  des 
voies  exclusivement  portugaises,  qui  ne  peuvent  se  relier  di- 
rectement à  aucun  autre  réseau  fluvial.  Néanmoins,  on  ne 
saurait  méconnaître  l'utilité  de  ces  belles  rivières,  qui  rendraient 
d'éminents  services  à  un  peuple  plus  actif,  et  qui  sont  déjà  pour 
la  vie  économique  du  pays  de  bons  auxiliaires.  Le  Tage  surtout 
est  un  instrument  admirable,  avec  son  entrée  profonde  et  facile, 
son  large  estuaire,  qui  forme  au  milieu  des  terres  un  vaste  lac, 
la  Mer  de  Paille,  son  lit  profond,  où  la  marée  remonte  sur  une 
distance  de  plus  de  30  kilomètres,  sa  belle  et  fertile  vallée 
encadrée  par  des  provinces  aux  productions  variées.  Le  Tage 
n'a  pas,  il  est  vrai,  les  débouchés  du  Rhin  ou  de  TElbe,  ou  de 
l'Escaut.  Mais  ne  pourrait-il  être  une  autre  Tamise,  l'artère  mai- 
tresse  d'un  gigantesque  entrepôt?  La  suite  de  nos  études  répon- 
dra à  cette  question. 


III.    —    LES    TERRES    INTERIEURES. 

On  se  représente  assez  volontiers  la  péninsule  ibérique  sous 
la  forme  d'une  haute  estrade,  entourée  de  degrés  qui  vont  en 
s' abaissant  vers  un  socle  de  plaines  maritimes.  Le  Portugal  oc- 
cupe un  de  ces  gradins,  celui  qui  descend  vers  l'ouest.  Ainsi,  en 
partant  de  la  mer,  on  gravit  d'abord  des  terrasses  successives, 
coupées  de  vallées,  hérissées  de  collines  qui,  bientôt,  deviennent 
de  véritables  montagnes.  Ces  dernières  sont  le  plus  souvent  dis- 
posées en  chaînes,  setras,  orientées  en  général  du  nord  au  sud, 
ou  à  peu  près,  et  se  succédant  comme  les  plis  amples  d'un  gi- 
gantesque manteau.  Dans  le  nord,  les  monts  s'étagent  sans  inter- 
ruption jusqu'à  la  mer;  dans  le  centre,  des  plateaux  bas  et 
étendus  s'interposent  ;  dans  l'extrême  sud,  l'Algarve  rompt  brus- 
quement cette  orientation  et,  tournant  le  dos  pour  ainsi  dire  au 


12  LE    PAYS   ET    LA   RACE. 

reste  du  pays,  elle  se  penche  tout  d'une  pièce  vers  l'Afrique  sep- 
tentrionale, dont  elle  rappelle  l'aspect  et  le  climat.  Ce  dispositif 
géographique  entraine  toute  une  série  de  conséquences  clima- 
tériques,  culturales,  économiques,  sociales;  nous  les  verrons  se 
dérouler,  se  combiner  et  agir  de  la  manière  la  plus  intéressante, 
au  cours  de  nos  observations  sur  les  diverses  manifestations  du 
travail. 

La  masse  compacte  de  la  péninsule  ibérique  appartient  à  une 
formation  géologique  très  caractéristique.  Une  violente  poussée 
éruptive  a  formé  de  roches  dures  l'ossature  centrale  du  massif: 
granits,  porphyres  et  basalles,  soulevant  tout  autour  des  schistes, 
des  argiles  et  des  sables.  Le  Portugal  participe  de  cette  double 
formation.  La  région  montagneuse  intérieure  est  surtout  grani- 
tique; les  schistes  se  montrent  principalement  sur  les  pentes;  les 
terrasses  inférieures  sont  argileuses  ou  arénacées  ;  des  alluvions 
plus  ou  moins  profondes  couvrent  les  vallées.  Il  en  est  résulté 
la  constitution  de  terrains  variés,  de  qualité  très  différente,  dont 
les  aptitudes  agricoles  sont  fort  inégales.  Le  relief  si  tourmenté 
du  pays  affecte  aussi  les  transports,  qui  rencontrent  des  obstacles 
souvent  difficiles  à  surmonter. 

Quant  au  climat,  il  est  d'une  façon  générale  tempéré  et  remar- 
quablement sain.  Si  le  thermomètre  monte  parfois  à  50  degrés 
dans  les  plaines  de  l'Àlemtejo,  sorte  de  bassin  fermé  où  le  sable 
boit  la  chaleur,  celle-ci  est  partout  ailleurs  modérée  soit  par  l'alti- 
tude, soit  parlesbrises  marines.  Les  hivers  ne  sont  un  peu  froids 
que  dans  les  régions  les  plus  élevées,  où  la  neige  et  les  gelées 
apparaissent  quelques  jours  chaque  année.  Mais  nulle  part  la 
saison  n'est  très  rigoureuse,  sauf  peut-être  sur  les  hauts  sommets 
de  l'Estrella,  qui,  à  l'altitude  de  près  de  2.000  mètres,  conservent 
durant  quatre  mois  un  étroit  manteau  de  neige.  Le  plus  grand 
inconvénient  de  ce  climat,  c'est  sa  sécheresse  relative.  Les  vents 
de  l'Océan  apportent  durant  cinq  mois  des  vapeurs  assez  abon- 
dantes, que  les  montagnes  retiennent  et  condensent.  Cette  saison 
fournit  au  Portugal  entre  30  centimètres  de  pluie,  comme  en  Al- 
garve,  et  1™,50  dans  les  chaînes  de  l'extrême  nord.  Mais,  pendant 
l'été,  on  ne  peut  plus  compter  que  sur  quelques  ondées  d'orage, 


LE    l'AVS,  i^ 

et  alors  tout  dépérit,  la  végétation  s'appauvrit  d'un  bouta  l'autre 
de  la  terre  portugaise.  Aussi  est-ce  par  excellence  un  pays  où 
l'irrigation  est  indispensable. 

Les  historiens  affirment  que  les  colons  latins  et  arabes  l'avaient 
portée  déjà,  dans  plusieurs  provinces,  à  un  remarquable  degré 
de  perfection.  Aujourd'hui,  l'irrigation  est  pratiquée  presque 
partout,  mais  généralement  par  les  procédés  les  plus  élémen- 
taires, les  plus  défectueux.  La  disposition  géographique  du  pays 
est  plutôt  favorable  à  l'établissement  d'un  bon  régime  d'arro- 
sage ;  en  efïet,  les  hautes  terres  forment  à  la  fois  un  condenseur 
et  un  réservoir  où  les  eaux  pourraient  être  retenues,  puis  distri- 
buées dans  toutes  les  directions.  Mais  il  faudrait  exécuter  pour 
cela  de  grands  et  coûteux  travaux.  Nous  saurons  plus  tard  pour- 
quoi ces  travaux  n'ont  pas  été  faits.  Il  faut  dire  aussi  que 
l'extrême  irrégularité  du  sol,  où  les  pentes  raides  sont  fré- 
quentes, s'opposent  souvent  à  la  bonne  répartition  des  eaux. 

En  dépit  de  l'aridité  du  climat  d'été,  le  Portugal  possède  une 
flore  extrêmement  riche,  qui  réunit  des  espèces  appartenant 
aux  latitudes  les  plus  diverses.  C'est  dire  que  l'agriculture  y 
pourrait  trouver  des  ressources  étendues  et  variées.  Tous  les 
animaux  domestiques  de  l'Europe  du  nord  y  prospèrent  égale- 
ment. Cependant  les  races  bovine  et  chevaline  de  forte  taille  y 
rencontrent  peu  de  bons  pâturages,  au  moins  tant  que  l'irriga- 
tion n'intervient  pas  pour  les  entretenir.  En  revanche,  le  mouton 
et  le  porc,  ainsi  que  le  mulet,  ont  là  un  excellent  habitat.  Les 
eaux  marines  sont  extrêmement  poissonneuses,  et  fournissent  à 
la  population  un  aliment  très  précieux;  on  utiliserait  mieux  en- 
core cette  ressource,  si  les  moyens  de  transport  étaient  suffisants 
pour  distribuer  partout,  à  bas  prix,  les  produits  de  la  pèche 
cùtière. 

L'origine  ignée  de  la  Péninsule  y  a  amassé  en  quelque  sorte 
les  dépôts  et  filons  métalliques.  Le  Portugal  est  très  riche  en 
minerais.  On  en  trouve  presque  partout,  souvent  sous  la  forme  de 
couches  puissantes,  couvrant  toute  une  région.  Ces  richesses  ont 
été  exploitées  dès  une  époque  fort  reculée,  et  fournissent  encore, 
ainsi  que  nous  le  verrons,  une  extraction  considérable,  suscep- 


14  LE   PAYS   ET    LA   RACE. 

tible  de  se  développer.  Mais  l'industrie  minière  du  Portugal 
n'est  pas  aux  mains  de  ses  nationaux,  qui  pendant  des  siècles 
l'ont  complètement  négligée. 

Tels  sont  les  caractères  généraux  du  Portugal  au  point  de  vue 
physique.  Son  territoire  n'est  pas  très  étendu  :  88.740  kilomè- 
tres carrés,  mais  par  sa  position  maritime,  par  la  variété  de  son 
relief,  de  ses  terrains,  de  son  climat,  de  ses  ressources,  c'est 
un  pays  éminemment  apte  au  développement  d'une  belle  civilisa- 
tion. Toutefois,  il  faudrait  déployer  pour  cela  sur  ce  coin  de 
terre  beaucoup  d'initiative,  d'énergie,  d'intelligence,  et  y  ap- 
porter beaucoup  de  travail,  parce  que  ses  dons  naturels  sont 
contrariés  par  des  difficultés  très  sérieuses.  Livrée  à  elle- 
même,  la  Lusitanie  ne  serait  qu'une  vaste  forêt  coupée  de  maré- 
cages et  de  landes.  Bien  exploitée,  elle  peut  devenir  un  pays 
charmant,  productif  et  riche.  Pour  obtenir  ce  résultat  au  travers 
des  -obstacles  qui  contrarient  l'effort  humain,  un  bon  instrument 
social  est  nécessaire.  Voyons  donc  ce  que  sont  les  Portugais  à  ce 
point  de  vue  K 

1.  Les  ouvrages  publiés  sur  la  géographie,  l'histoire,  la  législation,  les  colonies,  etc., 
du  Portugal,  sont  indiqués  dans  une  bibliographie  assez  complète  insérée  dans  Le 
PortiKjal  géographique,  ethnologique,  administratif,  etc.,  1  vol.  in-8"  avec  illus- 
trations, publié  il  y  a  quelques  années  par  la  librairie  Larousse,  à  Paris. 


Il 

GENS  ET  CHOSES  D'AUTREFOIS 

Origines  de  la  race.  —  Les  peuples  primitifs.  —  Colonisation  punique  et 
grecque.  —  La  conquête  romaine,  son  caractère  et  ses  effets.  —  Juifs,  Maures 
et  Germains.  —  La  clievalerie  bourguignonne  et  franque,  son  rôle  et  son  in- 
lluence.  —  Effets  du  mélange  des  races  et  action  des  circonstances  sociales.  — 
L'évolution  du  travail.  —  L'expansion  coloniale  et  ses  résultats.  —  Comment 
un  peuple  s'appauvrit  par  l'afflux  de  l'or.  —  Un  siècle  de  politique.  —  La  situa- 
tion générale  du  Portugal  au  milieu  du  xix«  siècle.  —  La  formation  sociale  de 
la  nation  portugaise  expliquée  par  son  évolution  historique. 

L'histoire  du  peuple  portugais  ne  manque  ni  d'originalité,  ni 
de  grandeur,  et  il  serait  intéressant  de  l'exposer  d'une  façon  mé- 
thodique, expliquant  hien  la  portée  des  faits,  de  l'évolution  des 
mœurs,  aussi  bien  que  celle  des  institutions.  Mais  nous  ne  saurions 
avoir  ici  cette  ambition.  Nous  devons  nous  borner  à  esquisser  de 
la  manière  la  plus  concise  l'enchaînement  des  circonstances  qui 
ont  déterminé  le  type  social  de  la  race.  Il  est  impossible,  en  effet, 
de  bien  comprendre  la  situation  actuelle  d'un  groupe  humain, 
si  on  ne  s'est  pas  rendu  compte  au  préalable  de  ses  antécédents, 
des  phases  diverses  de  sa  vie  privée  et  de  son  existence  nationale, 
des  influences  intérieures  et  extérieures  qui  ont  pesé  sur  ses  des- 
tinées, et  modifié  ou  consolidé  ses  coutumes,  ses  traditions,  ses 
mœurs.  Ainsi,  pour  comprendre  à  fond  les  Portugais  actuels, 
nous  devons  nous  demander  qui  ont  été  leurs  lointains  ancêtres, 
comment  ont  évolué  les  générations  intermédiaires,  et  finalement 
quelle  a  été  l'action  de  la  tradition  antérieure  sur  la  formation 
du  type  contemporain.  Beaucoup  de  personnes  ont  peine  à  cou- 


16  LE   PAYS    ET    LA    RACE. 

cevoir  et  à  admettre  ces  influences  lointaines.  Elles  aiment  à 
penser  que,  avec  une  fière  indépendance  d'esprit,  elles  ont  mo- 
delé entièrement  parleur  seul  vouloir  la  maquette  sociale  de  leur 
propre  vie.  Mais  il  suffit  de  réfléchir  et  surtout  d'observer  un  peu 
pour  discerner  Terreur  de  cette  conception.  En  réalité,  presque 
toutes  nos  idées,  presque  tous  nos  actes,  sont  guidés  par  une  tra- 
dition sucée  en  quelque  sorte  avec  le  lait,  et  dont  nous  subissons 
l'empire  sans  même  nous  en  rendre  compte.  Aussi  voyons-nous 
une  foule  de  coutumes,  de  règles,  de  préjugés,  subsister  très 
longtemps  et  nous  conduire  avec  une  autorité  si  despotique,  que 
toute  résistance  nous  semble  déplacée,  choquante  ou  même  cri- 
minelle. Et  voilà  précisément  le  secret  de  l'importance  capitale 
de  cette  formation  individuelle  que  nous  nommons  l'Éducation. 
En  fait,  le  grand  ressort  social,  c'est  l'éducation,  qui  forme 
chaque  individu  d'après  un  certain  type  traditionnel,  et  domine 
dans  la  plus  large  mesure  toutes  les  phases  de  son  existence.  Re- 
cherchons donc  comment  s'est  orientée  l'éducation  en  Portugal 
sous  la  pression  des  événements  historiques. 


I.   LES  PEUPLES    PRIMITIFS. 


Comme  presque  toutes  les  nations  européennes,  le  peuple 
portugais  a  été  constitué  par  des  éléments  d'origine  fort  di- 
verse *.  Il  est  même  un  de  ceux  dont  les  commencements  sont 
les  plus  complexes.  La  Lusitanie  fut  certainement  autrefois 
un  pays  essentiellement  boisé,  une  vaste  forêt  accidentée,  cou- 
pée de  marécages  et  de  landes,  habité  par  une  faune  abondante 
et  variée.  Ce  terrain  de  chasse  excellent  paraît  avoir  été  occupé 
de  bonne  heure.  On  a  cru  y  retrouver  les  traces  d'un  homme 
tertiaire,  contemporain  des  débris  exhumés  en  France,  en 
Belgique  et  en  Allemagne.  Le  fait  paraît  encore  douteux,  mais 

1.  Cf.  A.  de  MaUos  Cid  :  A  Génie  portugueza,  1  broch.,  Coimbra,  1904;  et  Syl- 
vio  Roméro  :  .1  Pntria  Portugueza  o  Territorio  e  a  Raça,  1  vol.,  Lisbonne,  1906. 
Ce  livre  a  été  écrit  en  réponse  à  un  ouvrage  publié  sous  le  même  titre  par  M.  Th. 
Brasa. 


(IKNS    IIT    CUOSKS    k'aI'THEKOIS.  17 

il  semble  établi  que  dès  répoque  quaternaire,  le  Portugal  était 
peuplé  d'une  race  de  chasseurs  sauvages,  munis  d'armes  et 
d'instruments  de  pierre.  Il  est  probable  que  ces  primitifs, 
vivant  en  petites  troupes  troglodytes  et  plus  ou  moins  errantes, 
furent  refoulés  et  anéantis  peu  à  peu  à  la  fois  par  les  deux 
extrémités  de  la  Péninsule.  En  effet,  il  existe  des  traces  mani- 
festes de  l'existence  simultanée  de  deux  races  agricoles,  l'une 
cantonnée  dans  le  nord,  l'autre  établie  dans  le  sud.  La  première 
était  vraisemblablement  formée  d'essaims  issus  de  ce  peuple 
un  peu  mystérieux,  appelé  par  les  historiens  latins  du  nom  de 
Ligures,  qui  a  certainement  joué  un  très  grand  rôle  dans  la 
colonisation  et  la  mise  en  culture  du  centre  et  du  midi  de  l'Eu- 
rope. D'après  ce  que  nous  en  savons,  les  Ligures  étaient  d'ori- 
gine orientale,  vivaient  à  l'état  de  communautés  rurales,  et 
s'avançaient  lentement,  mais  sûrement,  par  un  essaimage  qui, 
progressant  de  vallée  en  vallée,  gagnait  peu  à  peu  toutes  les 
meilleures  terres  d'une  contrée,  puis  de  la  suivante.  On  com- 
prend du  reste  que  ces  gens  aient  marché  vers  le  midi,  plutôt 
que  vers  le  nord,  parce  que  dans  la  première  direction  ils  trou- 
vaient devant  eux  à  la  fois  des  terres  fertiles  et  un  climat  doux, 
tandis  que  le  nord  leur  offrait  surtout  des  forets  humides  et 
froides. 

Quant  aux  gens  venus  du  midi,  et  connus  plus  tard  sous  le 
nom  d'Ibères,  ils  tiraient  aussi  leur  origine  de  TOrient,  mais 
étaient  venus  par  le  nord  de  l'Afrique,  après  l'avoir  colonisé 
par  la  culture.  Nous  avons  résumé  ailleurs  la  curieuse  évolu- 
tion de  ces  migrations  africaines  •,  qui  a  fourni,  elle  aussi,  des 
essaims  agricoles  ,  vivant  en  communautés  de  famille  et  de 
tribu,  et  très  expansives. 

Ces  deux  races  se  sont  rencontrées  en  Lusitanie,  on  le  constate 
par  des  différences  profondes  dans  les  débris  et  les  objets  re- 
trouvés de  part  et  d'autre.  Se  sont-elles  alors  heurtées,  combat- 
tues, et  l'une  d'elles  a-t-elle  prédominé  par  la  force?  Gela  est 
impossible  à  dire.  Mais  comme  les  peuples  laboureurs  sont  peu 


1.  La  Production,  le  Travail  et  le  Problème  social  au  début  du  xv*  siècle,  t.  1"'. 

2 


18  LE    PAYS   ET    LA   KACE. 

guerriers,  nous  inclinons  à  croire  qu'il  y  eut  plutôt  mélange, 
pénétration  réciproque,  et  formation  d'une  race  mixte,  se  déve- 
loppant dans  un  état  de  paix  relatif.  C'est  à  cette  race  intermé- 
diaire que  seraient  dus,  croyons-nous,  les  monuments  grossiers, 
mais  d'une  remarquable  ampleur,  connus  sous  le  nom  de 
pierres  mégalithiques.  Par  la  suite,  ces  monuments  furent 
attribués,  bien  à  tort,  aux  Celtes,  parce  que  les  écrivains  latins 
nous  ont  transmis  les  noms  de  dolmens,  de  menhirs,  etc.,  im- 
posés par  des  conquérants.  Ce  ne  sont  pas  les  guerriers  celtes 
qui  ont  pris  la  peine  de  remuer  ces  masses  colossales;  ils  n'a- 
vaient ni  la  tradition  ni  le  goût  de  semblables  travaux,  qui  au 
contraire  répondent  aux  tendances  de  paysans  patients  et  lourds, 
accoutumés  aux  besognes  pénibles. 

Une  circonstance  importante  parait  avoir  favorisé  le  déve- 
loppement précoce  de  la  civilisation  dans  la  Péninsule,  et  sur- 
tout dans  la  partie  lusitanienne.  Celle-ci  était  à  la  fois  riche 
en  bois  et  en  métaux,  étain  et  cuivre.  Il  y  avait  donc  là  tout  ce 
qu'on  pouvait  désirer  pour  la  fabrication  du  bronze,  qui  fut  si 
longtemps  le  métal  le  plus  usuel^.  Tout  permet  de  croire  que, 
de  très  bonne  heure,  ce  fait  fut  connu  des  peuples  orientaux, 
qui  vinrent  fonder  sur  les  côtes  des  comptoirs  d'échange,  et 
dans  l'intérieur  des  centres  d'exploitation.  Le  grand  commerce 
apparaissait  ainsi  dans  le  pays,  où  il  amena  le  développement 
de  plusieurs  villes  importantes,  dont  les  vestiges  subsistent 
encore.  Quelle  fut  l'influence  de  cette  immigration  commer- 
ciale tour  à  tour  phénicienne,  carthaginoise,  grecque?  Cette 
influence  fut  grande  en  ce  sens  qu'elle  apporta  dans  le  pays 
de  nouveaux  éléments  de  richesse  avec  les  raffinements  de  la 
vie  urbaine,  mais  elle  ne  changea  pas  le  type  social,  car  les 
négociants  et  artisans  orientaux  arrivaient  dans  le  pays  avec 
une  formation  très  analogue  quant  au  fond,  et  ne  se  trouvaient 
pas  en  état,  par  conséquent,  de  transformer  les  populations 
indigènes  en  modifiant  leurs  coutumes  familiales.  Il  en  fut  de 
même  des  Celtes,  arrivés  en  coup  de  vent,  sous  la  forme  d'in- 

1.  On  a  retrouvé  eu  plusieurs  endroits,  gisant  ensemble,  des  outils  et  des  armes 
en  pierre,  en  cuivre  et  en  bronze. 


GENS    KT    CHOSES    d'aUTREKOIS.  19 

vasions  batailleuses  et  dominatrices,  s'imposant  à  la  population 
rurale  pour  la  plier  à  une  véritable  servitude,  sans  rien  changer 
d'essentiel  à  ses  mœurs. 


II.    LA    CONQUETE    ROMAINE. 

Avec  la  conquête  romaine  apparaît  un  autre  système.  Les 
Latins  ne  sont  pas  seulement  des  commerçants  ou  des  guerriers. 
Ce  sont  aussi  des  patrons  agriculteurs  et  industriels.  Trouvant 
là  un  beau  et  riche  pays,  en  partie  dévasté  par  de  longues 
guerres,  ils  le  colonisent  et  le  repeuplent,  exécutent  d'admira- 
bles travaux  d'art  pour  amener  et  distribuer  les  eaux,  défrichent 
les  forêts,  développent  les  cultures  et  l'élevag-e,  relèvent  les 
villes  et  en  bâtissent  de  nouvelles.  En  un  mot,  ils  reprennent 
la  tradition  laborieuse  des  peuples  agricoles  primitifs,  mais  en 
la  développant,  et  en  lui  donnant  l'ampleur  qui  répondait  à 
une  civilisation  avancée,  à  une  formation  plus  active  et  plus 
progressive.  Les  Romains  ont,  en  effet,  réalisé  le  type  social  le 
plus  perfectionné,  le  plus  actif  de  l'Antiquité,  et  ce  type  fut 
puissant  non  pas  tant  par  la  force  n^litaire,  dont  les  historiens 
font  surtout  étalage,  que  par  une  supérieure  organisation  du 
travail.  En  Portugal,  spécialement,  une  étude  même  superficielle 
des  faits  montre  vite  que  la  colonisation  latine  fut  celle  qui, 
dans  l'Antiquité,  sut  mettre  le  mieux  et  le  plus  largement  en 
valeur  les  ressources  propres  de  la  Lusitanie,  au  point  de  vue 
industriel  comme  au  point  de  vue  cultural.  On  a  retrouvé,  en 
effet,  les  traces  évidentes  d'une  exploitation  minière  et  d'une 
fabrication,  qui  méritent  encore  l'admiration  par  la  perfection 
des  procédés  et  des  résultats. 

Malheureusement,  la  nation  romaine  s'étendit  trop  vite  au 
loin,  se  dispersa,  et  se  noya  pour  ainsi  dire  dans  la  niasse  des 
purs  communautaires  qui  l'entouraient  de  toutes  parts.  L'in- 
filtration de  ce  type,  dominé  par  l'esprit  de  routine  et  d'autorité, 
amena  peu  à  peu  le  triomphe  du  despotisme  impérial.  L'immense 
empire  latin  devint  une  véritable  communauté  d'État,  exploitée 


20  LE    PAYS   ET    LA    RACE. 

par  l'impôt  dans  l'intérêt  de  la  cour,  cest-à-dire  de  Rome  en- 
tière, de  l'armée  et  de  l'administration.  Ce  communisme  poli- 
tique fut  la  cause  d'une  corruption  et  d'un  affaiblissement 
inévitables,  suivis  d'une  dislocation  non  moins  fatale.  Jamais 
l'histoire  n'a  enregistré  plus  grande  et  plus  éloquente  leçon, 
qui  ne  fut  jamais  plus  totalement  méconnue  par  les  peuples 
qui  ont  hérité  directement  de  l'empire  romain. 

Après  cette  grandiose  faillite  d'une  civilisation  presque  en- 
tière, le  Portugal  vit  apparaître,  au  v^  siècle,  une  nouvelle  inva- 
sion, venant  du  nord.  Des  Germains,  les  Suèves,  bientôt  subju- 
gués par  les  Visigoths,  occupèrent  le  pays.  Us  ont  été  refoulés 
plus  tard  par  les  Maures  au  delà  du  Douro,  où  leur  sang  se 
reconnaît  encore  à  quelques  traits  physiques.  Certaines  personnes 
pensent  que  les  gens  du  nord  tirent  de  cette  origine  lointaine 
une  valeur  sociale  particulière.  Nous  ne  pouvons  partager  cette 
idée.  Les  Germains  arrivés  dans  la  Péninsule  étaient  par  leurs 
mœurs  très  analogues  aux  Celtes  primitifs,  c'est-à-dire  qu'ils 
ne  se  préoccupaient  que  de  chasse  et  de  guerre,  laissant  aux 
femmes  et  aux  esclaves  le  travail  utile  ^  Ce  n'étaient  que  des 
hommes  de  clans,  rudes,  violents  et  indisciplinés,  incapables 
d'organiser  par  eux-mêm^,  d'une  manière  forte  et  durable, 
soit  les  travaux  de  la  vie  privée,  soit  les  institutions  de  la  vie 
publique.  Ils  se  bornèrent  à  se  coucher  dans  le  lit  encore  chaud 
de  la  décadence  romaine,  et  ils  la  continuèrent  aveuglément, 
en  sorte  que,  en  peu  d'années,  ils  tombèrent  dans  le  désordre 
et  l'anarchie.  Aujourd'hui,  leurs  descendants  sont  absolument 
fondus  dans  la  formation  générale  de  la  race  lusitanienne,  et  si 
le  climat  un  peu  plus  rigoureux  du  nord,  ainsi  que  d'autres 
circonstances  de  milieu,  leur  donnent  une  physionomie  un  peu 
spéciale,  des  aptitudes  un  peu  diflérentes  de  celles  que  l'on 
observe  dans  le  centre  ou  le  sud,  cela  ne  vient  pas  d'une  héré- 
dité séculaire.  La  formation  sociale  dépend  avant  tout,  nous 
l'avons  déjà  remarqué,  de  l'éducation,  et  non  d'un  phénomène 
physique,   transmissible   avec  le   sang.   C'est    pour   cela  que, 

1.  Cf.  H.  de  Tourville,  Histoire  de  la  Formation  particulariste,  1  vol.,  Paris, 
Firmin-Didot, 


GENS    ET    CHOSES   d'aUTREFOIS.  21 

parmi  les  groupes  humains  les  mieux  constitués,  les  plus  éner- 
giques, on  rencontre  un  certain  nombre  d'individus  de  même 
origine  que  leurs  concitoyens,  mais  qui,  ayant  été  mal  éduqués, 
n'ont  pas  reçu  la  tradition,  l'empreinte  intellectuelle  qui  fait 
le  type  social,  si  bien  qu'ils  ont  dévié  plus  ou  moins.  En  sens 
contraire,  on  trouve  parmi  les  nations  dominées  par  l'esprit  de 
routine  le  plus  accentué,  des  hommes  qui  montrent  une  grande 
force  de  volonté,  une  initiative  et  une  ouverture  d'esprit  remar- 
quables. C'est  que  des  circonstances  exceptionnelles  ont  influé 
sur  leur  jeunesse  et  développé  leur  personnalité  en  dépit  de 
l'influence  déprimante  du  milieu  éducatif. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  royaume  des  Suèves  et  des  Visigoths 
se  trouvait  en  fort  mauvaise  posture  quand  il  fut  menacé  par 
l'invasion  des  Maures  au  début  du  viii''  siècle.  La  corruption,  le 
désordre,  la  révolte,  la  fiscalité  abusive,  les  privilèges  injusti- 
fiés, travaillaient  ensemble  pour  désorganiser  et  ruiner  les 
populations.  Cela  suffit  pour  expliquer  les  succès  faciles  des 
Africains  qui  arrivaient  à  l'état  de  bandes  militaires  fortement 
disciplinées  à  la  fois  par  la  tradition  sociale  et  par  le  fanatisme 
religieux.  Socialement,  ils  étaient  des  patriarcaux,  accoutumés  à 
l'autorité  absolue;  au  point  de  vue  religieux,  ils  apportaient 
une  foi  nouvelle,  ardente  au  prosélytisme;  enfin,  ils  avaient 
besoin  de  terres  nouvelles,  parce  que,  comprimés  en  Orient 
par  l'empire  byzantin,  au  midi  par  le  désert,  ils  ne  trouvaient 
de  débouché  que  vers  le  nord.  C'est  ainsi  qu'ils  faillirent  sub- 
merger l'Europe  occidentale. 


III.    —    LES   MAURES. 

Les  Maures,  mélange  d'Arabes  et  de  Rerbères,  ne  constituaient 
pas  un  type  uniforme,  en  dépit  de  leur  formation  analogue. 
Par  cette  formation,  ils  appartenaient  tous  au  type  façonné  par 
la  communauté  des  biens  et  le  patriarcat.  Mais,  tandis  que  les 
Berbères  étaient  essentiellement  des  cultivateurs,  les  Arabes 
étaient  plutôt  des  commerçants  urbains.  Les  premiers  s'établi- 


22  LE    PAYS    ET   LA   RACE. 

rent  solidement  sur  la  terre  lusitanienne,  et  y  développèrent 
une  agriculture  très  prospère.  Les  Arabes  reprirent  leur  vie  de 
caravaniers  et  de  marins.  Rivalisant  avec  les  Grecs  de  Byzance 
et  les  Italiens,  ils  les  combattaient  au  besoin  pour  écarter  leur 
concurrence.  Grâce  à  leurs  relations  faciles  avec  leurs  frères 
du  Levant,  ils  servaient  de  trait  d'union  entre  l'Extrême-Orient 
et  l'Occident.  Ils  accumulèrent  les  richesses,  créèrent  des  cités 
populeuses  et  brillantes,  déployèrent  une  civilisation  raf- 
finée. 

Mais  la  formation  communautaire  présente  cette  parti- 
cularité caractérisque,  qu'elle  ne  sait  pas  résister  à  la  pros- 
périté. Le  travail  actif,  le  progrès  de  la  richesse,  la  modifient 
d'abord,  puis  la  désorganisent  rapidement.  Les  Maures,  dont 
l'influence  avait  été  d'abord  assez  forte  pour  dominer  le  pays, 
en  rétablir  l'exploitation  régulière  et  assimiler  les  populations 
chrétiennes  ^  heureuses  de  trouver  un  régime  de  travail  pai- 
sible, ne  tardèrent  pas  à  tomber  dans  la  désorganisation.  Les 
gens  sortis  de  la  communauté  présentent  cette  grande  infério- 
rité, qu'ils  manquent  à  la  fois,  pour  la  plupart,  d'initiative  et 
de  discipline  volontaire.  Ils  se  portent  de  préférence  vers  l'ex- 
ploitation d'autrui  parle  pouvoir  politique,  et  alors  les  rivalités 
et  les  compétitions  naissent  d'elles-mêmes  entre  les  gouvernants. 
C'est  ainsi  que  l'empire  arabe  fut  bientôt  divisé  en  États  distincts 
qui,  au  lieu  de  se  fédérer  et  de  se  soutenir  mutuellement,  ne 
songèrent  qu'à  se  combattre  pour  se  rançonner  les  uns  les 
autres.  Une  fois  encore  la  Lusitanie  retombait  dans  la  décom- 
position et  l'anarchie,  par  le  triomphe  de  la  politique  et  de  la 
centralisation  administrative  sur  le  travail  productif  et  libre. 


IV.    —    LA    CHEVALERIE. 

Cette   décadence    coïncidait  précisément  avec  des  faits  nou- 
veaux, survenus  dans  l'Europe  du  nord.    La   féodalité,   après 

1.  Des  historiens  rapportent  que,  dans  les  églises  catholiques    tolérées   par    les 
Maures,  le  clergé  prêchait  en  arabe. 


GENS   ET    CllOSKS    d'aITREFOIS.  23 

plusieurs  siècles  d'évolution  silencieuse  dans  la  vie  rurale,  com- 
mençait à  se  transformer'.  Elle  tendait  à  se  militariser,  à 
négliger  la  direction  du  travail  agricole  pour  se  porter  vers  les 
entreprises  guerrières.  Les  cadets  de  famille,  trouvant  le  pays 
approprié  autour  d'eux,  cherchaient  à  fonder  des  établissements 
hors  de  la  chrétienté.  Cela  explique  l'enthousiasme  soulevé  par 
les  croisades  au  moins  autant  que  la  ferveur  religieuse.  Tels 
sont  aussi  les  motifs  qui  amenèrent  dans  la  péninsule,  surtout 
à  partir  du  xii"  siècle,  tant  de  chevaliers  francs,  normands  et 
bourguignons,  désireux  de  combattre  linfidèle  tout  en  ga- 
gnant terre.  C'est  par  ces  batailleurs  affamés  que  la  domina- 
tion maure  fut  anéantie  en  Europe  après  une  résistance  déses- 
pérée -. 

Voilà  donc  le  Portugal  dominé  une  fois  encore  par  une  race 
nouvelle.  Dans  quelle  situation  se  trouvait-il  alors,  et  comment 
les  choses  furent-elles  réorganisées  par  les  conquérants  féodaux? 
Le  pays  était  en  grande  partie  ruiné  et  dépeuplé.  Aussi  les 
princes  bourguignons,  devenus  ducs  puis  rois  de  Portugal, 
eurent-ils  soin  de  retenir,  par  un  traitement  favorable,  tout  ce 
qui  restait  de  l'ancienne  population.  Maures,  Mozarabes  ou  indi- 
gènes arabisés,  juifs  transplantés  parla  rigueur  de  Rome"  et 
tolérés  par  les  musulmans,  furent  d'abord  traités  avec  faveur; 
la  persécution  ne  vint  que  plus  tard,  sous  l'influence  de  divers 
sentiments  :  zèle  religieux,  craintes  politiques,  avidité  fiscale. 
Malgré  cela,  de  vastes  espaces  étaient  déserts.  On  y  tailla  d'im- 
menses domaines  dotés  de  privilèges  et  d'exemptions  fiscales, 
donnés  soit  à  des  officiers  du  prince,  soit  à  des  ordres  religieux  '% 
dans  la  pensée  que  ces  latifundia  seraient  peu  à  peu  colonisés 
et  peuplés. 


1.  Cf.  H.  de  Tourville,  ouvr.  cité. 

'^.  La  bataille  d'Ourique.  en  1139.  limita  cette  dominatioQ  à  l'Algarve  ;  celle  du 
Salado,  en  1340,  acheva  de  l'anéantir.  Elle  avait  duré  en  Portugal  plus  de  cinq 
siècles. 

3.  Sur  les  juifs  portugais,  voir  l'ouvrage  de  M.  dos  Remédies,  professeur  à  l'Uni- 
versité de  Colmbra. 

i.  Notamment  aux  ordres  chevaleresques,  ([ui  ont  joué  en  Portugal  le  rôle  d'une 
armée  permanente  en  face  de  l'ennemi  héréditaire,  le  >[aure. 


24  LE    PAYS   ET    LA    RACE. 

Allait-on  entrer  cette  fois  dans  un  régime  définitif,  stable,  où 
le  travail  serait  conduit  par  des  patrons  capables?  Cet  idéal  était 
bien  difficile  à  réaliser  vers  la  fin  du  Moyen  Age,  alors  que  la 
féodalité  se  trouvait  en  pleine  décadence,  que  la  politique  et  le 
militarisme  l'emportaient  sur  toute  autre  préoccupation,  enga- 
geant les  princes,  les  grands  et  l'Église  elle-même  dans  des  dis- 
cordes sans  fin  et  des  luttes  interminables.  Le  Portugal  fut  en- 
traîné comme  les  autres  États  du  continent  dans  cette  ronde 
infernale.  Sans  doute,  au  début,  il  est  certain  que  des  efforts 
sérieux  furent  tentés,  soit  par  les  rois  bourguignons,  soit  par 
les  ordres  religieux,  soit  par  de  grands  propriétaires  ou  des 
communes,  pour  hâter  la  repopulation  et  la  mise  en  culture  du 
pays.  Le  roi  Diniz  a  mérité  le  surnom  glorieux  de  Labou- 
reur. On  voit  encore  dans  les  antiques  couvents  d'Alcobaça 
et  de  Batalha,  d'immenses  étables,  de  grands  magasins  qui 
servaient  autrefois,  vraisemblablement,  au  fonctionnement 
d'une  vaste  exploitation  agricole.  Des  colons  furent  attirés  de 
divers  pays  par  des  concessions  de  terre,  des  baux  perpétuels, 
des  franchises  et  des  exemptions  de  taxes  ou  de  services.  Des 
communes  bourgeoises  furent  aussi  instituées  dans  l'intérêt  du 
commerce  et  de  la  fabrication.  Il  y  eut  donc,  à  l'origine  de  la 
jeune  monarchie,  un  effort  d'organisation  très  remarquable, 
conduit  avec  beaucoup  d'intelligence  et  un  grand  sens  pra- 
tique. De  temps  en  temps,  par  la  suite,  des  essais  analogues 
furent  encore  tentés.  Mais  le  résultat  demeura  toujours  assez 
médiocre,  pour  diverses  raisons. 

D'abord,  on  doit  remarquer  que,  si  certains  princes  ont  cru 
nécessaire,  à  plusieurs  reprises,  de  légiférer  avec  abondance 
pour  galvaniser  l'agriculture  et  les  arts  usuels,  cela  prouve  sur- 
tout que  les  particuliers  ne  faisaient  pas  de  bien  grands  efforts 
pour  défricher  le  sol  et  pour  créer  des  ateliers'.  Il  était  d'ail- 
leurs difficile  que  les  choses  allassent  autrement.  Après  la  recon- 
quête, la  population   s'était  trouvée  divisée  en  quatre  ordres 

1.  En  1375,  environ  250  ans  après  le  début  de  la  reconquête,  fut  promulguée  la 
Lei  (las  Sesmarias,  qui  ordonnait  la  mise  en  culture  des  terres,  sous  peine  de  con- 
Jiscation;  elle  ne  donna  aucun  résultat. 


GENS   ET    CHOSES    d'aUïUEKOIS.  25 

bien  distincts  :  la  noblesse  haute  et  basse,  le  clergé  supérieur 
et  inférieur,  la  bourgeoisie  urbaine,  le  peuple.  Ce  dernier  était 
composé  d'éléments  assez  divers  par  leurs  origines,  et  aussi  par 
leur  état  social.  C'étaient  ou  bien  des  patriarcaux  dominés 
par  l'esprit  de  tradition,  ou  bien  des  désorganisés  prêts  au  con- 
traire à  suivre  toutes  les  impulsions,  mais  peu  capables  d'agir 
par  eux-mêmes.  La  bourgeoisie,  peu  nombreuse,  composée  sur- 
tout de  juifs  et  de  descendants  des  familles  maures  ou  mozara- 
bes, se  trouvait  à  peu  près  dans  le  même  cas.  Le  clergé  inférieur 
n'avait  ni  instruction,  ni  moyens,  ni  influence;  le  clergé  supé- 
rieur se  recrutait  parmi  les  fils  de  la  noblesse,  qui  voyaient  là 
une  carrière  où  chacun  pouvait  déployer  dans  l'intérêt  de  sa 
propre  ambition  tous  les  efforts  de  l'intrigue  ;  bientôt  les  cou- 
vents furent  également  peuplés  de  cadets  qui  vivaient  dans 
l'oisiveté  aux  dépens  des  fondations  pieuses,  et  ne  songeaient 
qu'à  en  étendre  les  domaines  et  le  profit.  Souvent  les  ambitions 
et  les  appétits  du  clergé  le  mirent  en  lutte  ouverte  contre  le 
pouvoir  royal,  pour  conserver  ses  privilèges  ou  en  obtenir  de 
nouveaux.  La  haute  noblesse,  propriétaire  de  la  plus  grande 
partie  du  sol,  avait  grand  intérêt  à  le  mettre  en  valeur,  puis- 
qu'elle en  tirait  ses  principaux  revenus.  Mais,  absorbée  bientôt 
par  les  luttes  d'influence  ou  les  guerres  incessantes,  elle  se  dé- 
sintéressa vite  de  la  conduite  du  travail,  et  trouva  commode  de 
diviser  autant  que  possible  ses  domaines  en  petites  exploitations 
dont  elle  se  bornait  à  recevoir  les  fermages;  le  surplus  demeu- 
rait à  l'état  de  forêts,  de  pâtures  ou  de  landes  incultes.  Enfin, 
la  noblesse  inférieure  était  composée  surtout  de  cadets  sans  for- 
tune, élevés  dans  l'oisiveté  et  préparés  uniquement  pour  l'Église 
ou  pour  le  métier  des  armes.  Aussi  n'avait-elle  qu'une  préoccu- 
pation :  trouver  le  meilleur  moyen  de  vivre  aux  dépens  d'au- 
trui;  groupée  en  clans  autour  de  quelques  familles  puissantes, 
elle  était  continuellement  occupée  à  usurper  les  biens  ou  les  revenus 
de  l'Église,  des  communes  ou  des  juifs.  Enfait,  dès  lesoriginesde  la 
monarchie  portugaise,  la  nation  se  trouve,  par  l'effet  des  circons- 
tances, dans  un  état  parfaitement  hétérogène.  Deux  formations 
sociales  opposées  y  sont  d'abord  en  présence  :  d'un  côté,  c'est 


26  LE   PAYS    ET   LA   RACE. 

la  communauté  maure  et  juive,  avec  sa  tendance  à  la  stagna- 
tion; de  l'autre,  apparaît  le  type  féodal  importé  par  les  princes 
bourguignons  et  leurs  ciievaliers,  dont  la  tendance  primitive 
est  au  contraire  favorable  au  développement  du  particulier. 
Entre  ces  deux  extrêmes  s'agite  une  masse  de  gens  déracinés, 
désorganisés,  déliés  de  la  tradition,  sans  formation  sociale  dé- 
finie. Dans  la  suite,  les  guerres  civiles  et  extérieures,  les  persé- 
cutions religieuses,  l'abus  des  privilèges  et  de  la  vie  militaire  ou 
religieuse,  désorganisèrent  la  famille  féodale  aussi  bien  que  la 
famille  communautaire.  De  très  bonne  heure,  la  nation  entière, 
ou  à  peu  près,  tomba  dans  cet  état  social  indécis,  flottant,  in- 
cohérent, qui  caractérise  les  peuples  désorganisés,  et  qui  se  con- 
tinue indéfiniment  par  l'insuffisance  de  l'éducation.  Gomment 
celle-ci  pourrait-elle,  en  effet,  se  transmettre  d'une  façon  régu- 
lière et  permanente,  quand  les  familles  sont  troublées  et  désa- 
grégées par  le  désordre  public  ou  par  les  hasards  d'une  exis- 
tence fondée  sur  des  éléments  artificiels,  comme  le  privilège,  la 
faveur,  les  aventures  guerrières,  etc.  Seul,  le  travail  stable,  ré- 
gulier, normal,  permet  au  type  social  de  se  conserver  et  de  se 
perfectionner.  C'est  dans  les  régions  les  mieux  isolées,  comme 
les  îles,  les  montagnes,  les  contrées  peu  accessibles,  que  les 
formes  sociales  se  sont  conservées  avec  la  plus  durable  pu- 
reté. Ici,  au  contraire,  tout  a  été  de  bonne  heure  mélangé,  con- 
fondu, dérangé  et  eflacé. 

Ces  brèves  indications  jettent  une  vive  lumière  sur  le  passé  et 
le  présent  de  la  nation  portugaise  ;  elles  nous  donnent  notam- 
ment la  clef  de  son  étonnante  expansion  maritime  suivie  d'un 
rapide  déclin.  D'abord,  les  relations  conservées  en  Orient  par  les 
familles  juives  et  maures,  leur  facilitèrent  l'établissement  ou  le 
maintien  de  transactions  fructueuses  avec  les  ports  de  la  Syrie  et 
de  l'Egypte.  Le  Portugal  en  tira  avantage  pour  s'emparer  d'une 
partie  au  moins  du  mouvement  commercial  abandonné  peu  à 
peu  par  les  Grecs  et  les  Italiens.  Lisbonne  et  Porto  devinrent  les 
échelles  maritimes  inévitables  entre  la  Méditerranée  et  l'Eu- 
rope occidentale.  Une  classe  importante  de  négociants  et  de 
financiers  se  forma  et  étendit  ses  affaires  jusqu'au  fond  de  la 


GENS    HT    CIIOSKS    D'aUTREFOIS.  27 

Baltique  1.  Le  commerce  des  produits  rares  tirés  de  l'Inde  déve- 
loppa celui  des  denrées  du  pays. 

La  prospérité  croissante  de  la  classe  moyenne  ne  tarda  guère 
à  porter  ombrage  aux  hommes  de  cour  et  d'Ég-lise,  qui  déjà  se 
disputaient  la  conduite  et  les  profits  du  pouvoir.  Craignant,  non 
sans  raison  du  reste,  d'être  évincés  par  ces  grands  marchands 
riches  d'expérience  et  d'argent,  ils  s'en  débarrassèrent  dès  la 
fin  du  xv°  siècle  par  la  persécution  religieuse  et  la  confiscation. 
Les  uns  refluèrent  vers  l'Afrique,  les  autres  se  réfugièrent  en 
France,  en  Italie,  en  Hollande,  en  Angleterre.  Le  développement 
économique  se  ralentit  en  Portugal  ^,  et  progressa  rapidement, 
au  contraire,  dans  les  autres  pays. 


V.    L  EXPANSION    COLONIALE    ET    SES    RESULTATS. 

Cependant,  le  grand  courant  d'aventures  caractérisé  par  les 
croisades  avait  pris  fin.  Les  guerres  continentales,  encore  fré- 
quentes, n'offraient  ni  le  même  attrait,  ni  les  mêmes  occasions 
de  profit  que  les  expéditions  en  pays  infidèle.  La  jeunesse  noble, 
écartée  du  travail  par  l'orgueil  de  caste,  réduite  à  la  portion 
congrue  par  le  droit  d'aînesse  et  l'encombrement  des  offices 
royaux  ou  des  charges  ecclésiastiques,  cherchait  des  débouchés. 
Déjà  un  prince  devenu  légendaire  et  qui  était  lui-même  un 
cadet  royal,  s'était  efforcé,  dans  le  premier  tiers  du  xv^  siècle, 
de  pousser  ses  concitoyens  vers  la  mer  et  les  expéditions 
coloniales.  Par  l'effet  des  premiers  succès  ,  le  mouvement 
s'accentua  sous  l'impulsion  royale,  et  les  explorations  se  multi- 
plièrent. 

Successivement,  les  Portugais  découvrirent  les  côtes  lointaines 
de  l'Afrique  (1434-1447)  ,  la  route  maritime  de  l'Inde  (148G- 
1496)  et  les  rivages  du  Brésil  (1500).  Aussitôt  la  classe  supé- 


1.  Au  xive  siècle,  les  armateurs  portugais  expoitaieut  du  blé  et  du  poisson  salé  à 
Riga;  en  1353,  Edouard  III  leur  concédait  le  droit  de  pèche  sur  les  côtes  anglaises. 

2.  A  la  (in  du  xiv  siècle,  les  Portugais  ne  faisaient  plus  guère  que  du  cabotage; 
leurs  premières  expéditions  furent  dirigées  par  des  Génois. 


28  LE    PAYS   ET    LA    RACE. 

rieur  e  se  porta  vers  ce  nouveau  champ  d'aventures  et  de  profit. 
Comment  s'y  prit-elle  pour  l'exploiter?  Si  l'histoire  ne  le  racon- 
tait pas,  on  pourrait  aisément  le  deviner.  Des  hommes  qui  mé- 
prisaient toute  occupation  d'un  caractère  mercantile  ne  pouvaient 
tirer  parti  de  leurs  découvertes  que  par  un  seul  moyen  :  l'exploi- 
tation administrative  et  fiscale.  Us  devinrent  donc  gouver- 
neurs, officiers,  fonctionnaires,  et  comme  les  meilleurs  gains 
semblaient  en  voie  de  passer  entre  les  mains  des  négociants 
étrangers,  accourus  à  la  suite  des  conquérants  portugais  i, 
on  organisa  le  monopole  du  trafic  entre  les  pays  soumis  et 
l'Europe. 

Cette  manière  de  faire  eut  deux  conséquences  également 
graves.  D'abord,  le  Portugal  se  créa  des  ennemis  irréconciliables, 
qui  mirent  tout  en  œuvre  pour  l'évincer  ou  même  pour  l'annexer 
avec  toutes  ses  possessions-.  Ensuite,  presque  toute  l'activité  de  la 
nation  se  porta  vers  les  colonies,  non  pour  les  mettre  en  valeur 
par  un  effort  régulier,  mais  pour  les  épuiser  par  tous  les  moyens 
possibles  :  contributions  arbitraires,  impôts  excessifs,  pillage 
même.  Dans  la  métropole,  tout  fut  subordonné  à  cette  préoc- 
cupation, et  sacrifié  au  maintien  du  fructueux  monopole,  dont 
on  tirait  du  reste  un  bien  médiocre  parti  ^.  Les  familles  in- 
fluentes, les  agents  du  gouvernement,  quelques  marchands  fa- 
vorisés, réalisèrent  ainsi  de  grandes  fortunes*.  Mais  le  peuple, 
abandonné  à  lui-même,  tomba  dans  une  sorte  de  dépérissement, 
et  vécut  dans  une  réelle  misère  à  côté  du  luxe  des  privilégiés. 
Dans  la  suite,  la  concurrence  des  autres  nations  diminua  les  pro- 
fits, mais  on  vit  surgir  bientôt  un  nouvel  élément  de  richesse, 
au  moins  apparente.  Au  xvir  siècle,  le  Brésil  commença  de 
fournir  de  l'or  en  abondance,  mais  seulement  au  profit  du  Trésor 

î.  Les  premières  (lottes  envoyées  dans  l'Inde  portaient  des  négociants  du  nord,  mais 
bientôt  ils  furent  rigoureusement  exclus,  ainsi  que  leurs  navires. 

2.  Annexion  à  l'Espagne  par  Philippe  II  en  1580;  elle  dura  jusqu'en  1640.  En  1595, 
les  Hollandais  s'emparent  de  plusieurs  colonies  portugaises. 

3.  Nul  ne  pouvait  trafiquer  avec  les  colonies  sans  une  autorisation  royale.  Les 
marchandises  devaient  être  amenées  à  Lisbonne,  où  des  navires  étrangers,  surtout 
hollandais,  venaient  les  prendre  pour  les  porter  dans  les  pays  du  nord. 

4.  Selon  R.  de  Oliveira,  chroniqueur  du  xvi"  siècle,  il  y  avait  à  Lisbonne  en  1551 
jusqu'à  4.30  orfèvres,  ce  qui  indique  un  grand  luxe. 


GENS   ET    CHOSES   d'aUTREFOIS.  29 

royal  et  de  quelques  hauts  personnages.  Cet  or  fut  gaspillé  en 
prodigalités  absurdes  dont  profitèrent  les  fabriques  étrang-ères. 
Mais  le  pays  demeura  dans  la  position  d'inertie  industrielle,  de 
routine  agricole,  d'impuissance  commerciale  où  il  était  tombé 
par  l'effet  de  la  désertion  de  la  classe  dirigeante.  Les  proprié- 
taires avaient  abandonné  leurs  domaines  à  la  petite  exploitation 
paysanne,  et  détourné  leurs  fils  des  carrières  utiles.  Aussi,  dès 
le  xvii"  siècle,  on  ne  trouve  plus  guère  en  Portugal  que  deux, 
classes  absolument  distinctes  l'une  de  l'autre,  la  noblesse  oisive, 
et  le  peuple,  paysans  ou  artisans,  laissé  entièrement  à  lui-même 
et  vivant  dans  l'ignorance,  la  stagnation,  la  pauvreté  K  Si  quel- 
ques petits  fabricants  ou  négociants  arrivaient  à  réaliser  une 
certaine  fortune,  ils  formaient  des  exceptions  trop  rares  pour 
composer  une  nouvelle  classe  dirigeante  capable  d'entraîner  la 
population  et  de  la  guider  vers  un  régime  économique  plus  actif 
et  plus  prospère.  Toute  troupe,  tout  groupe  a  besoin  de  chefs  et 
de  guides.  Ici,  ces  organes  sociaux  indispensables  ayant  failli  à 
leur  tâche,  la  nation  en  était  arrivée  à  se  traîner  misérablement 
dans  la  médiocrité  au  moment  même  où  lor  lui  arrivait  avec  la 
plus  grande  abondance.  Comment  pourrait-on  mieux  démontrer 
que  la  vraie  richesse  résulte  d'un  travail  bien  organisé  par  une 
nation  régulièrement  ordonnée,  bien  plus  que  de  l'abondance 
artificielle  de  la  monnaie. 

Nous  pouvons  tirer  encore  de  ces  circonstances  une  autre 
leçon,  non  moins  utile.  Pendant  |cette  période,  des  princes  et  des 
hommes  d'État  éclairés,  comprenant  l'erreur  colossale  de  leur 
temps,  s'efiorcèrent  une  fois  de  plus  de  ramener  la  nation  dans 
des  voies  plus  normales,  au  moyen  de  mesures  législatives  et 
administratives.  Le  résultat  fut  à  peu  près  nul,  parce  que  l'orga- 
nisation du  travail  est  un  fait  naturel,  qui  ne  peut  se  réahser 
pleinement  et  de  façon  durable   au  moyen   de  mesures  artifî- 

1.  Sa  position  était  aggravée  encore  par  le  développement  de  l'esclavage.  A  partir 
de  la  fin  du  xv"  siècle,  un  grand  nombre  de  Maures,  de  nègres,  d'indigènes  brésiliens, 
furent  importés  et  employés  comme  domestiques  et  ouvriers  urbains  ou  ruraux.  Il  en 
résulta  une  licence  des  mœurs  très  préjudiciable  à  la  famille  et  à  l'éducation  ainsi 
qu'un  métissage  donnant  des  désorganisés.  L'esclavage  fut  aboli  par  Pombal  au  milieu 
du  xviir  siècle. 


30  LE    PAYS    ET   LA    RACE. 

cielles.  Il  faut  ici  les  efforts  multiples  et  harmoniques  de  la 
nation  entière.  Les  initiatives  partielles  et  incohérentes  d'une 
bureaucratie  n'y  ont  jamais  suffi  et  nV  suffiront  jamais,  même 
sous  rimpulsion  du  génie  organisateur  d'un  Pombal. 


VI.   LA    SlTrATION    AU    MILIEU    DU  XIX'=    SIÈCLE. 

Au  début  du  xix''  siècle,  le  Portugal  végétait,  ne  conservant 
quelque  prestige  au  dehors  que  grâce  aux  ressources  financières 
qu'il  tirait  du  Brésil_,  et  qui  profitaient  si  peu  au  pays,  où  elles 
ne  faisaient  guère  que  passer  pour  aller  ensuite  se  répandre  chez 
les  peuples  industriels.  La  ville  de  Lisbonne,  qui  réunissait 
tous  les  gens  influents  ou  riches,  présentait  seule  les  appa- 
rences de  la  prosjîérité.  Porto  avait  aussi  quelque  activité.  Mais 
le  reste  du  pays  demeurait  comme  abandonné.  On  ne  trou- 
vait alors  dans  tout  le  royaume  qu'une  seule  route  passable 
établie  sur  une  distance  de  quelques  lieues,  entre  la  capitale 
et  le  château  royal  situé  au-dessus  du  village  de  Cintra,  C'est 
dire  à  quel  point  les  communications  étaient  difficiles  et 
rares. 

Coup  sur  coup,  toute  une  série  d'événements  fâcheux  intervin- 
rent pour  achever  l'œuvre  de  désorganisation  des  siècles  anté- 
rieurs. La  grande  crise  militaire  de  la  période  napoléonienne, 
r  invasion,  l'occupation  anglaise,  achevèrent  la  ruine  du  com- 
merce. Bientôt  après,  la  séparation  du  Brésil  supprima  une 
importante  source  de  revenus  et  d'emplois.  A  l'intérieur^  des  com- 
pétitions dynastiques  provoquèrent  des  crises  politiques  aiguës 
et  des  guerres  civiles.  Pendant  près  d'un  demi-siècle,  le  pays  fut 
ainsi  presque  continuellement  en  proie  aux  difficultés  les  plus 
graves.  La  politique  avait  pris  le  premier  rang  dans  les  préoc- 
cupations de  la  classe  supérieure.  Tout  lui  était  subordonné,  et 
tout  en  souffrait.  L'agriculture  et  l'industrie  demeuraient  dans 
un  état  tout  à  fait  primitif  et  stagnant.  Le  commerce,  également 
tombé  dans  une  situation  des  plus  médiocres,  était  passé  pour 


(lENS   ET    CHOSES    d'aL  TKEFOIS.  31 

une  grande  partie  aux  mains  de  maisons  étrangères.  Des  mesures 
législatives  prises  hâtivement  et  sans  discernement,  opéraient 
dans  le  régime  de  la  propriété  une  véritable  révolution;  le  sol, 
mobilisé  en  masse,  par  la  brusque  suppression  de  la  main-morte, 
des  majorais  et  du  droit  d'ainesse,  devenait  un  objet  de  spécula- 
tion au  profit  d'un  petit  nombre  de  capitalistes.  En  résumé,  tout 
chez  ce  malheureux  peuple  se  trouvait  déplacé,  dérangé,  désor- 
ganisé. La  terre  se  distribuait  au  hasard,  et  la  culture  était  sans 
direction;  l'industrie,  abandonnée  également  aux  mains  des 
petites  gens,  gardait  les  méthodes  anciennes  avec  le  petit  ate- 
lier; le  commerce  se  limitait  à  quelques  rares  produits  naturels; 
on  manquait  à  la  fois,  pour  ranimer  l'activité  économique,  de 
patrons,  de  personnel  capable  et  de  capitaux.  Aussi,  le  peuple 
végétait  dans  une  sombre  pauvreté,  tandis  que  la  classe  supé- 
rieure, peu  cultivée,  paralysée  par  des  préjugés  ridicules,  vivait 
dans  une  oisiveté  bien  souvent  corrompue,  ou  passait  son  temps 
à  briguer  des  faveurs  ou  des  places.  Divisée  en  clans  politiques, 
elle  s'acharnait  aux  luttes  les  plus  stériles  et  laissait  le  pays 
marcher  à  la  dérive.  Triste  époque  en  vérité,  pendant  laquelle 
on  vit  ce  peuple  portugais,  bon,  laborieux,  intelligent,  demeurer 
en  dehors  du  progrès  général  et  se  mettre  ainsi  dans  un  état  de 
fâcheux  retard  et  d'infériorité  dangereuse  vis-à-vis  des  autres 
nations  d'Occident. 

L'examen  des  conditions  générales  naturelles  du  pays  portu- 
gais nous  a  amené  à  cette  conclusion  que,  pour  le  mettre  com- 
plètement en  valeur,  il  eût  fallu  déployer  beaucoup  d'initiative, 
de  capacité,  d'esprit  de  suite,  et  engager  de  grands  capitaux. 
Or,  nous  venons  de  constater  que  la  nation  a  été  prématurément 
désorganisée,  et  constamment  détournée  du  régime  normal  du 
travail,  par  une  série  de  circonstances  compliquées,  qui  la 
poussait  à  porter  tout  son  effort  au  dehors  sous  une  forme 
militaire  ou  administrative.  En  même  temps,  dédaigneuse  des 
métiers  usuels,  la  classe  aisée  gaspillait  également  au  dehors  ses 
revenus,  laissant  le  pays  sans  capitaux,  comme  sans  entreprises 
et  sans  outillage.  Ceci  explique  assez  pourquoi  le  Portugal,  qui 
un  moment  avait  paru  destiné  au  plus  brillant  avenir,  se  trou- 


32  LE   PAYS   ET   LA   RACE. 

vait  au  milieu  du  xix"  siècle  placé  parmi  les  États  les  plus  arrié- 
rés de  l'Occident. 

Depuis  lors,  cette  pénible  situation  s'est  modifiée  dans  une 
mesure  sensible,  sans  qu'il  ait  été  possible,  cependant,  de  rega- 
gner le  temps  perdu.  C'est  que  le  fardeau  du  passé  pèse  encore 
lourdement  sur  la  vie  nationale.  Il  est  nécessaire  de  montrer 
pourquoi  et  comment. 


III 

MŒURS  CONTEMPORAINES 


Physionomie  sociale  actuelle  de  la  nation. —  Les  classes.  —  L'éducation.  —  La 
politique  et  le  travail.  —  La  femme,  sa  situation  sociale  et  morale.  —  Le  mou- 
vement intellectuel.  —  Les  incertitudes  du  temps  présent. 


1.    —    PHYSIONOMIE   SOQALE  ACTUELLE   DE  LA   NATION. 

Peu  de  nations  ont  été  soumises  à  des  actions  désorganisa- 
trices  aussi  profondes  et  aussi  continues  que  celles  dont  le  peu- 
ple portugais   a   souffert.   Nous  venons  de  constater   en  efiet 
que,  depuis  l'antiquité  jusqu'au  milieu  du  siècle  dernier,  tout  a 
conspiré  pour  détruire  les  anciens  cadres  sociaux,  entraver  le 
travail  dans  ses  diverses  branches,  dérouter  le  mouvement  éco- 
nomique, et  pour  créer  enfin  une  situation  tout  artificielle,  basée 
sur  des  ressources  précaires  et  sur  des  procédés  corrupteurs. 
Dèsle  XVI'  siècle,  la  classe  supérieure  prétendait  vivre  exclusive- 
ment des  richesses  tirées  de  l'Inde  ;  plus  tard,  elle  les  remplaça  par 
les  trésors  du  Brésil.  Dès  lors,  elle  se  considéra  tout  entière 
comme  un  fils  de  famille  opulent  et  oisif,  préoccupé  uniquement 
de  ses  plaisirs,  et  qui  pour  toutes  choses  a  recours  au  travail 
d'autrui.  La  fortune  a  tourné;  les  anciennes  familles  ont  été  en 
grand  nombre  ruinées  par  leur  propre  prodigalité  autant  que 
par  les  révolutions,  et  comme  le  peuple  était  lui-même  fort  pau- 
vre, la  nation  est  tombée  presque  subitement  dans  une  situa- 
tion générale  très  précaire.  Vers  1850,  à  la  fin  des  grands  trou- 


34  LE    PAYS    ET    I.A   RACE. 

bles  politiques  dont  le  pays  a  souffert  durant  cinquante  années,  le 
Portugal  se  trouvait  sans  activité  économique,  sans  capitaux,  et 
presque  sans  hommes  capables  de  conduire  un  mouvement  de 
reconstitution  nationale.  L'agriculture  était  tombée  à  tel  point 
que  le  royaume  devait  importer  la  plus  grande  partie  du  blé  et 
de  la  viande  nécessaires  pour  la  consommation  des  villes. 
L'industrie  mécanique  n'existait  pas.  On  ne  trouvait  nulle  part 
ni  ports  outillés,  ni  routes,  ni  chemins  de  fer.  L'argent  était 
rare  et  le  crédit  nul.  L'instruction  secondaire  et  supérieure 
demeuraient  rudimentaires  et  sans  valeur  pratique,  l'instruction 
primaire  existait  à  peine.  Mais  de  toutes  les  circonstances  défa- 
vorables, la  plus  grave  résidait  certainement  dans  le  défaut 
d'organisation  sociale  résultant  des  faits  du  passé.  C'est  là  un 
point  si  capital,  que  nous  devrons  y  insister,  car  tant  qu'il  ne 
sera  pas  clairement  aperçu  et  compris  par  les  intéressés,  ils  ne 
parviendront  pas  à  surmonter  les  difficultés  au  milieu  desquelles 
ils  se  débattent  encore.  Pour  bien  saisir  le  sens  et  la  portée  de 
cette  désorganisation  ancienne,  ainsi  que  la  physionomie 
sociale  actuelle  de  cette  nation,  on  doit  analyser  la  condition 
de  chacune  des  classes  qui  la  composent  '. 

La  haute  aristocratie  terrienne  ne  joue  plus  guère  qu'un  rôle 
honorifique.  Très  réduite  en  nombre,  elle  a  laissé  péricliter  sa 
fonction  sociale  en  abandonnant  la  direction  de  ses  domaines  et 
en  se  désintéressant  des  choses  du  travail.  Après  avoir  abusé  de 
l'autorité  et  du  privilège,  elle  a  perdu  à  la  fois  l'un  et  l'autre 
pour  tomber  dans  une  position  secondaire,  où  elle  achève  de 
s'éteindre  peu  à  peu.  L'aristocratie  nouvelle  ne  la  remplace 
point,  car  elle  est  plutôt  une  haute  bourgeoisie  dont  les  titres 
ne  sont  certes  pas  sans  prestige.  Mais  on  ne  saurait  faire  revivre 
des  institutions  anciennes  dans  un  milieu  nouveau. 

Autrefois,  il  n'existait  entre  la  classe  aristocratique  et  le  peu- 
ple qu'une  bourgeoisie  peu  nombreuse,  cantonnée  dans  le  com- 


1.  Le  Portugal  comptait  en  1900,  avec  les  Açores,  à  peu  près  5.500.000  âmes, 
dont  un  peu  plus  de  40.000  étrangers,  pour  la  plupart  Espagnols.  Depuis  que  le  pays 
est  relativement  tranquille,  l'accroissement  est  rapide  (près  d'un  million  d'âmes  en 
trente  ans). 


MOEURS   CONTEMPORAINES.  35 

merceetles  bas  offices,  sans  autorité,  sans  influence  et  de  petits 
moyens.  Aujourd'hui,  il  n'en  est  plus  de  même,  pour  diverses 
raisons.  D'abord,  l'ancienne  noblesse  secondaire  a  subi  uneévolu- 
ticm  profonde. 

Appauvrie,  souvent  ruinée  même  par  les  événements  po- 
litiques, elle  a  couru  pour  ainsi  dire  au  devant  de  sa  déchéance 
par  la  liquidation  de  ses  majorats  et  le  partage  de  ses  biens , 
«légrevés  du  droit  d'aînesse.  En  peu  d'années,  beaucoup  de 
familles  ont  perdu  leur  ancienne  prééminence,  avec  leur  for- 
tune et  leurs  privilèges,  et  ont  grossi  les  rangs  de  la  classe 
moyenne.  Les  autres  ne  se  distinguent  plus  que  par  leur  nom  et 
leur  fortune  territoriale,  encore  celle-ci  est-elle  souvent  égalée 
ou  dépassée  par  des  fortunes  nouvelles,  sorties  des  affaires,  et 
parfois  de  la  spéculation.  Ensuite,  la  bourgeoisie,  profitant  des 
circonstances  nouvelles,  s'est  largement  recrutée  par  en  bas  . 
Beaucoup  de  gens,  plus  ou  moins  enrichis,  notamment  par 
l'émigration  temporaire,  sont  sortis  du  peuple  et  ont  poussé 
leurs  enfants  ou  leurs  proches  parmi  la  classe  aisée.  En  fait , 
c'est  la  bourgeoisie  qui  conduit  actuellement  le  Portugal,  et 
tient  la  première  place  dans  le  mouvement  social.  Il  est  donc 
très  important  de  bien  connaître  sa  constitution  intime. 


II.  LA    DESORGANISATION    DU  TYPE    FAMILIAL. 

Pour  bien  comprendre  cette  situation,  nous  devons  nous  ren- 
dre un  compte  exact  du  fait  social  considérable,  décisif,  qui 
domine  et  influence  toutes  les  manifestations  de  la  vie  nationale 
portugaise.  Il  s'agit  de  l'expliquer  d'une  façon  complète,  dé- 
monstrative. Pour  cela  nous  invoquerons  avant  tout  la  leçon 
des  faits. 

Ce  phénomène  dont  nous  avons  déjà  montré  la  genèse  et  dont 
toutes  les  conséquences  nous  apparaîtront  bientôt,  c'est  la  dé- 
sorganisation du  type  familial.  Nous  savons  comment  des  cir- 
constances anciennes,  agissant  durant  des  siècles,  ont  à  diverses 
reprises  mélangé,  bouleversé,  parfois  détruit  et  remplacé  les 


36  LE    PAYS    ET    LA    RACE. 

populations  d'une  manière  plus  ou  moins  complète.  Des  races 
régulièrement  organisées  ont  occupé  certaines  régions.  Puis 
il  en  est  survenu  d'autres  qui  étaient  déjà  en  partie  au  moins 
sorties  de  leur  moule  social  primitif.  Enfin,  la  guerre,  la  misère, 
Fesclavage,  des  combinaisons  économiques  exceptionnelles  ont 
effacé  presque  partout  les  anciennes  coutumes  familiales  et  créé 
dès  longtemps  en  Lusitanie  ce  que  nous  avons  appelé  un  type 
social  désorganisé.  Un  exemple  assez  précis  va  nous  faire  appa- 
■raitre  cette  évolution  sous  une  forme  vivante  et  en  quelque 
sorte  palpable. 

Les  formes  d'organisation  sociale  ne  naissent  pas  au  hasard. 
Elles  se  développent  sous  des  influences  précises,  qui  tiennent 
principalement  à  la  nature  du  lieu  habité  et  au  régime  du  tra- 
vail prédominant.  Dans  certaines  régions  difficiles  à  transfor- 
mer, elles  se  maintiennent  mieux  qu'ailleurs  sous  l'influence 
d'un  régime  très  simple  du  travail.  La  combinaison  de  ces  deux 
circonstances  s'oppose  en  eflet  aux  complications  croissantes  qui 
tendent  à  rompre  les  antiques  coutumes  et  les  vieilles  formes. 
Or,  il  existe  en  Portugal  une  région  qui  présente  à  peu  près  les 
conditions  propres  à  conserver  le  type  social  simple  qui  fut  pri- 
mitivement celui  de  presque  tous  les  habitants  du  pays,  depuis 
les  Ligures  et  les  Ibères  jusqu'aux  Maures.  Cette  région,  assez 
réduite,  forme  l'angle  nord-est  du  pays,  l'ancienne  province  de 
Tras  os  Montes,  ce  qui  signifie  «  au  delà  des  monts  ».  Il  serait 
plus  exact  d'ailleurs  de  dire  «  sur  les  monts  ».  En  effet,  presque 
tout  le  pays  entre  Minho  et  Douro  est  formé  par  les  prolonge- 
ments des  terrasses  galiciennes,  qui  vont  en  s'abaissant  vers  le 
sud  et  l'ouest.  On  trouve  là  des  plateaux  étages,  bossues  par 
des  chaînons,  dont  l'altitude  varie  entre  300  et  1.600  mètres,  les 
plus  élevés  se  trouvant  sur  la  frontière.  Des  cours  d'eau  torren- 
tiels ont  entaillé  ces  plateaux,  creusant  des  vallées  étroites  et 
profondes.  Ce  massif  est  formé  surtout  de  roches  cristallines, 
dont  la  décomposition  donne  un  sol  léger  et  maigre,  sauf  tout  à 
fait  au  fond  des  vallées,  où  la  terre  et  l'humus  sont  accumulés 
par  les  eaux.  11  est  même  arrivé  que  les  pluies  ont  totalement 
lavé  les  roches  des  sommets,  imprudemment  déboisés  par  les 


MOEURS   CONTEMPORAINES.  37 

pAtres  et  les  charbonniers,  on  sorte  que  des  surfaces  assez  éten- 
dues sont  devenues  impropres  à  toute  végétation.  Ailleurs,  les 
plateaux  sont  couverts  d  une  couche  si  mince  et  si  maigre,  qu'il 
est  difficile  d'y  faire  pousser  autre  chose  que  du  gazon  ou  des 
buissons.  De  plus,  les  pentes  sont  ordinairement  si  raides,  que 
la  culture  trouve  les  plus  grandes  difficultés  à  s'y  établir,  d'au- 
tant plus  que  le  climat  est  peu  favorable.  En  effet,  les  monta- 
gnes étant  en  général  orientées  du  nord  au  sud,  les  premières 
chaînes,  rangées  près  de  l'Océan,  condensent  la  plus  grande 
partie  des  vapeurs,  si  bien  que  l'arrière-pays  ne  reçoit  que  des 
pluies  insuffisantes.  Les  plateaux  et  les  pentes  de  l'intérieur  sont 
donc  fort  arides,  et  en  même  temps  très  difficiles  à  irriguer,  à 
cause  de  l'irrégularité  de  la  surface.  Enfin,  l'altitude  rend  les 
hivers  assez  rigoureux,  tandis  que  les  étés  sont  brûlants,  toutes 
choses  encore  défavorables  à  la  culture. 

Il  est  résulté  de  tout  cela  deux  conséquences  capitales.  En  pre- 
mier lieu,  les  habitants  de.  Tras  os  Montes  ont  dû  en  général 
pratiquer  de  façon  permanente  une  agriculture  simple  et  à  peu 
près  immuable.  Labourant  le  fond  des  vallées,  ils  utilisent  les 
pentes  soit  par  le  boisement  soit  par  la  pâture.  Dans  ces  condi- 
tions, l'appropriation  particulière  de  la  totalité  du  sol  se  révé- 
lait comme  nuisible.  En  effet,  une  expérience  répétée  en  bien 
des  pays  a  montré  que,  dans  de  telles  circonstances,  l'exploita- 
tion en  commun  des  bois  et  des  patis  est  bien  plus  avantageuse 
pour  tout  le  monde,  qu'un  partage  obligeant  chacun  à  organiser, 
avec  ses  seules  forces,  une  exploitation  difficile,  parce  qu'elle 
porte  sur  des  terres  éloignées  les  unes  des  autres,  d'accès  diffi- 
cile, et  de  faible  rendement'.  Gela  explique  pourquoi,  dans  les 
régions  montagneuses,  les  communautés  d'habitants  se  sont 
maintenues  à  travers  les  siècles,  tandis  qu'elles  se  désagrégeaient 
dans  la  plaine,  où  le  sol  permet  une  exploitation  variée  et  in- 
tense. 

Souvent  cette  communauté  de  groupe  se  complète  par  la  com- 
munauté de  famille,  laquelle  s'applique  alors  à  des  biens  plus 

1.  Cf.  les  monographies  du  Jura  bernois  et  de  la  vallée  d'Ossau  (Pyrénées), 
publiées  dans  la  revue  la  Science  sociale  par  MM.  R.  Pinot  et  F.  Butel. 


38  LE    PAYS   ET    LA   RACE. 

restreints,  comme  riiabitation  et  les  champs  labourables  situés 
dans  les  fonds'.  Dans  le  Tras  os  Montes,  la  communauté  de 
famille  parait  avoir  disparu  depuis  assez  longtemps;  du  moins 
le  code  civil  la  prohibe  et  a  dû  en  désagréger  les  dernières 
traces.  Mais  la  propriété  communale  a  subsisté  sur  une  grande 
échelle,  et  elle  donne  à  cette  région  une  physionomie  très 
spéciale,  essentiellement  diflérente  de  celle  du  reste  du  pays. 
C'est  pourquoi  il  est  nécessaire  de  la  connaître,  pour  mieux 
comprendre,  par  comparaison,  ce  qui  suivra.  Nous  pourrons 
ainsi  faire  la  différence  entre  un  type  encore  organisé,  au  moins 
en  partie,  et  celui  qui  ne  l'est  plus,  sinon  par  des  combinaisons 
artificielles,  qui  tiennent  lieu  des  traditions  naturelles,  mais  ne 
les  remplacent  pas. 


m.    —    LES    GROUPEMENTS  COMMUNAUTAIRES    1>ES  MONTAGNARDS 

DU  NORD. 

Les  communes  du  Tras  os  Montes,  mais  plus  spécialement 
celles  du  plateau  de  Barroso,  et  du  massif  de  Miranda,  sur  le 
cours  supérieur  du  Douro,  sont  restées  propriétaires  de  vastes 
espaces  :  landes,  forêts,  taillis,  pâtures  et  terrains  vagues.  Les 
parties  basses,  au  contraire,  aisément  cultivables,  sont  répar- 
ties entre  des  propriétaires  particuliers.  Il  parait  certain  que, 
autrefois,  la  population  étant  encore  restreinte,  la  culture  des 
champs  inférieurs,  combinés  avec  l'exploitation  en  commun  des 
terres  vagues,  suffisait  aux  besoins.  Plus  tard,  l'accroissement 
de  la  population  a  compliqué  un  peu  les  choses.  Il  a  fallu  mettre 
en  culture  des  parcelles  du  sol  commun,  en  dépit  de  sa  pau- 
vreté. Pour  tout  cela,  il  fallait  établir  un  régime  susceptible 
de  satisfaire  à  tous  les  besoins,  en  écartant  les  causes  d'abus, 
de  conflit,  de  trouble,  qui  ne  pouvaient  manquer  de  se  produire 


1 .  Nous  ne  pouvons  insister  ici  sur  la  constitution  et  les  effets  de  la  communauté 
de  famille,  qui  a  été  décrite  à  bien  des  reprises.  V.  notamment  la  monographie  du 
Baschkir  de  l'Oural,  dans  les  Ouvriers  européens,  et  notre  ouvrage  :  La  Production, 
le  Travail  et  le  Problème  social  ati  début  du  xx°  siècle,  1.  I". 


MœURS   CONTEMPORAINES.  .*J9 

avec  d'autant  plus  d'intensité  que  les  intérêts  devenaient  plus 
nombreux.  Et,  en  effet,  tout  un  ensenil)le  de  coutumes,  admi- 
rables dans  leur  précision  ingénieuse,  en  dépit  de  leurs  formes 
simples,  élémentaires,  s'est  établi  entre  ces  petits  paysans  pour 
leur  assurer  la  paisible  jouissance  de  leur  sol  ingrat^.  D'où  leur 
est  venue  cette  prévoyante  et  pratique  sagesse  ?  Un  législateur  de 
génie  leur  a-t-il  apporté  des  règlements  élaborés  par  un  effort 
dépensée  et  de  méditation?  Non  pas.  Pourvus  d'une  organisation 
familiale  très  forte,  (|ui  donnait  aux  chefs  de  famille  une  grande 
autorité,  ils  ont  modelé  peu  à  peu  sur  leurs  besoins  constatés, 
sur  les  nécessités  pratiques,  les  coutumes  les  plus  propres  à  leur 
assurer  des  moyens  réguliers  d'existence.  L'habitude  de  gou- 
verner chacun  une  famille  nombreuse  fit  que  les  chefs  de  maison 
surent  s'entendre,  de  temps  immémorial,  pour  chercher  et  trou- 
ver la  solution  simple  et  logique  du  problème  vital  que  la  na- 
ture leur  posait;  ils  adaptèrent  le  mécanisme  de  la  communauté 
de  famille  à  la  gestion  des  intérêts  de  tout  un  voisinage,  et  cons- 
tituèrent de  fortes  communautés  locales,  réglant  à  l'amiable 
toutes  les  questions  d'intérêt  général,  d'ordre  privé  comme 
d'ordre  public.  Voici  quelques  exemples,  propres  à  bien  fixer 
les  idées. 

La  grande  affaire  d'une  communauté  d'habitants,  c'est  évi- 
demment de  déterminer  avec  précision  le  régime  du  travail  qui 
la  fait  vivre.  Il  s'agissait  d'abord  d'exploiter  certaines  ressources, 
par  exemple  l'herbe  spontanée  des  hauteurs.  Pour  cela,  il  fallait 
délimiter  les  zones  d'après  leur  productivité,  l'époque  où  il  con- 
venait de  les  employer,  la  quantité  de  bétail  qu'on  y  pouvait 
envoyer,  enfin  la  garde  des  animaux.  Tout  cela  fut  déterminé 
minutieusement  par  les  chefs  de  maison,  réunis  en  assemblées 
délibérantes,  le  plus  souvent  en  plein  air.  Des  prescriptions  dé- 
taillées furent  ainsi  établies,  les  droits  réciproques  strictement 
précisés,  ainsi  que  les  devoirs  mutuels,  et  même  les  sanctions 

1.  V.  une  brochure  publiée  par  M.  le  Dr.  Monteiro,  de  Braga,  sous  ce  litre  :  Sur- 
vivances du  régime  communautaire  en  Portugal,  abrégé  d'une  monographie  iné- 
dite par  A.  da  Rocha  Peixoto,  jeune  savant  enlevé  par  une  mort  prématurée.  Ce 
travail  a  été  inséré  en  portugais  dans  les  Notas  sobre  Portugal,  2  volumes  publiés 
par  l'Imprimerie  nationale  en  1907. 


40  LE   PAYS   ET   LA    RACE. 

en  cas  de  violation  des  décisions  prises  et  acceptées.  Ces  mêmes 
assemblées  intervinrent  encore,  dans  la  suite,  pour  désigner  les 
parcelles  de  bois,  de  bruyères,  de  landes,  à  exploiter  ou  à 
mettre  provisoirement  en  culture,  ainsi  que  les  travaux  à  exé- 
cuter dans  Tintérêt  de  tous  :  barrages  et  fossés  d'irrigation,  distri- 
bution des  eaux,  construction  de  moulins,  ou  de  fours,  ou  de 
granges,  d'usage  banal,  etc. 

Les  montagnards  du  Tras  os  Montes  ne  se  sont  pas  bornés  à 
organiser  ainsi  en  commun  le  régime  du  travail,  ils  ont  témoi- 
gné de  la  même  entente,  de  la  même  discipline,  de  la  même 
ingéniosité  dans  la  vie  publique,  et  aussi  de  la  même  énergie.  A 
bien  des  reprises  on  a  vu  des  communautés  paysannes  procéder 
avec  une  remarquable  méthode  à  des  entreprises  d'intérêt  gé- 
néral. Ainsi,  certaines  paroisses  ont  rebâti  leurs  églises,  d'autres 
en  ont  établi  de  nouvelles,  afin  d'avoir  la  messe  à  leur  portée. 
Dans  ce  but,  une  assemblée  était  réunie  pour  discuter  le  projet, 
choisir  l'emplacement,  distribuer  les  tâches.  Les  uns  devaient 
creuser  les  fondations,  apporter  les  pierres  et  le  sable,  ou  les 
bois  de  charpente.  D'autres  étaient  imposés  afin  de  réunir  les 
fonds  nécessaires  pour  payer  les  maçons  et  les  charpentiers.  Le 
service  du  culte  est  assuré  par  le  concours  de  tous.  En  efifet,  des 
terres  sont  assignées  et  cultivées  en  commun  pour  l'entretien  du 
prêtre  et  les  frais  du  culte.  On  a  agi  de  même  pour  d'autres 
bâtiments  communaux.  Enfin,  ces  petites  gens  ont  su  faire 
reculer  l'État  lui-même,  le  jour  où  il  a  prétendu  empiéter  sur 
leurs  droits  séculaires.  Il  y  a  vingt  ou  vingt-cinq  ans,  l'admi- 
nistration s'avisa  de  soumettre  les  bois  du  Barroso  au  régime 
forestier,  ce  qui  eût  privé  les  habitants  des  subventions  qu'ils  en 
tiraient  en  herbes,  fougères,  bruyères,  combustible.  Des  che- 
mins furent  tracés  en  vue  de  l'exploitation  et  de  la  surveillance 
par  les  agents  du  gouvernement.  Mais  tout  le  peuple  se  leva 
comme  un  seul  homme,  on  coupa  les  chemins,  on  détruisit  les 
ponceaux  jetés  sur  les  torrents,  on  chassa  les  employés,  et  la 
victoire  resta  aux  paysans.  Peut-être  eût-il  été  bon,  en  fait,  de 
contrôler  l'usage  des  terrains  forestiers  pour  éviter  des  déboise- 
ments dangereux,  mais  il  eût  fallu  prendre  ces  mesures  avec 


MOEURS   CONTEMPORAINES.  41 

précautioii,  sans  menacer  les  intérêts  des  communautés  d'usa- 
gers. 

Beaucoup  de  communes,  dans  le  reste  du  Portugal,  ont  aussi 
des  biens  fonciers,  parfois  très  vastes.  Mais  nulle  part  on  ne 
retrouve  cette  organisation  communautaire  si  souple  et  si  bien 
adaptée  aux  besoins  spéciaux  de  la  population  du  nord.  C'est 
que,  aussi,  les  conditions  géographiques  n'étant  pas  les  mêmes, 
le  travail  a  pu  s'organiser  autrement.  Hors  du  Tras  os  Montes,  les 
propriétés  de  la  commune  sont  régies  comme  les  autres  intérêts 
communaux,  c'est-à-dire  administrât! vement  et  souvent  avec 
une  négligence  plus  ou  moins  grande,  ce  qui  en  diminue  de 
beaucoup  le  rendement  et  l'utilité.  On  nous  a  cité  un  cas  qui 
mérite  d'être  rapporté  à  titre  de  contraste.  Dans  un  concelho 
(commune)  de  l'Alemtejo,  il  fut  décidé  un  beau  jour  que  les 
communaux  seraient  distribués  entre  tous  les  habitants,  afin  que 
chacun  devint  propriétaire.  Le  lotissement  eut  lieu,  mais  quel- 
ques mois  plus  tard,  un  certain  nombre  de  bénéficiaires  avaient 
déjà  vendu  leurs  parts,  quelquefois  pour  un  prix  dérisoire,  ou 
même  pour  quelques  bouteilles  de  vin.  Rien  ne  saurait  mieux 
montrer  la  différence  des  deux  types.  Le  premier,  établi  solide- 
ment dans  le  cadre  dune  organisation  naturelle,  se  maintient 
avec  vigueur  dans  une  situation  modeste  sans  doute,  mais  suffi- 
sante pour  lui  assurer  une  existence  paisible  et  régulière,  sinon 
aisée.  Le  second,  sorti  des  antiques  traditions,  guidé  seulement 
par  un  régime  administratif  artificiel,  désorganisé  en  un  mot, 
se  montre  incapable  d'exploiter,  d'une  façon  avantageuse,  la 
propriété  collective  et  même  de  conserver  la  propriété  particu- 
lière. 

Ceci  nous  démontre  d'une  façon  claire  et  précise  la  supério- 
rité d'un  organisme  naturel,  quel  qu'il  soit,  sur  un  régime  où 
des  institutions  artificielles  remplacent  la  coutume  disparue. 
Est-ce  à  dire  que  le  type  social  du  nord  à  base  communautaire 
constitue  un  modèle  dont  on  peut  recommander  l'imitation? 
C'est  ce  que  nous  allons  examiner. 

L'organisation  sociale  des  gens  du  Tras  os  Montes,  quoique 
déjà    très    ébranlée,  présente  un  grand  avantage  :  elle  leur 


42  LE  PAYS  i:t  ia  kace. 

permet  d'assurer  leur  existence  d'une  façon  plus  régulière, 
plus  sûre,  plus  indépendante,  que  cela  n'est  possible  aux  po- 
pulations désorganisées.  Et  cependant  la  communauté  présente 
de  graves  inconvénients.  Elle  accoutume  les  gens  à  compter 
trop  sur  la  collectivité.  En  donnant  aux  chefs  de  famille  une 
autorité  absolue,  elle  atténue  les  énergies  et  les  initiatives  indi- 
viduelles chez  les  autres.  En  faisant  régner  despotiquement 
la  coutume,  elle  produit  fatalement  la  routine  et  la  stagnation. 
C'est  là  précisément  ce  qu'on  reproche  aux  simples  et  rudes 
montagnards  du  ïras  os  Montes.  Donc,  si  leur  organisation  so- 
ciale répond  bien  aux  exigences  de  leur  contrée,  si  elle  leur 
est  somme  toute  profitable,  cela  ne  veut  pas  dire  qu'elle  aurait 
les  mêmes  avantages  dans  le  reste  du  pays. 

D'ailleurs,  peu  importe.  La  communauté  de  famille  ou  de 
groupe  local,  comme  celle  que  nous  venons  d'esquisser,  ne  se 
reconstitue  pas  spontanément,  parce  qu'elle  résulte  dune  éduca- 
tion très  spéciale,  à  peu  près  impossible  à  faire  revivre  quand 
elle  a  disparu.  Ce  n'est  donc  pas  vers  le  type  communautaire  que 
les  hommes  du  xx**  siècle  doivent  tourner  leurs  regards.  Il  leur 
faut  d'abord  se  rendre  bien  compte  de  leur  état  de  désorgani- 
sation sociale,  et  ensuite  constater  les  fatales  conséquences 
de  ce  fait.  Ils  doivent  enfin  chercher  les  moyens  efficaces  d'y 
pourvoir  en  créant  des  cadres  nouveaux.  Quels  sont  ces  cadres, 
et  comment  pourrait-on  les  établir  et  les  conserver.  C'est  ce 
que  nous  essaierons  de  déterminer  plus  tard.  Auparavant,  nous 
devons  indiquer  clairement  les  symptômes  et  les  traits  carac- 
téristiques de  la  désorganisation  sociale  que  nous  signalons, 
puis  en  montrer  en  détail  les  effets  dans  toutes  les  branches  de 
l'activité  nationale.  On  sentira  alors  la  nécessité  d'une  reconsti- 
tution de  la  famille  et  par  là  de  la  nation  entière. 


IV.    —   LKS    INCERTITUDES    DU    TKMPS    PRÉSENT. 

Nous   avons  dit  tout  à  l'heure  que  le  régime  de  la  commu- 
nauté, encore  vivant  dans  le   nord,   quoique    atténué,  était  le 


MŒUHS    CONTEMPORAINES.  43 

résultat  naturel  d'une  certaine  éducation.  Cela  est  évident.  Les 
pères  ayant  appris  de  leurs  ancêtres  certaines  coutumes,  cer- 
taines régies  de  vie,  certains  procédés  d'administration  com- 
mune, les  enseignent  à  leurs  enfants  par  la  parole  et  par 
l'exemple.  Les  idées  et  les  manières  d'agir  se  transmettent 
ainsi  de  génération  en  génération  et  de  siècle  en  siècle.  Les 
caractères  se  modèlent  par  là  sur  un  certain  type,  qui  cons- 
titue la  physionomie  sociale  du  groupe.  Ici,  l'éducation  est 
forte  et  régulière  dans  ses  défauts  comme  dans  ses  qualités. 
Chez  les  désorganisés,  au  contraire,  l'éducation  est  pour  ainsi 
dire  arbitraire.  En  dehors  de  quelques  principes  de  morale 
nouvelle,  de  quelques  coutumes  banales,  comme  les  formes  de 
politesse,  de  certaines  idées  courantes,  qui  bien  souvent  ne 
sont  que  des  préjugés,  chacun  laisse  aller  plus  ou  moins  les 
choses.  Aussi,  d'une  façon  générale,  les  caractères  se  forment  au 
hasard  ;  trop  souvent  même  ils  sont  dirigés  à  faux  par  l'effet 
de  la  faiblesse,  de  la  tendresse  aveugle  des  parents.  Ce  sont 
la  négligence  des  uns  et  la  faiblesse  des  autres  qui  créent  les 
dévoyés  et  les  déclassés  de  toutes  les  catégories.  Ce  défaut  de 
tradition  et  de  méthode  fait  l'incohérence  du  type  social,  et 
l'absence  d'esprit  national.  Le  désorganisé  ne  connaît  guère 
l'initiative,  car  son  caractère  n'y  est  point  formé  ;  ni  la  dis- 
cipline volontaire,  car  on  ne  lui  a  jamais  parlé  que  d'autorité, 
à  moins  qu'il  n'ait  été  laissé  libre  jusqu'à  l'abus;  ni  la  res- 
ponsabilité personnelle,  car  celle-ci  ne  peut  résulter  que  d'une 
liberté  contrôlée  et  sanctionnée.  Il  en  résulte  que,  chez  les  na- 
tions désorganisées,  l'esprit  d'initiative,  d'entreprise,  est  assez 
rare,  parce  qu'il  provient  alors,  non  d'un  courant  général,  mais 
seulement  de  cas  sporadiques,  dus  à  des  personnalités  excep- 
tionnellement douées.  De  là  le  retard  économique  de  ces  nations. 
Ensuite,  on  les  voit  toujours  soumises  à  un  gouvernement  au- 
toritaire, et  en  même  temps  agité,  parce  que  les  gens,  inca- 
pables d'organiser  leurs  affaires  eux-mêmes,  supportent  impa- 
tiemment la  pression  de  l'autorité,  sans  savoir  ni  la  remplacer, 
ni  la  contenir.  Au  fond,  les  désorganisés  sont  toujours  dans 
une    situation  irrégiilière  ou  même    anarchique,    précisément 


44  LE   PAYS   ET   LA   RACE. 

parce   que  leur    éducation    est    elle-même    conduite  sans  mé- 
thode . 

En  visitant  le  Portug'al,  nous  avons  interrogé  bien  des  per- 
sonnes éclairées  sur  l'état  actuel  de  l'éducation  dans  ce  pays. 
Leur  réponse  fut  unanime.  Toutes  reconnurent  que  cette  édu- 
cation est  généralement  faible  et  sans  unité.  Dans  la  classe 
aisée,  les  pères  sont  excellents  et  prêts  à  tous  les  sacrifices 
d'argent,  les  mères  sont  dévouées,  aimantes,  parfois  jusqu'à 
l'adoration.  Mais  si  on  est  attentif  à  l'observation  des  formes 
extérieures  de  courtoisie,  parfaites  chez  ce  peuple  aimable,  la 
formation  du  caractère  est  négligée.  On  n'en  comprend  pas 
l'importance,  on  ignore  les  procédés  d'éducation  propres  à  le 
fortifier  peu  à  peu,  dès  les  premières  années  de  l'enfance.  Dans 
bien  des  cas,  la  direction  des  jeunes  esprits  est  abandonnée  à 
des  servantes  quelconques  qui  les  modèlent  à  leur  image.  Le 
type  de  lenfant  gâté  est  très  fréquent.  Aussi  le  caprice  et  Tir- 
régularité  président  trop  souvent  à  la  conduite  de  la  vie  ;  le 
préjugé  ou  la  fantaisie  l'emportent  sur  la  raison,  l'indiscipline 
devient  une  habitude.  Cela  est  absolument  opposé  au  dévelop- 
pement normal  de  la  fermeté  dans  la  décision,  de  la  rectitude 
dans  les  vues,  de  la  domination  de  soi-même,  du  sentiment  de 
la  responsabilité  personnelle,  qui  font  la  principale  valeur  so- 
ciale d'un  individu.  Nous  l'affirmons  sans  hésiter,  —  et  cette  af- 
firmation se  vérifiera  dans  la  suite  par  toute  une  série  de  faits, 
—  c'est  ce  laisser-aller,  cette  insuffisance  de  l'éducation  qui 
retient  en  quelque  sorte  la  classe  dirigeante  portugaise  dans 
une  situation  troublée,  difficile,  et  l'empêche  de  donner  sa 
mesure  en  dépit  de  sa  vive  intelligence  et  de  sa  bonne  volonté 
évidente.  Sans  doute,  les  personnalités  capables  se  sont  mul- 
tipliées depuis  un  quart  de  siècle,  et  leur  activité  a  déjà  porté 
ses  fruits.  Mais  elles  sont  trop  peu  nombreuses  et,  en  outre,  il 
arrive  presque  toujours  que  leur  supériorité,  née  du  simple 
hasard  et  non  pas  d'une  formation  régulière,  ne  se  trans- 
met pas  à  leurs  descendants,  parce  qu'elles  n'ont  ni  l'idée 
ni  la  méthode  d'une  forte  éducation.  Ces  personnalités  for- 
ment une  élite  brillante,  mais  qui  reste  trop  restreinte,  pour 


MCEURS    CONTEMPORAINES.  45 

encadrer,   diriger  et    entraîner   la  masse  flottante  du  peuple. 

Cette  éducation  incomplète  et  irrationnelle  entretient  ou  crée 
chez  les  gens  de  la  classe  supérieure  des  préjugés,  des  habi- 
tudes, des  manières  d'agir  qui  ne  répondent  pas  aux  tendances 
et  aux  besoins  de  la  société  moderne.  Celle-ci  est  basée  sur 
trois  principes  absolument  différents  de  ceux  qui  régissaient  le 
monde  autrefois.  D'abord,  c'est  la  capacité,  qui  fait  le  rang,  à 
l'exclusion  presque  totale  des  faits  accidentels  ou  artificiels, 
comme  la  naissance,  la  fortune  ou  le  titre.  Il  faut  donc  être 
avant  tout  capable,  non  seulement  par  le  savoir,  mais  surtout 
par  la  force  du  caractère  et  la  puissance  de  l'initiative.  En 
second  lieu,  c'est  le  travail  qui  mène  le  monde,  et  non  pas  la 
politique.  Il  faut  donc  avant  tout  aussi  s'attacher  à  diriger  le 
travail,  d'où  sortent  à  la  fois  l'influence  sociale  effective  et  les 
fortunes  les  plus  solides.  Enfin,  les  vues  et  les  activités  ne  peu- 
vent plus  se  borner  au  cercle  étroit  d'une  frontière.  La  vie  est 
devenue  essentiellement  internationale  dans  toutes  ses  manifes- 
tations. Il  faut  donc  être  toujours  prêt  à  sortir  de  son  milieu, 
de  sa  spécialité,  de  son  pays,  et  pour  cela,  on  doit  voyager, 
savoir  les  langues,  connaitre  et  comprendre  l'étrang-er.  Aujour- 
d'hui, un  peuple  qui  prétendrait  se  replier  sur  soi-même  ne  le 
pourrait  plus.  Il  serait  entraîné  de  force  dans  le  tourbillon 
rapide  des  relations  communes  inévitables.  Qu'on  le  veuille  ou 
non,  que  Ton  regrette  le  calme  du  bon  vieux  temps  ou  que 
l'on  admire  l'activité  fiévreuse  des  jours  présents,  peu  importe, 
il  faut  marcher,  ou  bien  tomber  dans  le  marasme  et  la  pau- 
vreté, en  attendant  l'infiltration  et  la  domination  des  activités 
étrangères,  c'est-à-dire  la  conquête,  l'assimilation,  la  dispa- 
rition de  la  race. 

Or,  l'éducation  portugaise  actuelle  ne  répond  pas  à  cette 
situation  nouvelle  du  monde.  Ainsi,  beaucoup  de  gens  reçoi- 
vent encore  et  conservent  des  préjugés  qui  les  paralysent  dans 
une  grande  mesure,  en  les  amenant  à  mépriser  le  travail  et 
les  professions  lucratives.  On  considère  comme  plus  digne,  plus 
anoblissante  en  quelque  sorte,  une  situation  qui  se  rapproche 
le  plus  possible  des  apparences  de  l'oisiveté.  C'est  ce  qui  fait 


16  LE    PAVS   ET   LA   RACE. 

préférer  les  carrières  libérales  ou  administratives,  avec  les- 
quelles on  en  prend  facilement  à  son  aise,  tandis  que  l'industrie 
ou  le  commerce  sont  astreignants  et  nécessitent  des  soins,  des 
démarches,  des  occupations,  des  relations  qui  ne  sont  pas  tou- 
jours agréables.  Autrefois,  cette  afï'ectation  d'oisiveté  était 
poussée  jusqu'au  ridicule.  Un  chroniqueur  qui  vivait  et  écrivait 
à  Lisbonne  vers  le  milieu  du  xvi"  siècle  disait  :  «  Ici,  nous 
sommes  tous  nobles,  et  nous  ne  portons  rien  en  nos  mains  par 
les  rues...  Le  travail  est  fait  par  les  artisans  ou  les  esclaves.  » 
Ainsi,  tout  homme  obligé  au  travail  se  trouvait  relégué  dans 
une  situation  subordonnée  ou  même  servile.  Cette  vanité  pué- 
rile et  funeste  a  fait  le  malheur  du  Portug-al,  et  lui  nuit  encore, 
car,  bien  que  les  idées  aient  déjà  évolué  sensiblement  depuis 
vingt  ou  trente  ans,  trop  de  personnes  encore  mettent  leur 
orgueil  à  éviter,  au  moins  en  public,  tout  ce  qui  ressemble  à 
une  occupation  mercantile,  à  un  métier  usuel.  C'est  probable- 
ment une  tradition  du  môme  genre  qui  conduit  les  Portugais 
aisés  à  prolonger  leurs  soirées  outre  mesure,  et  à  se  lever  fort 
tard,  tandis  que  les  gens  du  peuple,  au  contraire,  sont  très 
matineux.  Cette  manière  de  faire  présente  de  graves  incon- 
vénients. Sans  parler  de  son  caractère  peu  conforme  aux  indi- 
cations de  la  nature  et  à  la  saine  hygiène,  elle  amène  ce 
résultat,  que  le  chef  d'établissement  arrive  à  son  bureau  long- 
temps après  que  le  travail  a  commencé  dans  les  ateliers  ou  les 
comptoirs.  Pendant  ce  temps,  sa  direction  et  son  contrôle  ont 
fait  défaut  ;  en  outre,  comme  les  affaires  sont  suspendues  le 
soir  à  peu  près  à  la  même  heure  que  dans  les  autres  pays,  il 
en  résulte  un  déficit  sensible  dans  l'action  du  patron,  et  aussi 
du  reste  dans  celle  du  fonctionnaire,  de  l'homme  de  loi,  etc.. 
Enfin,  et  pour  toutes  les  causes  que  nous  venons  d'énumérer, 
le  Portugais  est  trop  souvent  attiré  par  les  vaines  agitations 
de  la  politique,  où  il  trouve  un  semblant  d'activité,  une  occa- 
sion de  briller  par  la  parole  ou  par  l'intrigue,  moyens  faciles 
de  se  dépenser  en  théories  creuses  ou  en  combinaisons  habiles, 
mais  sans  profit  réel,  pour  le  pays.  Une  éducation  normale 
détournerait  sans  aucun  doute   un   grand  nombre  de  jeunes 


MOHRS    CONTEMPORAINES.  47 

hommes  des  professions  libérales  surchargées,  car,  en  général, 
elles  ne  procurent  qu'une  apparence  d'occupation  et  peu  de 
profit,  ce  qui  oblige  bien  des  gens  à  cumuler  les  métiers  les 
plus  hétérogènes.  Elle  les  éloignerait  également  de  la  politique, 
dont  ils  apprécieraient  peu  les  grands  mots  et  les  petites  beso- 
gnes. Elle  les  pousserait,  au  contraire,  vers  les  entreprises  per- 
sonnelles actives  et  productives,  elle  les  ferait  marcher  avec 
leur  siècle,  pour  leur  propre  avantage  et  au  profit  de  la  nation 
entière.  Elle  distrairait  leur  attention  des  affaires  purement 
intérieures  et  pour  ainsi  dire  parasites,  et  la  dirigerait  vers 
les  affaires  internationales,  selon  la  pente  de  l'esprit  contem- 
porain. 

Parmi  la  classe  ouvrière  des  campagnes  et  des  villes,  la  situa- 
tion est  la  même  à  beaucoup  d'égards.  Dans  les  campagnes  écar- 
tées, l'enfance  reçoit  une  éducation  familiale  qui  n'est  pas  à 
dédaigner,  mais  elle  vit  de  traditions  autoritaires  et  très  peu 
progressives.  Dans  la  plus  grande  partie  du  pays,  l'enfance  est 
trop  négligée,  trop  abandonnée  à  la  rue,  surtout  dans  les 
villes,  où  la  mendicité  enfantine  est  une  sorte  de  fléau  attristant. 
Il  va  sans  dire  que  cette  négligence  n'est  p  as  pour  dresser  les 
caractères  et  former  les  âmes.  Si  le  Portugal  était  un  pays  de 
grandes  villes,  le  mal  deviendrait  promptement  terrible.  Ce 
qui  maintient  encore  dans  la  masse  de  la  population  des  mœurs 
douces,  une  honnêteté  remarquable,  un  esprit  paisible  et  labo- 
rieux, c'est  la  prépondérance  considérable  de  la  vie  rurale  et 
du  travail  agricole.  La  vie  urbaine  et  la  grande  industrie  pré- 
dominante feraient  promptement  d'un  peuple  aussi  désorganisé 
une  masse  turbulente,  envieuse,  démoralisée,  toujours  prête  à 
la  révolte. 

C'est  même  là  un  risque  dont  ceux  qui  dirigent  la  ïiation, 
soit  par  situation  sociale,  soit  par  fonction  officielle,  doivent 
tenir  le  plus  grand  compte,  car  une  évolution  industrielle  trop 
précipitée,  sans  un  oiouvement  éducatif  parallèle,  amènerait 
certainement  les  plus  graves  complications.  Nous  aurons  l'occa- 
sion de  revenir  plus  tard  sur  cette  idée  importante. 

Pour  le  moment,  la  désorganisation  des  familles  ouvrières  a 


48  ,  LE  PAYS   ET   LA   BACE, 

déjà  des  conséquences  qui  ne  sont  pas  sans  gravité.  Elles  four- 
nissent une    main-d'œuvre    assez    laborieuse,    peu  exigeante, 
remarquablement  intelligente  en  moyenne,  mais  ignorante,  peu 
progressive,   peu  développée,  et  cependant  volontiers  raison- 
neuse et  facilement  portée  à  l'indiscipline.  Mieux  formée,  mieux 
guidée,  elle  pourrait  être  excellente.  Cet  état  général  de  l'édu- 
cation a  aussi  de  graves  conséquences  intellectuelles  et  morales. 
Éloignés  de  Tesprit  de  travail  et  d'entreprise,  les  Portugais  de 
la  classe  supérieure  ont  vu  faiblir  chez  eux  le  sentiment  du 
pratique  et  de  l'utile.  Portés  vers  les  carrières  purement  intel- 
lectuelles, ou  même  vers  la  complète  oisiveté,  ils  n'ont  guère 
senti  le  besoin  de  l'observation  rigoureuse,  exacte,  patiente  et 
terre  à  terre.  Ils  avaient  une  tendance  naturelle  et  une  préfé- 
rence innée  pour  les  exposés  théoriques  facilement  appris  dans 
les  livres,  et  propres  à  fournir  des  sujets  de  discussion  subtile 
ou  de  dissertations  ingénieuses  et  éloquentes.  Aussi  leur  régime 
d'instruction  secondaire  et  supérieure  est-il  fort  en  retard,  en 
dépit  des  efforts  tentés  récemment  pour  l'élever  au  niveau  des 
résultats  obtenus  par  les  méthodes  nouvelles.  Quant  à  la  mo- 
ralité, elle  semble  plutôt  en  voie  de  diminuer.  Autrefois,  l'es- 
prit religieux  et  l'enseignement  moral  de  l'Église  obviaient  jus- 
qu'à un  certain  point   à    la  faiblesse   de  l'éducation,  pour  la 
conservation  des  mœurs.  Mais,   depuis  longtemps,  la  croyance 
s'est  réduite  de  beaucoup  chez  les  familles  aisées.  La  richesse 
facilement  acquise,  l'oisiveté,  l'esclavage,  ont  développé  chez 
les  hommes  une  précocité  et  une  légèreté  de  mœurs  qui  ont 
contribué  aussi  à  la  désorganisation  sociale.  Actuellement,  ces 
habitudes  corruptrices  ne  sont  plus  aussi  générales,  mais  elles 
agissent  encore  avec  une  intensité  trop  grande.  Les  femmes  sont, 
du  reste,  bien  supérieures  aux  hommes  à  ce  point  de  vue,  c'est 
l'avis  unanime  de  toutes  les  personnes  d'expérience  que  nous 
avons  consultées.  Aussi  jouissent-elles  d'un  respect  profond  et 
d'une  remarquable  considération.  Elles  ne  sont  en  général  — 
toute  règle  comporte  des  exceptions,  cela  va  de  soi,  —  ni  des 
esprits   pourvus  d'une   culture   très   forte,   ni  des   éducatrices 
méthodiques  et  énergiques,  mais  elles   ont   des   qualités  d'in- 


MœURS   CONTEMPORAINES.  49 

telligence,  de  cœur  et  de  conduite  qui  leur  donnent  beaucoup 
de  charme  et  de  valeur  morale.  Elles  pourront  agir  puissam- 
ment, si  elles  prennent  la  peine  de  s'éclairer,  pour  le  relève- 
ment social  de  leur  nation.  Quant  aux  femmes  du  peuple,  elles 
sont  la  plupart  du  temps  ménagères  laborieuses  et  tendres 
mères,  mais  fort  arriérées;  leur  moralité  moyenne  est  assez 
bonne,  surtout  à  la  campagne.  Ici  encore  l'étoffe  est  excellente, 
il  ne  s'agit  que  d'en  faire  le  meilleur  usage.  Pour  cela,  le 
premier  résultat  à  chercher,  c'est,  nous  le  répétons,  la  consti- 
tution de  cadres  sociaux  propres  à  réorganiser  peu  à  peu  cette 
masse  flottante  et  mouvante  comme  les  dunes  de  son  littoral. 
Comment  devrait-on  s'y  prendre  pour  le  réaliser?  C'est  ce  que 
nous  essaierons  de  dire  en  concluant.  Pour  le  moment,  nous 
devons  exposer  en  détail  les  phénomènes  produits  par  ce  ré- 
gime social  dans  les  diverses  manifestations  de  la  vie  nationale. 
Nos  premières  observations  porteront  sur  l'organisation  du 
travail,  et  tout  d'abord  sur  sa  branche  la  plus  importante  en 
Portugal,  la  culture. 


DEUXIÈME  PARTIE 

L'AGRICULTURE  ET  LA  YIE  RURALE 


CONDITIONS    GÉNÉRALES    DE    LA    CULTURE 
EN    PORTUGAL 


L'agriculture,  industrie  nationale  par  excellence.  —  La  population  agricole.  — 
Les  terrains  et  les  climats.  —  Répartition  de  la  propriété.  —  Les  types  d'ex- 
ploitations. —  Éléments  actuels  de  la  production.  —  Petite  culture,  petits 
moyens,  petits  profits.  —  Ce  que  le  Portugal  vend  au  dehors,  et  ce  qu'il  pour- 
rait vendre. 


I.    LA    POPULATION   AGRICOLE. 

C'est  l'agriculture  qui  fait  vivre  actuellement  l'immense  ma- 
jorité de  la  population  portugaise.  On  peut  dire  que  les  quatre 
cinquièmes  de  la  nation,  ou  à  peu  près,  doivent  leurs  moyens 
d'existence  au  travail  agricole.  Celui-ci  a  donc  en  Portugal  une 
importance  relative  bien  supérieure  à  celle  de  toutes  les  autres 
industries  réunies.  En  eflet,  non  seulement  il  assure  la  subsis- 
tance d'un  grand  nombre  de  familles,  mais  encore  il  fournit  au 
commerce  extérieur  ses  principaux  éléments  :  vin,  liège,  fruits, 
bois  et  huile.  Une  première  conséquence  résulte  de  ce  fait  :  si  la 
culture  n'est  pas  organisée  d'une  façon  suffisante,  le  pays  se 
trouvera  nécessairement  dans  une  position  difficile  et  gênée  par 
l'effet  de  l'insuffisance  et  de  la  pauvreté  de  la  branche   jirinci- 


52  LA    VIE   RURALE. 

pale  de  sa  production.  En  même  temps,  un  autre  fait  capital 
s'impose  immédiatement  à  l'esprit  :  puisque  la  prospérité  d'un 
pays  dépend  tout  naturellement  de  sa  production,  l'agriculture 
doit  être  en  Portugal  l'objet  des  efforts  les  plus  énergiques  et 
(les  soins  les  plus  attentifs,  afin  de  porter  au  maximum  ses  fa- 
cultés productives,  ses  rendements  et  ses  bénéfices.  Autrefois, 
rien  n'était  fait  en  ce  sens.  La  grande  propriété  absorbait  presque 
complètement  le  sol,  dont  les  parties  les  plus  fertiles  étaient 
seules  cultivées  par  les  moyens  les  plus  primitifs.  Le  surplus  res- 
tait livré  au  bétail,  principalement  au  mouton.  Les  propriétaires 
faisaient  rarement  valoir  eux-mêmes;  ils  avaient  des  métayers 
et  des  fermiers  emphytéotes  payant  leurs  loyers  en  nature;  les 
patrons  n'avaient  ainsi  d'autre  souci  que  la  vente  des  denrées  et 
du  produit  des  troupeaux.  Les  uns  étaient  de  joyeux  vivants, 
grands  chasseurs,  aimant  le  vin,  la  bonne  chère  et  le  reste.  Les 
autres,  gens  d'Église,  ne  s'intéressaient  pas  davantage  à  l'ex- 
ploitation rurale.  Aussi  la  culture  était-elle  arriérée  et  misé- 
rable. Aujourd'hui,  la  situation  est  changée  à  certains  égards. 
Le  propriétaire  est  le  plus  souvent  un  citadin  à  peu  près  in- 
connu de  ses  fermiers.  Celui  qui,  par  exception,  réside  à  la 
campagne,  mène  une  vie  plus  respectable  et  plus  occupée  que 
celle  de  ses  ancêtres.  La  révolution  agraire  du  xix"  siècle  a 
multiplié  dans  une  assez  grande  mesure  le  type  du  paysan-pro- 
priétaire. La  population  rurale  s'est  considérablement  accrue  ; 
elle  a  défriché  une  partie  des  terres  incultes;  sa  condition 
est  certainement  plus  douce,  meilleure  que  celle  des  campa- 
gnards qui  vivaient  au  début  du  siècle  passé.  Néanmoins,  l'état 
actuel  de  la  classe  agricole  n'est  ni  normal  ni  prospère.  Dans 
un  métier  normalement  organisé,  les  ouvriers  qui  le  pratiquent 
sont  encadrés  par  une  élite  de  gens  capables,  ayant  assez  de 
connaissances,  de  capitaux,  de  liberté  d'action,  pour  diriger  le 
travail  dans  un  sens  progresssif.  Sinon,  les  méthodes  restent 
élémentaires,  aussi  bien  que  le  matériel.  La  direction  et  les 
moyens  manquent  à  la  fois  pour  améliorer  le  sol,  perfectionner 
et  varier  les  cultures,  enfin  pour  créer  les  débouchés  sans  les- 
quels la  production  devient   inutile.  Or,  cette  élite  directrice 


CONDITIONS    GÉNÉRALES   DE    LA   CULTURE.  53 

manque  précisément  dans  la  plupart  des  provinces  portugaises. 
La  petite  exploitation  est,  presque  partout,  maîtresse  absolue  de 
la  terre.  Ainsi  le  sol  est  généralement  cultivé  par  de  petites  gens 
avec  de  faibles  moyens  et  de  pauvres  méthodes.  Si,  dans  ces  con- 
ditions, l'agriculture  était  avancée  et  riche,  ce  serait  une  mer- 
veille. Mais  le  surnaturel  n'est  plus  de  notre  temps,  et  nous  ver- 
rons bientôt  par  des  exemples  précis  que,  si  les  choses  vont 
sensiblement  mieux  en  Portugal  qu'il  y  a  cent  ans,  la  situation 
est  bien  loin,  cependant,  d'atteindre  la  perfection. 

Cela  ne  veut  pas  dire  que  la  petite  exploitation  doit  être  con- 
damnée en  bloc  et  sans  appel.  Lorsqu'elle  se  trouve  placée  dans 
des  conditions  favorables,  elle  peut  donner  de  bons  résultats  et 
former  une  classe  de  paysans  solides  et  prospères.  Mais,  pour 
cela,  il  est  nécessaire  dabord  que  les  fermes  ne  soient  pas  ré- 
duites à  des  proportions  par  trop  minimes.  C'est  la  pulvérisation 
du  sol  en  tenures  microscopiques  qui  fait  la  misère  de  l'Irlande 
et  la  pauvreté  du  Portugal.  Ensuite,  il  est  indispensable  que  le 
cultivateur  reçoive  au  moins  les  éléments  d'instruction  scolaire 
et  technique,  à  défaut  de  l'exemple  et  de  la  direction  du  grand 
propriétaire.  En  Portugal,  l'instruction  primaire  est  très  insuf- 
fisante, et  l'enseignement  agricole  élémentaire  est  à  peu  près 
nul.  Dans  ce  pays,  où  la  grande  culture  est  rare,  on  a  fait  pas- 
sablement pour  instruire  la  jeunesse  riche,  qui,  du  reste,  en 
profite  peu  ;  mais  le  petit  cultivateur,  qui  occupe  la  plus  grande 
partie  du  sol,  a  été  laissé  à  lui-même.  L'institut  agronomique 
de  Lisbonne  avec  ses  laboratoires  et  ses  chaires  théoriques,  et 
l'Ecole  d'agriculture  de  Coïmbra  avec  son  splendide  domaine, 
ses  collections  et  son  matériel,  ne  lui  apprennent  rien.  Il  lui  fal- 
lait des  fermes-écoles  avec  un  enseignement  bien  simple,  bien 
pratique,  aussi  court  que  possible,  et  placées  dans  les  diverses 
régions.  Les  jeunes  gens  formés  dans  ces  établissements  devien- 
draient pour  leur  entourage  de  véritables  moniteurs,  qui  ré- 
pandraient au  moins  quelques  notions  utiles.  Certaines  personnes 
ont  parfaitement  compris  la  nécessité  urgente  d'éclairer  les 
petites  gens.  C'est  ainsi  que  M,  le  comte  Sucena  a  conçu  la  gé- 
néreuse pensée  d'envoyer  à  ses  frais  quelques  professeurs  faire 


54  LA    VIE    RURALE. 

des  conférences  dans  les  villages  de  laBeira.  Mais  cela  ne  suffit 
point  pour  instruire  sérieusement  des  paysans  qui  connaissent 
seulement  la  routine  la  plus  élémentaire  de  leur  métier.  Rien 
ne  saurait  remplacer  en  cette  matière  un  enseignement  régulier, 
mis  vraiment  à  la  portée  de  l'intelligence  et  de  la  bourse  de  la 
classe  rurale  à  laquelle  il  est  destiné. 

C'est  donc  le  paysan  ignorant  et  pauvre  qui,  en  règle  générale, 
cultive  la  terre  portugaise.  Il  faut  savoir  maintenant  ce  que 
vaut  cette  terre  au  point  de  vue  agricole. 


II.    LES   TERRAINS    ET    LES    CLIMATS. 

Trois  grandes  formations  g-éologiques  prédominent  dans  cette 
bande  de  territoire  de  500  kilomètres  de  longueur  sur  200  de 
largeur.  La  plupart  des  massifs  montagneux  sont  constitués 
par  des  roches  éruptives  :  granits  et  porphyres,  qui  ont  soulevé 
ou  refoulé  des  schistes  disposés  en  bancs  épais.  Les  plateaux 
du  centre  sont  recouverts  de  dépôts  arénacés,  également  très 
épais,  où  sont  intercalées  çà  et  là  des  couches  d'argile.  Enfin 
l'extrême  sud  appartient  à  la  formation  jurassique,  avec  de 
rares  filons  granitiques.  Les  terrains  constitués  par  ces  diverses 
formations  sont  bien  difi'érents.  Le  granit  donne  des  terres 
légères  et  maigres,  que  la  roche  dure  perce  souvent;  des 
schistes  sortent  des  argiles  calcaires,  assez  maniables,  d'une 
bonne  fertilité  quand  on  leur  fournit  des  engrais.  Les  sables 
du  centre  sont  maigres  et  arides,  les  argiles  dures  et  sèches;  ici 
encore,  il  faut  entretenir  largement  la  fertilité  par  l'amendement 
et  l'engrais,  sinon  la  terre  ne  produit  presque  rien  et  doit  rester 
en  jachère  durant  de  longues  périodes.  En  Algarve,  le  calcaire 
jurassique  a  formé  une  couche  arable  de  fertilité  moyenne, 
assez  facile  à  travailler  et  à  entretenir.  Partout,  les  eaux  ont 
déposé  dans  les  fonds  des  couches  alluvionnaires  plus  ou  moins 
profondes,  d'une  productivité  supérieure.  Ce  sont  les  terres  à 
maïs  du  nord,  les  vergers  et  les  prairies  du  centre,  les  jardins 
du    midi.    Dans    l'ensemble,   le  sol  lusitanien   n'offre  pas    ces 


CONDITIONS   GÉNÉRALES   DE    LA    CULTURE,  55 

gTandes  étencllle^?  de  terrains  revêtus  d'un  humus  épais,  comme 
les  plaines  de  la  Russie  méridionale,  ou  celles  de  la  Chine.  Si 
les  bonnes  terres  y  sont  assez  fréquentes,  les  médiocres  et  les 
mauvaises  ne  manquent  point,  et  partout,  pour  obtenir  de  forts 
rendements,  un  travail  intense  et  des  engrais  abondants  sont 
nécessaires.  Nous  verrons  par  la  suite  que,  si  le  travail  ne  fait 
pas  défaut,  il  est  du  moins  fort  mal  outillé;  en  outre,  les  amen- 
dements et  les  engrais  sont  plutôt  rares,  ce  qui  contribue  à 
donner  à  l'agriculture  portugaise  un  caractère  primitif  et 
pauvre. 

Le  relief  si  accentué  de  la  terre  lusitanienne,  avec  ses  crêtes 
dénudées  et  ses  pentes  abruptes,  opposent  souvent  à  la  culture 
de  grandes  difficultés,  qui  parfois  deviennent  insurmontables , 
Le  sol  des  parties  hautes  a  été  emporté  ou  aminci.  Les  labours 
sont  difficiles  ou  impossibles  dans  bien  des  cas,  ainsi  que  l'irri- 
gation. Parfois,  pour  tirer  bon  parti  d'un  terroir,  il  faut  déployer 
de  l'ingéniosité,  fournir  beaucoup  de  travail  et  faire  de  grands 
sacrifices  d'argent.  Tout  cela  décourage  ou  ruine  le  petit  cul- 
tivateur, ou  tout  au  moins  le  maintient  dans  une  condition 
voisine  de  la  misère.  C'est  ce  qui  explique  la  lenteur  des  con- 
quêtes de  la  culture  sur  les  terres  vagues,  ainsi  que  la  persistance 
des  jachères.  Le  défrichement  et  la  culture  intensive  sont  choses 
extrêmement  difficiles  à  réaliser  dans  un  tel  pays  pour  de  petites 
gens.  Il  faudrait  que  le  terrain  leur  fût  livré  tout  préparé  par  le 
propriétaire,  ce  qui  est  malheureusement  trop  rare.  Au  contraire, 
le  possesseur  du  sol  compte  généralement  sur  le  petit  colon  pour 
empiéter  peu  à  peu  sur  la  lande  ou  le  maquis  par  un  labeur 
d'autant  plus  dur  et  plus  ingrat,  qu'il  est  conduit  par  les  mé- 
thodes les  plus  sommaires  et  exécuté  avec  des  instruments 
grossiers  faiblement  attelés. 

On  estime  la  surface  du  Portugal  à  près  de  8.900.000  hec- 
tares dont  plus  de  3.800.000  sont  encore  incultes i.  Ainsi,  plus 
du  tiers  du  pays  se  trouve  à  l'état  de  roches  ou  de  sables  dénu- 
dés, de  landes  couvertes  de  genêts  ou  de  bruyères,    de  pâtis 

1.  Cf.  Anselino  de  Andrade,  O  Portugal  Economico^  Lisbonne,  1902,  1  vol.  Cet  au- 
teur estime  à  44  %  la  superlicie  qui  échappe  à  la  culture  proprement  dite. 


56  LA   VIE    RURALE. 

qne  l'été  transforme  en  déserts  arides,  de  croupes  revêtues  de 
broussailles.  La  culture  proprement  dite  n'occupe  guère  que 
2.700.000  hectares,  un  peu  plus  du  quart  de  la  superficie 
totale.  Les  bois  couvrent  à  eux  seuls  2.400.000  hectares,  dont 
une  grande  j)artie  constitue,  il  est  vrai,  de  véritables  cultures, 
destinées  à  produire  du  liège,  des  châtaignes,  des  glands  pour 
l'engraissement  des  porcs,  du  bois  et  du  charbon.  Des  faits 
récents  ont  démontré  que,  parmi  les  terres  incultes,  beaucoup 
pourraient  être  mises  en  valeur  au  moyen  de  travaux  appro- 
priés. Mais  comme  les  difficultés  sont  grandes,  le  paysan  n'est 
pas  en  état  de  les  surmonter  par  ses  seules  forces. 

On  trouve  nécessairement  dans  un  pays  aussi  accidenté  un 
grand  nombre  de  climats  locaux  assez  difïérents,  déterminés  par 
l'altitude,  l'exposition,  la  situation.  Cela  permet  de  varier  les 
cultures  presque  à  l'infini.  L'extrême  nord  et  les  hautes  mon- 
tagnes connaissent  l'hiver  avec  ses  neiges  et  ses  glaces,  mais 
presque  partout  cet  hiver  est  court  et  d'une  rigueur  très  modérée. 
Ailleurs,  la  neige  est  inconnue,  la  gelée  rare  ;  l'hiver  n'est  guère 
qu'une  saison  pluvieuse  où  le  thermomètre  varie  entre  0  et 
10  degrés,  plus  ou  moins,  avec  de  fréquents  beaux  jours  qui  le 
font  monter  à  18  ou  20.  A  cette  époque,  les  vents  d'ouest  sont 
prédominants.  Ils  apportent  d'épaisses  vapeurs  formées  sur 
l'Atlantique,  et  le  pays,  avec  ses  chaînes  parallèles,  constitue 
comme  un  immense  condenseur  sur  lequel  les  averses  se  suc- 
cèdent avec  d'autant  plus  de  fréquence  et  d'intensité,  que  la 
région  est  plus  élevée.  Dans  les  montagnes,  certains  versants 
reçoivent  en  un  seul  hiver  plus  de  1  m.  50  d'eau,  tandis  que  les 
plaines  littorales  ne  recueillent  que  30  à  iO  centimètres.  En  été, 
les  pluies  sont  rares,  surtout  dans  le  bas  pays,  la  chaleur,  sans 
être  excessive  en  général,  devient  assez  forte;  elle  se  fait  sentir 
principalement  dans  le  bassin  sablonneux  du  centre,  où  la  cha- 
leur dépasse  couramment  40  degrés  en  juillet-août.  Il  en  résulte 
une  évapora tion  active,  et  le  pays,  si  verdoyant  en  hiver,  prend 
alors  un  aspect  aride  et  poussiéreux,  atténué  cependant  par  la 
verdure  des  arbres  à  fruits  ou  forestiers,  nombreux  presque  par- 
tout. Ces    conditions  climatériques  présentent  de  graves  incon- 


CONDITIONS   GÉNÉRALES    DE   LA    CULTURE.  57 

vénionts  pour  la  culture,  mais  aussi  le  pays  est  admirablement 
disposé  pour  corriger  la  nature  au  moyen  d'un  régime  artificiel 
d'irrigation.  Les  montagnes  disposées  en  demi-cercle  forment 
un  réservoir  d'eaux  pluviales.  On  devrait  les  aménager  pour 
retenir  ces  eaux  et  les  distribuer  pendant  l'été.  Le  Portugal 
pourrait  devenir  par  là,  dans  presque  toutes  ses  parties,  un 
éternel  bouquet  de  verdure,  un  jardin  splendide  et  productif. 
Les  paysans  utilisent  déjà  les  ruisseaux  et  les  sources,  ou  même 
l'eau  des  puits  pour  l'arrosage  de  leurs  champs.  Mais  leurs  tra- 
vaux d'irrigation  sont  étroitement  limités  par  la  faiblesse  de 
leurs  moyens,  si  bien  que  les  installations  restent  primitives 
et  le  résultat  médiocre.  Nulle  part  on  ne  voit  jusqu'à  présent 
ces  travaux  d'art  qui,  au  moyen  de  barrages,  de  digues,  de 
canaux  et  de  rigoles  bien  étudiés  et  exécutés  avec  soin,  dis- 
tribuent dans  une  contrée  entière  les  eaux  d'un  réservoir  ou 
d'une  rivière.  Tout  reste  à  faire  à  cet  égard,  et  rien  ne  se  fait, 
non  pas  parce  que  le  paysan  est  paresseux  ou  négligent  —  il 
se  montre  au  contraire  intelligent  et  laborieux  —  mais  parce 
que  de  telles  entreprises  sont  bien  au-dessus  de  ses  aptitudes 
et  de  ses  moyens.  Seule,  une  classe  de  patrons  expérimentés  et 
riches  serait  en  état  de  procéder  à  de  pareils  travaux.  Cette  élite 
directrice  ne  devrait  pas  manquer  en  Portugal,  étant  donné  le 
régime  de  la  propriété,  régime  que  nous  allons  exposer  briève- 
ment. 


ni.  —     REPARTITION  DE    LA    PROPRIETE. 

La  propriété  est  une  institution  sociale  dont  les  répercussions 
sont  nombreuses  et  d'importance  capitale.  Les  réformateurs 
malencontreux  qui  y  touchent  d'une  main  hasardeuse  mettent  en 
jeu  des  forces  qu'ils  ne  connaissent  ni  ne  comprennent,  et  font 
surgir  des  phénomènes  dont  la  prévision  leur  échappe  et  dont 
ensuite  les  effets  les  épouvantent  eux-mêmes.  En  ce  qui  concerne 
spécialement  la  propriété  foncière,  on  ne  devrait  jamais  oublier 
les  principes  que  voici  : 


S8  LA    VIE    RURALE. 

i"  La  propriété  influe  puissamment  sur  l'exploitation,  c'est- 
à-dire  sur  le  travail;  or,  celui-ci  agit  d'une  façon  non  moins 
active  sur  l'ensemble  de  la  vie  sociale  ; 

2°  La  forme  de  la  propriété  détermine  dans  une  grande 
mesure  l'org-anisation  lamiliale,  qui  elle-même  pèse  énergi- 
quement  sur  l'éducation,  agent  essentiel  de  l'évolution  des 
sociétés  ; 

3"  Le  mode  de  transmission  de  la  propriété  la  rend  stable  ou 
instable,  la  conserve  ou  la  divise;  ce  qui  crée  des  conditions  à 
la  fois  sociales  et  agricoles  bien  différentes  ; 

4°  Enfin,  le  mode  d'exploitation,  direct  ou  par  location,  en 
grande  entreprise  ou  en  petite  tenure  paysanne,  exerce  sur  l'en- 
semble   de  la  situation  agricole  une  influence   prépondérante. 

Avant  de  toucherle  moins  du  monde  à  la  propriété,  ilfaut  envi- 
sager tous  ces  points  de  vue  et  se  demander  quel  effet  les  nouvelles 
mesures  pourront  produire  dans  chaque  catégorie  de  circons- 
tances. Ainsi,  l'absorption  du  sol  portugais  par  une  classe  de 
propriétaires  dont  l'attention  était  détournée  de  la  terre,  a  pro- 
duit sous  l'ancien  régime  le  déclin  de  la  culture,  l'extension  des 
friches,  des  pâtis  et  des  landes.  La  propriété  collective  de 
l'extrême  nord  y  a  conservé  plus  longtemps  qu'ailleurs  les 
anciennes  coutumes,  tandis  que  le  partage  égal  prescrit  par  le 
code  civil  a  hâté  dans  les  autres  provinces  la  transformation  des 
anciennes  mœurs  en  même  temps  que  le  morcellement  du  soU. 
Enfin,  les  circonstances  historiques,  qui  ont  éloigné  la  classe 
riche  du  travail  agricole,  ont  produit  l'exploitation  indirecte  par 
le  fermage,  et  comme  on  ne  trouvait  pour  fermiers,  en  règle 
générale,  que  de  petites  gens,  c'est  le  petit  fermage  qui  occupe 
presque  partout  la  place.  La  grande  liijuidation  foncière  du 
XIX®  siècle  a  ajouté  au  petit  fermage  un  certain  nombre  de 
petites  propriétés  qui  ont  aussi  leurs  effets  particuliers;  elles 
tendent  à  élever  le  niveau  de  leurs  possesseurs,  mais  ce  mou- 
vement progressif  est  contrarié  soit  par  le  partage  égal,  soit  par 

1.  Andrade,  dans  son  ouvrage  déjà  cilé,  constate  les  progrès  rapides  du  nioreel- 
lement  et  réclame  une  réforme  législative  pour  les  arrêter.  Cette  mesure  ne  suffirait 
pas. 


CONniTlON.S    r.KNÉRALES    \)E    LA    CULTIRE.  TiO 

a  médiocrité  de  rexploitation.  On  voit  par  ces  brèves  indications 
à  quel  point  le  prolDlème  agraire  est  compliqué.  Il  l'est  môme 
plus  encore  qu'on  ne  le  croit  généralement,  car  trop  souvent  on 
n'envisage  que  ses  côtés  économiques,  sans  bien  voir  sa  portée 
sociale. 

On  rencontre  actuellement  en  Portugal  les  types  de  propriété 
les  plus  divers,  ba  communauté  y  est  représentée  par  des  biens 
de  grande  étendue  appartenant  soit  à  l'État  soit  aux  concelhos , 
soit  même  à  de  simples  paroisses.  La  grande  propriété,  variant 
entre  200  et  50.000  hectares,  joue  toujours  le  rôle  principal. 
Autrefois,  elle  était  exclusivement  noble  ou  ecclésiastique.  Au- 
jourd'hui, si  les  anciennes  familles  ont  conservé  de  beaux 
domaines,  des  acquéreurs  nouveaux  en  ont  constitué  aussi  de  très 
vastes.  Le  plus  étendu  probablement  appartient  à  une  société 
par  actions,  qui  est  en  train  de  transformer  une  partie  de  la 
vallée  du  bas  Tage.  Les  grands  propriétaires  fonciers  se  subdi- 
visent en  deux  classes  très  inégales.  Ceux  qui  ne  résident  point 
sur  leurs  terres  et  ne  s'en  occupent  pas  ou  très  peu;  c'est  l'im- 
mense majorité.  Ceux  qui  résident  et  dirigent  la  culture  ;  on 
en  rencontre  un  certain  nombre  dans  les  provinces  du  centre, 
où  ils  font  des  choses  fort  remarquables,  ailleurs  ils  sont 
extrêmement  rares.  La  grande  propriété  n'est  donc  la  plupart 
du  temps  qu'un  capital  exploité  d'une  manière  indirecte,  sans 
aucune  action  personnelle  du  propriétaire,  qui  est  alors  un  capi- 
taliste quelconque,  non  pas  un  patron  du  travail.  Il  ne  connaît 
pas  la  culture,  ne  s'y  intéresse  pas  professionnellement,  ne 
cherche  pas  à  augmenter  son  revenu  par  une  exploitation  meil- 
leure. Gela  ne  veut  pas  dire  qu'il  dédaigne  de  grossir  ses  revenus 
fonciers,  mais  il  ne  voit  qu'un  moyen  dy  arriver,  c'est  de  se 
ménager  des  faveurs  ou  des  privilèges  par  le  fait  de  l'influence 
politique.  Mais  une  sitiiation  établie  sur  le  privilège  et  la  faveur 
ne  peut  durer.  Elle  suscite  bientôt  des  injustices,  des  plaintes, 
des  réclamations,  et  finalement  un  malaise  qui  peut  amener  les 
troubles  les  plus  graves.  Quant  à  l'émiettement  infini  de  la 
grande  propriété  en  petites  exploitations  paysannes,  nous  avons 
déjà  montré  qu'elle  a  des  répercussions  plus  fâcheuses  encore. 


60  LA    VIE   RURALE. 

en  maintenant  la  culture  dans  un  état  de  retard,  de  médiocrité, 
de  pauvreté  dont  souffre  le  pays  tout  entier,  puisque  l'industrie 
agricole  y  occupe  la  place  prépondérante.  Tout  cela  ressortira 
d'ailleurs  avec  une  évidence  saisissante  des  observations  mono- 
graphiques reproduites  plus  loin. 

La  moyenne  propriété,  de  30  à  200  hectares,  est  aujourd'hui 
dans  les  mains  de  la  petite  bourgeoisie  commerciale,  qui  a  acheté 
depuis  soixante  ans  un  nombre  toujours  croissant  de  propriétés 
de  ce  type,  débris  des  anciens  latifundia  héréditaires  ou  des 
biens  d'Éghse.  Actuellement  le  partage  égal  va  multipliant 
d'années  en  années  ces  domaines  déjà  d'une  certaine  valeur,  que 
le  simple  paysan  ne  peut  atteindre.  Ils  sont  traités  comme  les 
grandes  propriétés,  c'est-à-dire  que  leurs  possesseurs,  absorbés 
par  le  comptoir,  la  fabrique,  la  carrière  libérale  ou  adminis- 
trative, n'ont  aucune  ou  presque  aucune  expérience  agricole 
et  ne  se  soucient  nullement  de  conduire,  de  patronner  le  travail 
des  champs.  Eux  aussi  subdivisent  leurs  propriétés  en  petites 
fermes,  ou  même  en  parcelles  de  quelques  ares,  louées  à  des 
petits  fermiers  ou  propriétaires-paysans  du  voisinage.  La  con- 
dition de  la  moyenne  propriété  est  donc  fort  analogue  à  celle 
des  grands  domaines.  Les  conséquences  sont  aussi  les  mêmes. 

La  petite  propriété  commence  à  jouer  en  Portugal  un  rôle 
notable.  Bien  qu'elle  ne  couvre  pas  encore  une  aire  totale  bien 
considérable,  elle  a  constitué  déjà  cependant  une  classe  assez 
nombreuse  de  familles  paysannes  fortement  attachées  au  sol, 
laborieuses,  économes,  d'une  extrême  sobriété,  faisant  souvent 
preuve  d'intelligence,  mais  réduites  aux  connaissances  les  plus 
rudimentaires  et  aux  moyens  les  plus  étroits.  En  réalité,  c'est 
la  très  petite  propriété  qui  se  rencontre  le  plus  souvent,  celle 
qui,  ne  suffisant  pas  à  nourrir  une  famille,  l'oblige  à  compléter 
ses  moyens  d'existence  par  le  fermage  ou  le  travail  salarié. 
Il  n'est  pas  difficile  de  comprendre  qu'une  industrie  entièrement 
livrée  à  une  classe  aussi  dépourvue  ne  saurait  ni  progresser  ni 
même  prospérer.  On  croit  trop  souvent  que  la  culture  est  un 
métier  d'une  simplicité  rudimentaire,  que  le  premier  venu  peut 
pratiquer  même  presque  sans  apprentissage.  lien  est  ainsi  peut- 


CONDITIONS    GÉNÉRALES    DE    LA    CULTURE,  61 

être  pour  la  culture  routinière  et  pauvre.  Mais  si  l'on  veut  pro- 
fiter des  progrès  de  la  science  et  de  la  technique  pour  obtenir 
de  la  terre  tout  ce  qu'elle  peut  donner,  on  ne  tarde  pas  à  voir 
que  la  profession  d'agriculteur  demande,  en  réalité,  une  prépa- 
ration et  des  moyens  d'action  qui  dépassent  le  savoir  et  l'avoir  du 
simple  paysan. 

La  formation  de  la  petite  propriété  a  été  favorisée  par  la  pra- 
tique ancienne  et  répandue  de  Temphytéose,  employée  pour 
retenir  les  colons  et  en  attirer  de  nouveaux.  Le  propriétaire 
recevait  un  loyer  annuel,  et  en  outre,  en  cas  de  mutation,  une 
redevance  appelée  laudemio^  qui  a  été  supprimée  par  la  loi 
pour  les  contrats  nouveaux.  Un  certain  nombre  de  ces  fermiers 
ont  racheté  leur  rente  et  sont  devenus  pleins  propriétaires.  Ce 
procédé  d'amodiation   tend  du  reste  à  se  restreindre. 

En  résumé,  la  terre  lusitanienne  appartient  principalement 
à  la  grande  et  à  la  moyenne  propriété,  mais  c'est  surtout  la 
petite  culture  qui  la  fait  valoir.  Quels  sont  les  résultats  de  cet 
état  de  choses  au  point  de  vue  de  la  production? 


IV.    LES    EFFETS    DE   LA    PETITE    CULTURE. 

Cette  prédominance  de  la  petite,  et  même  de  la  très  petite 
exploitation  donne  à  la  production  agricole  un  caractère  parti- 
culier. Tous  ces  minces,  cultivateurs  :  fermiers  minuscules  ou 
propriétaires  indigents,  ont  avant  tout  la  préoccu[)ation  d'as- 
surer leur  subsistance,  puis  d'acquitter  leur  fermage.  Comme 
celui-ci  se  paie  très  souvent  en  nature,  et  surtout  en  denrées  les 
plus  usuelles,  ils  consacrent  tous  leurs  efforts  à  la  production 
vivrière.  Le  maïs,  le  seigle,  les  légumes,  l'huile  d'olives,  le  vin 
et  les  fruits,  auxquels  s'ajoutent  dans  certaines  régions  la  châ- 
taigne et  le  mil,  sont  les  bases  de  la  production,  et  la  plus  forte 
partie  en  est  consommée  sur  place  par  les  récoltants  eux-mêmes. 
Nous  verrons  comment  certaines  provinces  ont  été  amenées  à 
développer  des  cultures  commerciales  et  même  exportatrices. 
Mais  en  fait,  on  peut  dire  que  l'agriculture  lusitanienne,  indus- 


02  f A    VIE   RURALE. 

trie  principale  du  pays,  cherche  avant  tout  à  s'alimenter  direc- 
tement et  à  suffire  aux  besoins  de  son  étroit  marché  intérieur, 
sans  parvenir  à  travailler  largement  pour  l'exportation.  Elle  vit 
comme  repliée  sur  elle-même,  avec  des  débouchés  extérieurs 
très  spécialisés  et  très  restreints.  Ce  fait  considérable  a  des  réper- 
cussions nombreuses  et  graves.  Une  culture  qui  vend  peu  reste 
fatalement  pauvre.  Une  industrie  pauvre  ne  peut  guère  pro- 
gresser. Des  familles  rurales  sans  ressources  en  numéraire 
n'achètent  presque  rien  au  commerce,  et  par  suite  les  indus- 
tries manufacturières  ne  se  développent  guère.  Un  peuple  dont 
la  classe  la  plus  nombreuse  est  indigente  ne  saurait  payer  des 
impôts  très  élevés  sans  en  souffrir,  et  si  le  Trésor  n'a  pas 
d'argent,  il  ne  lui  est  pas  possible  de  procéder  aux  grands 
travaux  publics  qui  lui  incombent.  Il  en  est  de  môme  pour  le 
district  et  la  commune.  Enfin,  un  pays  principalement  agri- 
cole, mais  qui  vend  peu  au  dehors,  manque  de  numéraire  ou 
de  crédit  pour  payer  ses  achats  à  l'étranger,  et  subit  par  là  un 
agio  plus  ou  moins  onéreux.  Nous  n'insistons  pas  ici  sur  cet  en- 
chaînement forcé  de  conséquences  dommageables;  leurs  efl'ets 
apparaîtront  bientôt  de  façon  claire  et  indubitable. 

Un  des  traits  les  plus  frappants  de  la  culture  portugaise,  c'est 
l'insuffisance  de  son  cheptel.  La  sécheresse  de  l'été,  et  le  dé- 
faut d'irrigations  abondantes  amènent  chaque  année  la  disette 
des  fourrages,  au  point  que,  même  dans  le  nord,  bien  des  pay- 
sans vendent  leurs  bœufs  de  travail  à  la  fin  du  printemps  pour 
n'avoir  point  à  les  nourrir  pendant  la  saison  sèche.  En  consé- 
quence, la  viande,  le  lait  et  le  beurre  sont  rares,  ainsi  que  les 
engrais.  Le  mouton  et  la  chèvre,  dont  l'élevage  est  assez  déve- 
loppé, donnent  une  certaine  quantité  de  viande,  de  fromage  et 
de  fumier,  mais  cela  ne  saurait  remplacer  le  déficit  en  gros  bé- 
tail. La  conséquence  est  encore  au  détriment  de  la  culture  qui, 
faute  d'attelages,  et  aussi  de  matériel,  ainsi  que  de  fumures, 
voit  ses  rendements  tomber  fréquemment  à  un  taux  des  plus 
médiocres.  Cela  n'est  pas  fait  non  plus  pour  enrichir  le  cultiva- 
teur, et  avec  lui  le  pays. 

Si  les  rendements  sont  généralement  faibles,  ils  pèchent  sou- 


CONDITIONS    GKNÉHALES    DE    \.X    CLLTIJHE.  63 

vent  aussi  par  la  qualité,  parce  que  le  paysan  n'est  paspréparé, 
outillé  et  approvisionné  de  façon  à  obtenir  le  meilleur  résultat. 
Ainsi,  un  pays  pauvre  en  fourrages  ne  saurait  être  en  situation 
de  fournir  en  quantité,  à  la  boucherie,  des  animaux  gras;  si  ses 
méthodes  de  préparation  dés  produits  sont  primitives,  et  son  ou- 
tillage médiocre,  les  produits  seront  k  l'avenant.  La  consé- 
quence immédiate  est  que  des  denrées  mal  préparées  se  vendent 
à  bas  prix,  ce  qui  diminue  encore  les  profits  de  la  culture. 
Nous  aurons  à  faire  à  ce  sujet  des  constatations,  qui  contribue- 
ront à  nous  expliquer  les  difficultés  de  la  situation  présente. 

En  résumé,  la  plupart  des  cultivateurs  portugais  s'attachent 
avant  tout  à  vivre  de  leurs  fonds,  en  sorte  qu'ils  n'ont  pas  besoin 
de  beaucoup  d'argent  comptant.  Mais  ils  livrent  peu  au  com- 
merce, et  seulement  des  denrées  communes,  de  faible  valeur, 
et  même  parfois  mal  préparées.  Quelques-uns  produisent  davan- 
tage et  vendent  la  plus  grande  partie  de  leur  récolte,  mais  ils 
sont  soumis  à  un  régime  artificiel  qui  fait  de  leur  métier  une 
spéculation  aléatoire;  cela  ressortira  de  nos  études  sur  l'Alem- 
tejo.  Du  reste,  les  agriculteurs  du  centre  sont,  eux  aussi,  tenus 
par  les  circonstances  dans  un  cercle  assez  étroit  et  ne  peuvent 
varier  beaucoup  leurs  produits.  On  les  a  poussés  à  faire  avant 
tout  du  blé  pour  arrêter  l'importation  de  cette  céréale,  mais 
celle-ci  reste  dans  le  pays,  où  elle  ne  suffit  même  pas  à  la  con- 
sommation et  ne  fournit  aucun  appoint  au  commerce  extérieur. 
Le  Portugal  se  consacre  donc  presque  entièrement  à  la  produc- 
tion des  denrées  de  première  nécessité,  de  petite  valeur,  alors 
que  son  climat  lui  permettrait  de  donner  des  produits  rares  et 
chers,  propres  aux  échanges  internationaux,  et  capables  par 
conséquent  de  faire  affluer  dans  le  pays  l'argent  étranger.  Telle 
est,  selon  nous,  la  grande  erreur  de  l'agriculture  lusitanienne, 
erreur  causée  du  reste  par  les  défauts  de  l'organisation  sociale. 
On  s'attache  à  faire  du  pain  de  maïs  ou  de  seigle  et  du  fromage 
de  brebis  pour  nourrir  la  population,  mais  on  néglige  de  véri- 
tables trésors  que  le  travail,  avec  le  soleil,  pourrait  faire  surgir 
de  la  terre  si  elle  était  suffisamment  arrosée.  En  effet,  avec  des 
fourrages,  on  aurait  de  la  viande  et  du  beurre  ;  avec  une  orga- 


64  LA.   VIE    RURALE. 

nisation  convenable,  on  pourrait  porter  sur  les  grands  marchés 
du  nord  de  l'Europe,  et  cela  en  quantités  considérables,  des 
primeurs,  des  fleurs,  des  plantes  d'ornement,  des  fruits  frais, 
des  conserves  de  légumes,  du  tabac,  du  miel,  des  huiles  fines, 
du  houblon,  de  la  soie.  Avec  de  tels  produits,  on  ferait  de  l'ar- 
gent. L'agio  s'atténuerait.  Des  industries  accessoires  apparaî- 
traient, comme  est  apparue  celle  du  bouchon  après  le  liège.  La 
richesse  nationale  serait  accrue  dans  une  proportion  considé- 
rable, et  si  alors  on  avait  besoin  d'acheter  des  denrées  de  con- 
sommation courante,  on  les  importerait  à  bas  prix  et  le  cultiva- 
teur garderait  encore  un  joli  bénéfice.  En  un  mot,  le  Portugal 
devrait  être  le  jardin  de  l'Europe.  Mais  n'oublions  pas  que,  pour 
cela,  il  faudrait  au  préalable  former  le  jardinier,  car  en  effet  la 
situation  actuelle  résulte  avant  tout  de  l'état  social  de  la  race. 
Ainsi,  il  devient  évident  que  la  réforme  du  type  national  par 
l'éducation  est  la  chose  qui  s'impose  avant  tout,  la  cheville  ou- 
vrière de  l'évolution  nécessaire  pour  rendre  au  peuple  lusitanien 
la  solidité  et  la  prospérité  qui  répondent  logiquement  à  ses 
qualités  propres  et  à  celles  de  son  pays. 

Il  nous  reste  maintenant  à  établir  par  des  faits  précis  la  raison 
d'être  des  observations  générales  qui  précèdent.  Pour  cela,  nous 
allons  étudier  les  diverses  régions  du  royaume,  au  moyen  de 
types  dont  le  mode  d'existence  est  dépeint  avec  précision  par 
la  monographie.  Ce  sont  autant  de  tableaux  pris  sur  le  vif,  qui 
donnent  à  l'esprit  une  claire  vision  de  la  vie  réelle,  bien  plus 
exacte  et  plus  animée  que  les  données  douteuses  et  générales 
des  statistiques. 


II 

LA  PETITE  CULTURE  DANS  LE  NORD 


La  petite  culture  et  l'élevage  dans  le  Tras  os  Montes.  —  Fermiers,  paysans  et 
vignerons  des  vallées  du  nord.  —  Le  maïs,  l'huile  et  le  vin.  —  Petits  fer- 
miers et  petits  propriétaires  des  Beïras.  — Deux  fléaux  agricoles  et  leurs  con- 
séquences. —  Effets  généraux  de  la  petite  culture.  —  L'émigration  tempo- 
raire à  l'intérieur  et  à  l'extérieur;  ses  causes  et  ses  etïets. 


I.    —   LA    PETITE    CULTURE    DANS    LE   TRAS    OS   MONTES. 

Nous  avons  eu  déjà  l'occasion  de  signaler  la  situation  parti- 
culière de  la  propriété  sur  les  hauts  plateaux  du  nord,  spécia- 
lement dans  la  région  du  BarrosoL  Nous  n'avons  donc  à  exposer 
ici  que  certains  détails  complémentaires,  indispensables  pour 
bien  comprendre  l'état  de  la  culture  dans  cette  contrée,  la  plus 
isolée  de  tout  le  royaume  et  l'une  des  moins  peuplées,  grâce 
aux  chaînons  escarpés  qui  la  couvrent  tout  entière.  Elle  ne 
compte  guère  en  effet  que  210.000  âmes  pour  12.200  kilo- 
mètres carrés,  à  peine  25  habitants  par  kilomètre. 

Nous  y  retrouvons  côte  à  côte  la  grande  et  la  petite  propriété, 
mais  on  se  souvient  qu'ici  la  première  appartient  aux  collecti- 
vités paysannes  qui  l'exploitent  principalement  par  le  pâtu- 
rage en  communauté.  Sur  les  pentes  et  les  sommets  gazonnés, 
qui  fournissent  aux  animaux  des  pacages  suffisants  pour  l'été, 
les  montagnards  de  l'extrême  nord  élèvent  une  race  bovine  petite 

1.  V.  plus  haut.  p.  35. 


(l6  LA    VIE    RURALE. 

et  osseuse,  mais  roJjuste  et  sobre.  Elle  est  employée  pour  les 
travaux  agricoles  et  les  transports,  mais  ce  n'est  pas  une  bonne 
race  de  boucherie,  et  du  reste  la  production  est  loin  de  répondre 
à  la  demande,  en  sorte  que  l'on  importe  une  grande  quantité  de 
bétail  espagnol  pour  les  besoins  des  autres  provinces.  Il  serait 
au  surplus  diflicile  de  développer  cet  élevage,  parce  que  les 
terrains  susceptibles  de  donner  les  plantes  fourragères  néces- 
saires pour  l'alimentation  du  bétail  en  hiver  sont  peu  étendus  et 
d'une  fertilité  médiocre.  Les  cultures  vivrières  les  absorbent 
presque  en  entier.  En  outre,  le  nombre  des  bêtes  à  cornes  est 
limité  par  la  capacité  inextensible  des  pâtures  naturelles.  Peut- 
être  pourrait-on  cependant  améliorer  sensiblement  la  situation  , 
en  pratiquant  davantage  la  production  du  lait  et  la  fabrication 
du  beurre  ou  du  fromage.  Ces  denrées  n'arrivent  pas  sur  les 
marchés  en  quantité  suffisante,  surtout  la  première.  Mais,  pour 
obtenir  ce  résultat,  il  faudrait  d'abord  mettre  toutes  les  agglo- 
mérations à  même  de  communiquer  facilement  avec  le  reste  du 
pays.  Or,  il  existe  dans  le  Tras  os  Montes  bien  des  villages  reliés 
avec  le  dehors  par  une  simple  piste  muletière.  Le  défaut  de 
routes  réduit  les  transports  au  strict  minimum  et  enlève  toute 
raison  d'être  à  une  production  plus  intense. 

Les  terres  arables  sont  pour  la  plupart  subdivisées  entre  un 
grand  nombre  de  petits  propriétaires.  Ils  y  cultivent  du  seigle, 
des  pommes  de  terre  et  quelques  autres  légumes,  un  peu  de  lin, 
des  fruits;  des  prairies  naturelles  peu  étendues  procurent  le  foin 
strictement  nécessaire  pour  l'hiver  qui  chasse  les  animaux  des 
hauts  pâturages.  Cette  culture,  limitée  en  étendue  et  primitive 
dans  ses  procédés,  suffit  avec  peine  à  l'alimentation  des  habi- 
tants, et  ne  fournit  presque  rien  au  commerce.  Depuis  quelques 
années,  les  plantations  d'oliviers  ont  escaladé  les  plateaux,  au 
lieu  de  rester  confinées  dans  les  vallées  profondes.  Elles  ont 
ajouté  un  élément  de  plus  à  la  production.  Il  nous  parait  pro- 
bable que,  si  les  voies  de  communication  étaient  meilleures, 
il  deviendrait  possible  de  développer  également  la  culture  des 
arbres  fruitiers  septentrionaux  :  pommiers,  poiriers,  noyers,  etc. 
La  récolte  trouverait  facilement  un  débouché  à  l'étranger,  si 


LA    l'ETITK    CULTURE    DANS    LE    NORD.  67 

on  était  à  même  de  la  transporter  à  bon  compte  jusqu'à  la  côte. 
La  môme  observation  s'applique  en  ce  qui  touche  l'utilisation 
des  forêts  qui,  bien  que  réduites  par  ,des  défrichements  ou  des 
incendies  regrettables,  forment  encore  de  beaux  massifs.  On  y 
fabrique  un  peu  de  charbon,  mais  il  est  souvent  impossible 
d'exporter  le  bois  d'oeuvre,  faute  de  chemins. 

La  conséquence  immédiate  de  ces  faits  est  le  maintien  de  la 
population  dans  un  état  d'extrême  médiocrité.  Les  transactions 
sont  minimes,  l'argent  est  rare,  l'instruction  peu  répandue, 
(îhaque  année,  un  certain  nombre  de  jeunes  gens  doivent  quitter 
leur  village  pour  aller  chercher  du  travail  au  loin.  Ils  se  diri- 
gent de  préférence  vers  les  grandes  villes  où  nous  les  retrouve- 
rons dans  les  métiers  les  plus  infimes,  vivant  de  peu  pour  écono- 
miser autant  que  possible.  Beaucoup  désirent  revenir  ensuite  dans 
leur  famille,  rivalisant  ainsi  avec  leurs  voisins  de  la  Galice,  qui 
du  reste  sont  guidés  par  des  motifs  analogues.  Ceux  qui  rentrent 
au  pays  avec  un  petit  pécule  l'emploient  soit  à  augmenter  un 
peu  le  bien  paternel,  soit  à  acquérir  une  parcelle  de  terre  labou- 
rable, base  nécessaire  pour  participer  pleinement  aux  avantages 
procurés  par  les  biens  communaux.  Ils  se  replacent  ainsi  dans 
le  cadre  social  étroit  et  à  peu  près  fixe  du  régime  commu- 
nautaire, et  restent  dans  leur  petite  condition  de  paysans  pau- 
vres. Quant  à  ceux  qui  deviennent  définitivement  citadins,  cer- 
tains réussissent  à  atteindre  la  fortune  par  le  commerce,  grâce 
à  un  labeur  acharné  et  à  un  esprit  d'âpre  économie  qui  leur 
fait  négliger  tout  souci  du  confort  et  même  de  l'hygiène.  Cela 
les  fait  considérer  par  leurs  compatriotes  comme  des  gens  d'un 
type  inférieur,  frustes,  avares,  inélégants.  Soit,  mais  ces  rudes 
travailleurs  n'en  ont  pas  moins  un  rôle  fort  utile  dans  la  vie  na- 
tionale. Si  le  régime  social  dans  lequel  ils  ont  été  élevés  n'en 
fait  pas  des  hommes  de  grande  initiative,  des  esprits  de  très 
large  envergure,  il  leur  donne  au  moins,  par  l'éducation  fami- 
liale, une  certaine  organisation  qui  vaut  mieux  que  rien.  Leur 
formation  communautaire  et  quasi  patriarcale  ne  représente 
certainement  pas  un  idéal.  Cependant,  ses  résultats  sont  plutôt 
meilleurs  que  ceux  fournis  en  moyenne  par  le  type  désorganisé. 


68  LA   VIE   RURALE. 

On  peut  même  regretter  que  la  formation  des  montagnards  du 
Tras  os  Montes  ne  se  soit  pas  maintenue  dans  toutes  les  parties 
élevées  du  pays.  Elle  aurait  fourni  un  utile  contrepoids  à  l'in- 
fluence des  populations  désorganisées  de  la  zone  maritime,  et  re- 
cruté d'une  façon  plus  large  les  cadres  du  commerce  et  de  l'in- 
dustrie. Mais  les  groupes  organisés  du  nord  sont  aujourd'hui  à 
la  fois  trop  restreints  et  trop  ébranlés  pour  exercer  une  action 
très  sensible  sur  l'avenir  du  pays. 

Dans  les  vallées  profondes  qui  sillonnent  les  flancs  des  ter- 
rasses septentrionales,  et  qui  donnent  issue  aux  affluents  du 
Douro,  on  trouve  des  populations  rurales  qui,  pouvant  vivre 
exclusivement  de  la  culture,  ont  abandonné  depuis  longtemps 
le  système  de  la  communauté  et  vivent  sous  le  régime  de  la 
famille  désorganisée.  Nous  allons  voir  les  effets  de  cette  évolu- 
tion en  étudiant  un  Paysan-propriétaire  de  Mirandellay  loca- 
lité située  dans  la  vallée  du  Tua,  au  pied  des  hautes  chaînes  du 
Tras  os  Montes. 


II.    PAYSAN    DE    MIRANDELLA. 


Le  pays  qui  s'étend  sur  la  rive  droite  du  Douro  entre  le 
fleuve  et  les  terrasses  de  l'extrême  nord,  est  tout  aussi  accidenté 
que  celles-ci.  Il  est  cependant  moins  élevé  et  va  même  en  s'a- 
baissant  graduellement  vers  le  sud,  en  sorte  que  la  tempéra- 
ture est  moins  rude,  avec  des  extrêmes  moins  accentués.  Toute- 
fois le  climat  est  très  variable,  selon  l'exposition  et  l'altitude; 
certains  versants  reçoivent  des  pluies  abondantes,  pendant  que 
d'autres  sont  relativement  peu  arrosés,  parce  que  des  crêtes 
interceptent  et  condensent  les  vapeurs  venues  de  la  mer.  Les 
coteaux  orientés  au  sud  ont  un  aspect  tout  autre  que  celui  des 
pentes  qui  regardent  le  nord.  Enfin,  le  sol  lui-même  présente 
des  difierences  fondamentales,  depuis  les  alluvions  profondes 
et  riches  jusqu'aux  sables  quartzeux,  en  passant  par  les  argiles 
ferrugineuses  compactes.  Aussi  serait-il  difficile  de  rencontrer 


LA  PETITE  CULTURE  DANS  LE  NORD.  69 

une  région  à  la  fois  plus  pittoresque,  plus  riante  et  plus  variée 
dans  ses  productions  comme  dans  ses  aspects.  Ces  observations 
s'appliquent  également  à  la  province  du  Minho  qui  s'étage 
vers  l'ouest  comme  celle  du  Douro  vers  le  midi. 

Le  régime  de  la  propriété  est  aussi  sensiblement  le  même 
dans  les  deux  provinces.  Les  grands  domaines  n'y  ont  jamais 
été  fréquents,  par  l'effet  même  du  caractère  si  accidenté  de  ce 
pays,  subdivisé  en  une  foule  de  compartiments  très  distincts. 
En  revanche,  la  moyenne  propriété  y  occupe  la  première 
place.  Autrefois,  les  domaines  étaient  constitués  en  biens  de 
familles  maintenus  par  le  droit  d'aînesse.  Les  cadets  rece- 
vaient une  dot,  qui  leur  permettait  soit  d'entrer  au  couvent, 
soit  d'aller  chercher  ailleurs  un  établissement.  Le  pays  for- 
mait ainsi  une  véritable  pépinière  d'aventuriers,  qui  se 
portaient  avec  empressement  vers  toutes  les  entreprises  pré- 
sentant une  chance  d'avancement  ou  de  profit.  Mais,  dressés 
avant  tout  aux  exercices  guerriers,  ce  sont  principalement  les 
expéditions  militaires  et  conquérantes  qu'ils  recherchaient.  Ces 
cadets  de  famille  ont  largement  contribué  à  l'expansion  colo- 
niale du  Portugal;  mais,  s'ils  n'ont  manqué  ni  de  hardiesse  ni 
de  bravoure  pour  explorer  et  conquérir,  la  véritable  aptitude 
colonisatrice  leur  a  fait  défaut,  parce  qu'ils  étaient  avant  tout 
des  soldats  et  des.  fonctionnaires,  non  pas  des  patrons  capables 
d'organiser  et  de  diriger  le  travail.  Toute  l'histoire  coloniale  du 
Portugal  s'explique  par, ce  fait  qui,  comprenons-le  bien,  est  un 
phénomène  d'éducation. 

A  côté  des  biens  nobles,  les  terres  d'Église  tenaient  une 
grande  place,  car,  par  des  dons  et  des  achats  accumulés  depuis 
des  siècles,  les  couvents  et  les  paroisses  avaient  absorbé  un  bon 
quart  de  la  surface  du  territoire.  Mais  cette  situation  a  été  modi- 
fiée par  trois  événements  considérables  dont  les  effets  se  sont 
cumulés.  Ce  sont  :  la  confiscation  des  biens  des  couvents,  en 
1834;  la  suppression  des  majorais  et  du  droit  d'aînesse  par  la 
loi  du  30  juillet  1860;  enfin  lobligation  du  partage  égal  insti- 
tuée par  le  code  civil  en  1868.  Les  vastes  propriétés  des  con- 
grégations furent  dépecées  et  vendues  dans  des  conditions  fort 


70  LA    VIE    RURALE. 

médiocres  et  souvent  à  vil  prix  ^  Comme  les  paysans  d'alors 
étaient  moins  aisés  encore  que  ceux  d'aujourd'hui,  ils  ne- purent 
profiter  beaucoup  de  la  mobilisation  violente,  révolutionnaire, 
qui  se  produisit  ainsi  dans  la  propriété.  Beaucoup  de  terres  pas- 
sèrent entre  les  mains  des  bourgeois,  soit  de  souche  ancienne, 
soit  nouvellement  enrichis  par  le  commerce,  l'industrie  ou  l'émi- 
gration. Un  certain  nombre  de  paysans  réussirent  pourtant  à 
acquérir  çà  et  là  des  lopins  de  terre,  et  à  constituer  la  petite 
propriété,  qui  depuis  a  fait  péniblement  quelques  progrès. 
D'ailleurs,  on  peut  dire  qu'elle  existaitdéjà  depuis  longtemps  sous 
la  forme  imparfaite  du  foro  ou  bail  perpétuel-.  Beaucoup  de  ces 
foros  subsistent  encore,  après  avoir  été  transmis  de  génération 
en  génération.  D'autres  ont  été  transformés  par  rachat  en  proprié- 
tés définitives;  dans  les  deux  cas,  il  en  résulte  une  exploitation 
paysanne.  Aujourd'hui,  le  propriétaire  n'a  plus  grand  intérêt  à 
créer  des  foros.  Il  s'en  tient  donc  au  simple  fermage,  générale- 
ment réglé  en  nature.  On  ne  vend  d'ailleurs  la  propriété  qu'à 
la  dernière  extrémité.  La  tradition  encore  vivace  des  liens 
anciens  qui  unissaient  la  noblesse  à  la  terre,  fait  que  le  proprié- 
taire foncier  jouit  toujours  d'une  considération  flatteuse;  on 
tient  à  la  conserver  ouà  Tacquérir.  Cependant,  par  l'effet  ducode 
civil,  le  partage  égal  tend  à  une  division  excessive  du  sol,  qui 
commence  à  devenir  sensible.  Elle  le  serait  déjà  plus  encore 
sans  un  certain  développement  de  la  classe  moyenne  par  le  fait 
d'un  progrès  réel  de  l'industrie  et  du  commerce,  et  surtout  par 
suite  de  l'enrichissement  assez  rapide  d'un  certain  nombre 
d'émigrants  qui,  revenus  au  pays,  consacrent  leurs  économies 
à  acheter  des  biens  au  soleil.  Nous  constaterons  plus  d'une  fois, 
dans  la  suite,  les  effets  de  ce  mouvement. 

Au  nord  du  Douro,  propriétaires  d'ancienne  ou  de  nouvelle 
origine  agissent  de  même  en  ce  qui  touche  l'exploitation  de 
leurs  terres.  Bien  peu  la  dirigent  eux-mêmes  et  résident  à  la 


1.  V.  plus  haut,  p.  57,  ce  que  nous  avons  déjà  dit  à  ce  sujet. 

2.  L'historien  Herculano  estime  à  220  millions  de  francs  environ  la  valeur  des 
biens  saisis,  et  il  affirme  que  l'État  en  a  tiré  44  millions  tout  au  plus.  D'autres  élè- 
vent ce  dernier  chiflre  jusqu'à  80  millions. 


I.A    PETITE    CILTIRE   DANS   LE    NOKD.  71 

campagne.  La  culture  est  donc  abandonnée,  dans  ces  provinces, 
aux  gens  de  petite  instruction  et  de  faibles  moyens,  qui  par 
conséquent  ne  peuvent  ni  prendre  de  grandes  fermes  ni  amé- 
liorer le  sol,  les  procédés  et  les  rendements.  Les  bourgeois 
urbains  qui  possèdent  ou  achètent  des  terres  ne  songent  que 
rarement  à  envoyer  leurs  fils  vivre  à  la  campagne  en  agricul- 
teurs, ce  que  d'ailleurs  ceux-ci  considéreraient  comme  un  dur 
exil  ;  les  jeunes  gens  préfèrent  s'entasser  dans  les  carrières 
libérales  et  dans  la  bureaucratie,  où  la  concurrence  fait  que 
très  peu  parviennent  à  gagner  leur  vie.  Pendant  ce  temps,  la 
culture  reste  misérable  dans  une  des  plus  belles  régions  agri- 
coles de  l'Europe,  On  voit  pourtant  çà  et  là  quelques  jeunes 
gens  qui,  même  après  les  études  universitaires,  reviennent  à  la 
terre,  poussés  soit  par  les  circonstances,  soit  par  un  goût  per- 
sonnel, soit  par  une  juste  appréciation  des  avantages  et  de  la 
libre  aisance  de  la  vie  rurale.  11  est  grandement  à  désirer, 
dans  l'intérêt  économique  et  social  des  provinces  du  nord,  que 
cet  exemple  soit  suivi. 

Après  ces  observations  générales,   nous  concentrerons  notre 
attention  sur  la  contrée  où  réside  la  famille  étudiée. 

Le  Douro  pénètre  en  Portugal  à  travers  une  région  couverte 
de    montagnes  souvent  élevées.   Elles  condensent  une  grande 
quantité  d'humidité,  et  envoient  à  l'artère  principale  de   nom- 
breux affluents  dont  le  cours  est  généralement  rapide  et  assez 
irrégulier,  parce  que  la  saison  d'été,  qui  dure  de  juin  à  octobre, 
ne  fournit  qu'un  contingent  de  pluie  très  minime.  L'un  de  ces 
affluents,  le  Tua,  qui  a    ses  sources  dans  le  Tras  os  Montes   et 
coule  directement  du  nord  au  sud,  traverse  la  région  très  acci- 
dentée où  est  située  la  petite  ville,  ou  plutôt  le  bourg  de  Miran- 
della,  chef-lieu  du  concelho  du  même  nom^   Le  pays  est  cou- 
vert de  longues  chaînes  d'une  hauteur  variable,  qui  atteignent 
1.-200  mètres  (Serra  de  Bornes)  et  dépasse  même  1.300  mètres 
(Serra  de  Nogueira).  Tout  ce  massif  qui  forme  l'angle  nord-est 
du  Portugal,  est  constitué  par  des  schistes  cristallins  au  travers 

1 .  Le  concelho  est  une  sorte  de  grande  commune  ou  plutôt  de  canton,  divisé  en 
paroisses.  V.  plus  loin  la  partie  consacrée  à  la  vie  publique. 


72  LA    VIE    RURALE. 

desquels  apparaissent  çà  et  là  des  granits  et  des  porphyres. 
Les  terrains  qui  dérivent  de  cette  formation  sont  d'une  fertilité 
assez  médiocre.  En  outre,  la  dénudation  des  sommets  par  les 
eaux  pluviales,  la  déclivité  extrême  de  beaucoup  de  pentes , 
la  sécheresse  des  mois  d'été,  rendent  la  culture  assez  difficile 
dans  cette  pittoresque  contrée.  Les  terrains  pierreux  ou  cou  - 
verts  de  broussailles  y  abondent,  ainsi  que  les  forêts.  Seuls,  les 
vallons  et  les  étroites  vallées  des  rivières  présentent  un  sol  assez 
profond  et  fertile,  où  l'on  cultive  le  maïs,  le  lin,  la  pomme 
de  terre  et  quelques  légumes;  plus  haut  se  trouvent  des  pâtures 
où  l'on  prend  de  temps  en  temps  une  récolte  de  seigle  après 
une  longue  jachère  ;  les  oliviers  se  montrent  jusqu'à  l'altitude 
de  400  à  500  mètres  ;  la  vigne  apparaît  sur  les  pentes,  à  peu 
près  jusqu'à  la  même  hauteur,  et  parfois  au  delà.  Le  gros  bétail 
n'est  pas  nombreux  :  il  se  limite  presque  exclusivement  aux 
bœufs  de  labour,  auprès  desquels  on  voit  parfois  figurer  des  che- 
vaux de  petite  taille,  mais  vifs,  sobres  et  sûrs.  Outre  cela,  les 
paysans  élèvent  des  moutons,  des  chèvres  et  des  porcs.  Les 
habitations  sont  souvent  groupées  eu  villages,  mais  on  trouve 
ici  beaucoup  plus  de  fermes  éparses  que  dans  le  midi.  La  po- 
pulation est  laborieuse,  sobre  et  paisible,  mais  peu  dévelop  - 
pée,  parce  qu'elle  est  en  moyenne  pauvre  de  ressources  et 
privée  de  direction.  Les  communes  ou  les  paroisses  possèdent 
parfois  des  biens  assez  étendus,  mais  généralement  de  peu  de 
valeur;  les  habitants  y  trouvent  une  petite  ressource  sous 
forme  de  bois  de  chauâage,  de  genêts  et  de  bruyères  dont  on 
fait  des  litières  ;  ils  servent  aussi  de  pâtis  pour  les  animaux . 

Les  trois  productions  principales  de  cette  contrée  monta- 
gneuse sont  le  maïs,  le  vin  et  l'huile  d'olives.  Le  premier  est 
employé,  avec  un  mélange  de  seigle,  à  la  fabrication  du  pain. 
Le  second  est  exporté,  au  moins  dans  les  qualités  les  meilleures 
et  les  mieux  préparées.  Quant  à  l'huile,  son  importance  est  telle 
dans  toutes  les  parties  du  pays,  qu'il  est  nécessaire  d'en  parler 
avec  quelque  détail.  En  effet,  le  Portugal  est  un  immense 
verger  d'oliviers,  où  cet  arbre  croit  depuis  le  rivage  de  la  mer 
jusqu'à  des  hauteurs  imprévues. 


LA  PETITE  CULTURE  DANS  LE  NORD.  73 

On  trouve  plusieurs  variétés  d'oliviers,  et  chacune  convient 
plus  particulièrement  à  une  région  déterminée.  Quand  les  ar- 
bres sont  bien  choisis  et  bien  soig-ncs,  ils  peuvent  prendre  de 
g'randes  proportions  :  on  nous  a  cité  des  sujets  qui  ont  donné 
jusqu'à  1.000  kilos  d'olives  eu  une  seule  récolte.  Les  oliviers 
sont  disséminés  à  distances  régulières  dans  les  pâturages  et 
autour  des  champs.  On  a  soin  de  les  tailler  de  façon  à  les  em- 
pêcher de  pousser  en  hauteur  et  à  leur  faire  étendre  largemen  t 
un  branchage  horizontal,  pour  faciliter  la  cueillette.  Celle-ci 
exige  beaucoup  de    main-d'œuvre,  ce    qui    la   rend  coûteuse. 
Aussi,  afin  de  dépenser  moins,  les  paysans  ont  l'habitude  d'à  - 
battre  les  fruits  à  coups  de  gaule,  plutôt  que  de  les  cueillir  à  la 
main.  Le  procédé  est  plus  expéditif,  mais  il  a  le  grave  inconvé- 
nient d'arracher  un  grand  nombre  de  bourgeons,   et  cela  di- 
minue d'autant  la  récolte  suivante.  L'olive  peut  être  consommée 
telle  quelle,  conservée  dans  la  saumure,  et  en  eflet  de  grandes 
quantités  sont  ainsi  utilisées  pour  l'alimentation.   Mais  surtout 
elle  est  pressée  pour  en  extraire  l'huile,  et  cette  opération  sou- 
lève des  problèmes  fort  importants.  D'abord,  pour  obtenir  un 
bon  rendement,  il  faut  cueillir  le  fruit  au  moment  de  sa  com- 
plète maturation,  c'est-à-dire  en  décembre.  Ensuite,  il  doit  être 
moulu  et  pressé  aussitôt   après,   afin  d'éviter  l'oxydation    des 
corps  gras  et  la  moisissure,   qui  donnent  à  l'huile  de  l'acidité 
et  un  mauvais  goût.  Malheureusement,  les  paysans  manquent  le 
plus  souvent  des  moyens  nécessaires  pour  faire  ces  opérations 
au  bon  moment.   Leur  récolte  est  parfois  tardive  et  mélangée 
de  fruits  plus  ou  moins  altérés  ;  ensuite,   comme  le  matériel 
d'extraction  est  assez  compliqué  et  coûteux,  le  petit  paysan  ne 
le  possède  pas.  Il  faut  porter  les  olives  chez  un  propriétaire  ou 
entrepreneur  possédant  un  lagar  (moulin  à  huile)  ;  pour  cela,  on 
doit  attendre  son  tour,  et  jusque-là  les  fruits  sont  laissés  en  tas, 
ou  placés  dans  des  récipients  et  saupoudrés  de  sel.  L'huile  qui 
en  est  extraite  perd  alors  en  qualité  et  en  goût,  devenant  ainsi 
impropre  à  l'exportation  ^  et  môme  à  l'emploi  pour  la  conserva- 

1.  On  aura  une  idée  de  la  délicatesse  de  cette  fabrication,  en  songeant  que  l'huile 


74  LA   VIE    RURALE. 

tion  du  poisson:  l'industrie  de  la  sardine  et  du  thon,  si  impor- 
tante en  Portugal,  rejette  presque  absolument  les  huiles  locales 
à  cause  de  leur  acidité,  et  importe  des  huiles  de  Bari,  dont  la 
fabrication  est  plus  parfaite'.  Il  est  certain  que  si  les  grandes 
exploitations,  ou  tout  au  moins  les  grandes  associations  agri- 
coles étaient  plus  nombreuses,  les  lagars  se  multiplieraient  éga- 
lement et  Fhuile  étant  fabriquée  plus  normalement  gagnerait 
en  qualité". 

Le  paysan-propriétaire  qui  a  été  pris  comme  type  de  cette 
région,  se  nomme  Francisco  dos  Reis  Fernandes-'.  Sorti  d'une 
famille  de  paysans  qui  comptait  sept  enfants,  il  est  âgé  de 
cinquante  ans  et  habite  le  village  de  Goide,  qui  a  300  habitants 
et  fait  partie  du  concelho  de  Mirandella.  Sa  femme,  Magdalena  de 
Jésus,  a  quarante-huit  ans.  Originaire  aussi  de  la  localité,  elle 
avait  seulement  un  frère  et  une  sœur.  Ils  ont  cinq  enfants  :  Julio, 
vingt-cinq  ans,  Francisco,  vingt-deux,  actuellement  au  régiment, 
Anibal,  vingt  et  un,  José,  treize,  et  enfin  Maria,  dix-huit.  Un  frère 
du  père,  nommé  Antonio,  et  âgé  de  quarante  ans,  vit  avec  la 
famille. 

(îoide  est  situé  dans  une  vallée  au  confluent  de  deux  rivières.  Le 
village  est  relié  par  une  route  au  chef-lieu  de  la  commune  où 
passe  la  voie  ferrée  qui  unitBragança  à  la  vallée  du  Douro.  Le 
sol  est  de  fertilité  moyenne  :  il  se  prête  bien  à  la  culture  des 
céréales  et  de  la  vigne.  Il  y  a  aussi  d'assez  bons  pâturages.  Mais 
la  production  principale  est  celle  de  l'huile  d'olive,  qui,  avec 
le  vin,  fournit  au  commerce  son  élément  le  plus  important. 

Fernandes  possède  une  maison  et  un  petit  domaine,  le  tout 


est  affeclée  imrnédiateinerit  par  toiile  mauvaise  odeur  répandue  dans  le   local  où  on 
l'extrait. 

1.  A  ce  premier  motif  s'en  ajoute  un  autre  :  les  fabricants  de  conserves  reçoivent 
de  la  douane,  en  cas  d'exportation,  à  titre  de  drawbacii  ou  restitution  des  droits 
perçus  sur  l'huile  importée,  des  sommes  supérieures  à  ce  qu'ils  ont  réellement  payé 
et  qui  constituent  à  leur  profit  une  véritable  prime  de  sortie. 

2.  L'école  d'agriculture  de  Coimbra  a  réussi  à  fabriquer  des  huiles  ne  contenant" 
que  0,02  d'acide  p.  100,  alors  que,  dans  la  consommation  courante,  la  proportion 
atteint  jusqu'à  5  p.  100. 

3.  Les  notes  nécessaires  pour  établir  ce  précis  monographique  ont  été  recueillies  par 
M.  le  D'  Morcado. 


LA   PETITE    CULTl'RE    DANS   LE    NOKl).  /.) 

estimé  à  la  somme  approximative  d'un  millier  de  milreis 
(5.550  fr.)'.  Il  y  ajoute  quelques  parcelles  de  terre  louées  dont 
le  fermage  est  payé  en  nature,  principalement  en  maïs.  La 
maison  a  deux  étages  :  un  rez-de-chaussée  très  bas,  qui  sert 
d'étable,  de  grange  et  de  cellier,  un  étage  habité  par  la  famille. 
Elle  est  construite  en  pierre  du  pays,  maçonnée  avec  de  l'argile. 
Toute  la  famille  est  occupée  exclusivement  soit  par  la  culture 
des  terres,  soit  par  les  soins  du  ménage.  Ces  propriétés  provien- 
nent en  grande  partie  des  parents  des  deux  époux,  et  le  surplus 
a  été  acquis  au  moyen  de  leurs  économies.  Les  successions  sont 
réglées  ici  parle  code  civil,  lequel  prescrit  en  principe  le  partage 
égal  et  en  nature.  Ainsi,  à  la  mort  du  père,  le  petit  domaine  sera 
morcelé  et  les  enfants  retomberont  dans  la  condition  du  proprié- 
taire indigent,  auquel  son  bien  ne  suffit  pas  pour  vivre  et  qui  doit 
compléter  ses  ressources  au  moyen  du  travail  salarié.  Le  cheptel 
et  le  matériel  de  ferme  sont  réduits  à  leur  plus  simple  expression. 
Une  paire  de  bœufs,  quelques  moutons,  un  porc,  qui  sera  tué 
pour  l'usage  de  la  famille,  une  dizaine  de  poules,  voilà  pour  les 
animaux.  Un  char  à  bœufs,  un  araire  ou  charrue  sans  roues,  une 
herse  et  quelques  outils,  forment  tout  le  matériel.  Le  mobilier  est 
également  d'une  extrême  simplicité  :  des  coffres,  tables  et  bancs 
de  sapin,  des  lits  de  camp  sur  lesquels  deux  personnes  couchent 
ensemble,  quelques  ustensiles  de  cuisine,  quelques  tonneaux  et 
cuves,  et  c'est  tout. Les  vêtements  sont  faits  de  cotonnade  ou  d'un 
drap  grossier,  et  chacun  n'a  que  le  nécessaire  en  habits  et  en 
linge.  L'ensemble  est  estimé  en  bloc  à  300  milreis,  un  peu  plus 
de  1.650  francs. 

Les  recettes  en  argent  réalisées  jiar  cette  famille  sont  fort 
limitées.  Elle  vend  chaque  année  une  petite  quantité  de  maïs,  de 
pommes  de  terre  et  de  vin  pour  une  somme  totale  de  80  milreis 
environ,  soit  un  peu  moins  de  'i-ôO  francs.  En  outre,  la  cueillette 
des  olives  leur  procure  quelques  journées,  maigrement  payées, 
quoique  ce  travail,  fait  en  plein  hiver,  soit  assez  rude.  Le  salaire 

1.  Bien  peu  de  paysans,  et  même  de  propriétaires  plus  riches,  connaissent  la  super- 
ficie de  leurs  terres.  C'est  toujours  par  la  valeur  en  argent  qu'ils  en  apprécient  l'im- 
portance. 


76  LA    VIE   RURALE. 

des  cueilleurs  d'olives  varie  entre  300  et  400  reis  (1  fr.  65  à 
2fr.  20).  Il  a  été  impossible  de  préciser  le  gain  ainsi  obtenu,  car 
il  change  avec  les  années,  mais  nous  ne  croyons  pas  qu'il 
puisse  dépasser  200  francs  en  moyenne.  Le  total  des  recettes 
annuelles  se  tiendrait  ainsi  entre  600  et  700  francs. 

Les  dépenses  sont  également  très  restreintes.  La  principale  est 
nécessitée  par  l'entretien,  qui  exige  environ  200  francs.  Pour  la 
nourriture,  on  n'achète  guère  qu'un  peu  d'épiceries  et  de  poisson 
salé,  pour  une  somme  annuelle  de  80  à  100  francs.  Les  aliments 
consommés  aux  trois  repas  de  la  journée  sont  :  le  pain  de  maïs,  la 
soupe  aux  légumes,  la  morue  salée  et  les  pommes  de  terre,  de 
temps  en  temps  un  peu  de  viande  de  porc  et  de  vin.  Ajoutons  à 
cela  quelques  menus  frais  pour  l'entretien  du  matériel,  soit  à  peu 
près  50  francs  par  an.  Les  impôts  directs  prennent  également 
50  francs.  Le  chiffre  des  sorties  atteindrait  donc  environ 
400  francs.  Les  grosses  dépenses  accidentelles,  comme  le  renou- 
vellement des  bœufs  dattelage,  sont  ordinairement  compensées 
par  la  vente  des  animaux  que  l'on  remplace,  sinon  c'est  une 
perte  qui  retombe  lourdement  sur  le  budget. 

Si  nous  comparons  maintenant  les  chiffres  indiqués  plus  haut, 
nous  voyons  qu'à  force  de  travail  et  de  frugalité,  ces  braves  genS 
réussissent  à  constituer  une  petite  épargne,  qui  leur  a  permis 
d'augmenter  leur  modeste  domaine  de  quelques  arpents. 

Les  paysans  de  cette  catégorie  ont  à  craindre  avant  tout  deux 
calamités  :  la  mauvaise  récolte  et  la  maladie.  Elles  sont  heureu- 
sement rares.  Bien  que  ces  gens  ignorent  l'hygiène,  leur  santé 
est  bonne  et  régulière,  d'abord  grâce  à  la  salubrité  du  climat, 
ensuite  parce  que  les  enfants  nés  débiles  disparaissent  vite,  faute 
de  soins  éclairés.  Cette  famille  ne  connaît  guère  d'autres  dis- 
tractions que  les  fêtes  religieuses  et  les  rares  solennités  amenées 
par  les  mariages  et  les  baptêmes;  les  hommes  fréquentent  très 
peu  le  cabaret.  L'instruction  est  nulle  et  rudimentaire  ;  deux 
des  enfants,  José  et  Maria,  savent  seuls  lire  ;  les  autres  sont 
illettrés.  Il  y  a  cependant  dans  la  paroisse  une  école  gratuite, 
mais  elle  est  peu  fréquentée,  la  loi  sur  l'instruction  obliga- 
toire   étant  fort    mal   observée.   Nous  verrons   d'ailleurs  dans 


LA  PETITE  CULTURE  DANS  LE  NORD.  77 

la  suite  que,  dans  bien  des  cas,  les  écoles  sont  insuffisantes. 
Les  Fernandes  sont  catholiques  et  pratiquent  assidûment  leur 
religion,  fait  encore  assez  général  dans  les  campagnes  du  nord. 

Les  charges  publiques  supportées  par  cette  famille  sont  les 
suivantes  :  impôts  directs  payés  à  la  commune,  1  milreis 
(5  fr,  55);  à  l'État,  8  mih'eis  (kk  fr.  ïO);  les  impôts  indirects 
peuvent  être  évalués  à  20  francs  environ.  Fernandes  a  été  soldat, 
et  son  fils  Francisco  accomplit  en  ce  moment  son  service  mili- 
taire. 

En  sa  qualité  de  contribuable  payant  l'impôt  direct,  le  père  est 
électeur  municipal  et  politique. 

Le  type  que  nous  venons  de  décrire  sommairement  est  assez 
répandu  dans  toutes  les  vallées  basses  et  moyennes  du  nord  du 
pays.  Les  gens  plus  aisés  sont  rares  ;  beaucoup  de  familles  ont  une 
situation  plus  précaire  encore,  parce  que  l'étendue  de  leur  pro- 
priété est  plus  restreinte.  Ce  sont  donc  le  petit  fermier  et  le 
paysan  petit  propriétaire,  souvent  même  propriétaire  indigent, 
qui  mènent  la  culture  dans  toute  la  région.  C'est  dire  qu'elle  ne 
peut  être  ni  éclairée,  ni  progressive,  ni  très  productive.  En  fait, 
elle  demeure  stagnante,  faute  de  direction  et  de  capitaux. 


m.    —    VIGNERON    DE    LA    REGION    Ul     DOURO. 

Le  fleuve  Douro,  l'un  des  principaux  cours  d'eau  de  la  pénin- 
sule ibérique,  prend  sa  source  sur  les  plateaux  castillans,  forme 
pendant  quelque  temps  la  frontière  entre  l'Espagne  et  le  Por- 
tugal, puis  traverse  ce  dernier  pays  en  suivant  presque  exacte- 
ment la  direction  est-ouest.  lia  creusé  dans  le  massif  de  granits  et 
de  schistes  qui  forme  rossaturedelarégion,unsillon  profond,  très 
étroit  dans  la  partie  supérieure  delà  vallée,  plus  large  et  moins 
abrupte  dans  la  partie  inférieure.  Cette  dernière  présente  en 
outre  des  caractères  bien  particuliers.  Les  brises  de  l'océan  la 
parcourent  presque  sans  obstacles  et  lui  apportent  une  assez 
grande  humidité.  Elle  est  abritée  des  vents  froids  du  nord  par  les 
montagnes  du  Tras  os  Montes,  ce  qui  lui  procure  un  climat  d'une 


78  I-A    VIE    RURALE. 

douceur  exceptionnelle.  Aussi,  on  y  rencontre,  spécialement 
sur  la  rive  droite,  une  végétation  magnifique,  rappelant  souvent 
celle  des  Algarves  '.  L'amandier,  par  exemple,  ne  se  rencontre 
guère,  sauf  exception,  que  dans  celte  dernière  province,  et  sur 
la  rive  droite  du  Douro.  Aussi  a-t-on  coutume  d'appeler  cette 
région  le  jardin  du  Portugal  ;  à  la  vérité,  le  Portugal  entier 
pourrait  être  un  splendide  jardin,  si  la  population  savait  ou  pou- 
vait en  tirer  le  meilleur  parti. 

La  région  du  Douro  donne  en  abondance  le  maïs,  les  céréales, 
les  légumes,  les  fruits  et  l'huile.  Mais  son  produit  le  plus  réputé 
et  le  plus  important  est  le  vin.  On  récolte  plusieurs  qualités, 
presque  toutes  estimées,  mais  la  plus  célèbre  est  celle  que  l'on 
connaît  partout  sous  le  nom  de  vin  de  Porto,  ville  qui  est  le  centre 
principal  de  groupement  et  d'expédition.  Le  porto  est  un  produit 
très  spécial  qui,  comme  le  Champagne  et  d'autres  vins,  n'est 
pas  livré  tel  quel  au  consommateur.  Pour  acquérir  les  qualités 
qui  ont  fait  sa  renommée,  il  doit  être  conservé  quelque  temps, 
mélangé,  enfin  additionné  d'eau-de-vie.  Depuis  longtemps,  des 
maisons  anglaises  ont  acquis  un  bon  nombre  de  vignobles  qui 
donnent  le  vin  propre  à  faire  du  porto,  et  organisé  des  installa- 
tions considérables  pour  la  fabrication,  la  conservation,  le  trai- 
tement et  l'expédition  de  la  précieuse  liqueur,  qui  est  vendue  et 
consommée  principalement  en  Angleterre.  A  côté  des  comptoirs 
anglais,  il  existe  des  maisons  portugaises,  parfois  fort  impor- 
tantes, qui  font  des  affaires  principalement  avec  l'Amérique  du 
Sud  et  l'Afrique.  Quelques  établissements  allemands,  français  et 
autres  travaillent  aussi  à  Porto  dans  la  spécialité  des  vins.  On 
estime  à  70  ou  80  millions  de  francs  la  valeur  des  vins  exportés 
chaque  année  par  le  Portugal,  dont  45  à  50  millions  pour  la  seule 
ville  de  Porto.  Sur  ce  dernier  chiffre,  les  vins  fins  représentent 
au  moins  30  millions  de  francs.  On  voit  qu'il  s'agit  ici  d'intérêts 
considérables,  on  peut  dire  même  de  la  source  la  plus  impor- 
tante de  l'exportation  portugaise. 

Cependant  la  production  vinicole  est  loin  de  recevoir  partout 

1.  V.  plus  loin  les  monographies  du  journalier  de  Conceiçuo  et  dupaysan-propric- 
taire  de  Monchique. 


LA    l'ETlTK    Cl  l/riRE    DANS    I.E    NORD.  79 

en  Portugal  les  soins  minutieux  qu'elle  exige  pour  donner  les 
meilleurs  résultats.  Sans  doute,  les  propriétaires  de  grands  crûs, 
souvent  étrangers,  ont  org-anisé  leurs  installations  en  tenant 
compte  des  progrès  modernes.  Mais  l'immense  majorité  des  viti- 
culteurs est  formée  de  petits  paysans  dépourvus  des  connais- 
sances et  du  matériel  nécessaires  pour  bien  fabriquer  leur  vin. 
Il  va  sans  dire  que  la  qualité,  le  g"oùt  et  la  conservation  du  pro- 
duit soutirent  notablement  de  cet  état  de  choses.  En  Portugal, 
il  en  est  du  vin  comme  de  l'huile  d'olives,  la  matière  première 
est  bonne,  souvent  excellente,  mais  le  travail  d'élaboration  est 
souvent  médiocre,  faute  d'une  direction  éclairée  et  d'un  bon 
outillage.  C'est  ce  dont  nous  allons  nous  rendre  mieux  compte 
en  étudian